Chapitre 47 Passé décomposé - Partie 9

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 C'en était trop pour Halbarad. Il se rua sur le vieil homme et le déséquilibra d'un coup d'épaule. Il quitta la pièce en trombe et dévala l'escalier en laissant derrière lui le rire sinistre de son seigneur. En bas des marches, le garde semblait s'être défendu mais avait été mordu en plusieurs endroits et n'avait pas survécu. Lorsque Halbarad passa à sa portée, il tendit le bras dans sa direction. Sans s'arrêter, Halbarad lui trancha la main d'un coup d'épée.

 Dans le hall du château, l'épidémie avait commencé. Plusieurs personnes avaient été mordues, probablement par le vieil homme, et elles attaquaient maintenant ceux qui étaient venus les secourir. En temps normal, Halbarad serait venu en aide à toutes ces personnes, mais à cet instant son esprit était focalisé sur Lucy. Il sentait que son corps était parcouru de tremblements, et une douleur lancinante lui perçait les tempes à chaque fois qu'il entendait la voix de Teon Garaney lui répéter ces mots tue, mord, attaque... Mais Halbarad tint bon et retourna à l'auberge en quelques minutes. Il trouva la pièce principale complètement vide.

- Il y a quelqu'un, demanda-t-il à haute voix.

- En haut, lui répondit une voix masculine.

 Halbarad souffla, soulagé. Si ce que Teon Garaney avait dit était vrai, et que Lucy souffrait autant que lui en ce moment, il était content qu'elle n'ait pas été seule pour traverser cela. Il grimpa l'escalier quatre à quatre et vit à l'expression du jeune homme que la situation était préoccupante.

- Comment va-t-elle, demanda-t-il sans tarder.

- Ce n'est pas reluisant. Nous avons pansé sa plaie et l'avons aidée à se mettre au lit, mais la fièvre l'a gagnée et je crois qu'elle délire. Je lui ai dit de se reposer, mais elle est très agitée.

- Par tous les dieux. Vous a-t-elle mordu ?

- Pardon ?

- Est-ce qu'elle vous a attaqué ? Est-ce qu'elle a essayé de vous mordre, s'impatienta Halbarad.

- Non bien sûr, s'étonna le jeune homme. Lucy est la plus douce des femmes. Il faut sans doute plus qu'une simple fièvre pour la rendre violente.

- Puissiez-vous avoir raison, murmura Halbarad. Merci d'être resté jeune homme, dit-il en lui serrant la main. Je m'occupe du reste. Appelez votre amie et rentrez chez vous. Mais prenez garde. Ce soir les rues de la ville ne sont pas sûres.

 Lorsque Halbarad croisa la jeune femme dans le couloir, il fut pris d'une violente crise et il dut se soutenir au mur en attendant que la voix de son maître disparaisse. Il tituba ensuite jusqu'à la porte de sa chambre. La pièce n'était éclairée que par une bougie posée sur la table de chevet. Halbarad s'approcha de sa femme et découvrit qu'elle était pâle comme un linge. Des gouttes de sueur perlaient sur son front, et ses mains étaient glacées. Elle leva les yeux sur Halbarad et ne sembla pas le reconnaître tout de suite. Puis ses yeux s'illuminèrent et un sourire se posa sur son visage.

- Tu es rentré, dit-elle dans un souffle. J'ai fait d'horribles cauchemars.

- Je sais. Et je crains que la réalité ne soit encore pire. Le seigneur, non, Teon Garaney est devenu fou. Il va détruire la ville et tous ses habitants. Nous devons fuir. Ce soir. Demain au plus tard.

- Je me sens si faible Halbarad. Je ne crois pas que je pourrais me lever.

- Nous ne pouvons pas rester là ma chérie.

- Mais que se passe-t-il enfin ?

- Teon... Il veut tuer tous les habitants et les transformer en monstres. Il se sert de sa sorcellerie. Je l'ai vu de mes yeux, c'est affreux.

- Alors... Alors ce n'était pas un rêve. J'ai vu des images dans ma tête. J'ai vu des gens mourir. Je les entends aussi clairement que si c'était moi qui les tuais, dit Lucy en pleurant. J'entends sa voix, j'entends des cris dans ma tête.

