Chapitre 4 Un serviteur dévoué - Partie 1

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  Le vieux Kundall vivait au palais depuis de très nombreuses années. Pour tout dire, il y avait vécu toute sa vie. Il n'appartenait pas à la famille royale, il n'avait même pas une goutte de sang bleu dans les veines. Il venait d'une des nombreuses familles de domestiques qui étaient au service du roi. Travailler au palais était bien sûr un honneur, et la famille royale avait toujours traité ses domestiques avec égards, mais il n'était pas dupe. Malgré le prestige qui semblait