 Elle se redressa dans un état de panique extrême. Halbarad dut l'attraper par les poignets et la maintenir contre son oreiller pour la calmer.

- Tout va bien se passer. Je suis là maintenant. Je ne les laisserais pas te faire du mal. Nous allons rester ici cette nuit et nous reposer, et demain nous partirons. Loin de la ville, loin de Teon et loin de ces monstres.

- Tout va bien se passer, tu me le promets ?

- Je te le jure.

- Alors je te crois. Tu ne m'as jamais menti.

- Jamais. Je t'aime trop pour ça.

- Je sais. Je t'aime aussi. Tu as toujours été un excellent mari.

- Je le serais encore, promit-il en déposant un baiser sur ses mains.

 Lucy lui sourit et ferma les yeux paisiblement. Halbarad posa sa tête sur la poitrine de sa femme et se détendit en écoutant sa respiration régulière. Il ferma les yeux et s'assoupit.

 Quand il se réveilla en sursaut, la bougie était entièrement consumée. Il s'apprêta à se redresser, mais il se rendit compte qu'il ne sentait plus le souffle de Lucy sur sa nuque. Il plaqua son oreille contre la poitrine de sa femme, mais il n'entendit pas son cœur battre. Il se releva et fouilla à tâtons le tiroir de la table de chevet à la recherche d'un briquet et d'une nouvelle bougie. Lorsque la maigre flamme éclaira la pièce, Halbarad regarda sa femme et comprit immédiatement que c'était fini. Son visage était si serein qu'on aurait pu croire qu'elle dormait, mais sa peau était si pâle qu'il était évident que la vie avait quitté son corps. Halbarad fondit en larmes et serra sa femme contre lui.

- Tout est de ma faute. Je suis désolé ma chérie. Tellement désolé.

 Halbarad resta ainsi de longues minutes. Il ne pouvait se résoudre à lâcher le corps de sa femme. Soudain, il sentit que celle-ci bougeait. Il s'écarta légèrement et vit que son visage était contracté, émacié.

- Non, je vous en supplie pas ça, pas elle, murmura-t-il en redoutant la suite.

 Lucy redressa la tête et ouvrit les paupières, dévoilant ses yeux laiteux et vides de toute expression. Halbarad la lâcha et s'écarta vivement. Lucy tendit les bras, bascula en avant et tomba du lit avec un bruit sourd. Elle rampa pour tenter d'attraper Halbarad, qui recula jusqu'à la porte.

- Je t'en prie mon amour ne fais pas ça, la supplia Halbarad.

 Mais quand Lucy se releva lentement et le regarda en claquant ses dents, il comprit que rien ne pouvait l'empêcher de l'attaquer. Il tira son épée et se prépara à se défendre, mais même s'il ne restait rien de l'esprit de la femme qu'il avait aimée, il ne put se résoudre à la frapper. Il se rappela soudain que Teon Garaney contrôlait le corps de ses victimes. Il ne voulait pas laisser sa femme subir un tel sort. Il leva son bras, mais fut incapable d'abattre son arme. Il voulait libérer Lucy de sa malédiction, mais il ne pouvait pas s'en prendre à elle. Il laissa retomber son bras et fit un pas en arrière.

- Pardonne-moi ma chérie, je ne peux pas faire ça.

 Halbarad traversa le couloir et descendit l'escalier en toute hâte, car Lucy s'était lancée à sa poursuite. Il renversa les tables et les chaises pour la ralentir et s'élança à l'extérieur. Il ferma la porte de l'auberge à double tour derrière lui, et entendit Lucy se jeter de toutes ses forces contre le panneau de bois. Halbarad s'adossa à la porte et se laisse glisser jusqu'au sol. Il prit sa tête dans ses mains et recommença à pleurer.

 Il resta prostré ainsi de longues minutes, et chaque coup que Lucy donnait contre la porte lui provoquait un nouveau sanglot. Peu à peu, un sentiment étrange s'empara de lui. Ses larmes se tarirent, et un curieux sentiment de satisfaction le gagna. Il se surprit même à sourire. Comment pouvait-il ressentir cela alors que sa vie entière venait de basculer dans l'horreur ? Il aurait voulu rester là toute la journée pour pleurer, mais rien n'y faisait, il ne ressentait plus aucune tristesse. Au lieu de cela, il jubilait. À tel point qu'il se surprit à rire.

 Puis il réalisa que ce n'était pas lui qui riait. Le rire était en fait celui, sinistre, de son maître, qui résonnait dans sa tête. Halbarad hurla de rage. Cela ne suffisait pas à ce monstre de lui avoir détruit la vie, il lui volait aussi son deuil. C'en était trop. Teon Garaney allait payer pour ses infamies.

 Halbarad essuya son visage et se releva d'un mouvement résolu. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'il regarda autour de lui et réalisa que la situation en ville était devenue chaotique. L'aube pointait tout juste, mais cela suffit à lui révéler que la rue grouillait déjà de monstres sous le contrôle de Teon Garaney. De nombreuses portes avaient été défoncées, et des morceaux de verre jonchaient le sol sous les vitrines brisées. Les monstres avaient dû attaquer les habitants avant leur réveil, et ces derniers n'avaient pas eu le temps de se défendre.

 Rien qu'autour de lui, Halbarad dénombra au moins une trentaine de ces monstres. Étrangement, ils ne l'attaquèrent pas. La plupart le regardaient avec envie ( ou ce qui y ressemblait sur leur visage sans expression ) mais quelque chose semblait les retenir. Halbarad comprit que c'était leur maître qui les en empêchait. Il en profita pour les repousser et s'élança à travers les rues. Il entendit son maître rire dans sa tête et lui dire :

- Fuis, fuis lâchement. Tu finiras par me supplier de te reprendre.

 Halbarad lui répondit à voix haute, en espérant qu'il puisse l'entendre via son esprit.

- Je n'ai pas peur de toi, et je n'ai pas besoin de ta pitié. Tu vas payer pour tout ce que tu as fait.

 Il était arrivé à la place centrale, qui était totalement déserte. La cour du château, qui tremblait sous les cris lorsqu'il l'avait quittée, était désormais incroyablement silencieuse. Halbarad leva la tête vers la tour la plus haute et cria à pleins poumons :

- Descends et bats-toi comme un homme !

 Pendants de longs instants, rien ne se passa, puis une cloche sonna derrière l'enceinte du château, et immédiatement après une silhouette se dessina dans l'ombre du pont levis. Halbarad pensa d'abord que Teon Garaney avait accepté son défi, mais une deuxième silhouette apparut, puis une troisième, et très vite une cohorte de gens infectés sortit du château à sa rencontre. Il reconnut les domestiques et les gardes du château. Nul ne semblait avoir été épargné.

 Mais Halbarad était dans une colère noire et il n'allait pas faire de sentiments. Il leva son arme et frappa. Pendant plusieurs minutes, il trancha les chairs et fit couler le sang de tous les monstres qui passèrent à sa portée. Quand le dernier de ses assaillants tomba sous ses coups, Halbarad poussa un cri de triomphe et héla à nouveau le maître du château.

- C'est tout ce que tu as ? C'est ça ton armée immortelle ?

 Pour toute réponse, Halbarad reçut une violente migraine, et il entendit la voix de Teon Garaney lui murmurer un seul mot :

- Présomptueux.

 Alors que Halbarad tombait à genoux sous le coup de la douleur, il vit ses ennemis bouger et se relever. Il était pourtant persuadé d'avoir touché la plupart d'entre eux en des endroits vitaux. Il ne comprenait pas comment ils pouvaient encore tenir debout. Halbarad se releva péniblement à son tour en s'appuyant sur son épée et s'apprêta à combattre à nouveau, mais cette fois avec moins de morgue.

 Avant qu'il puisse lever son arme, d'autres monstres sortirent de la cour du château et des rues voisines. Des centaines de morts avançaient vers lui à pas lents. Il allait bientôt être encerclé. Il perdit alors toute confiance, et il prit peur. Malgré tout ce qu'il avait dit, et bien qu'il ait tout perdu, il avait peur de mourir. Il fit volte-face et s'enfuit à toutes jambes à travers la seule ruelle qui était déserte.

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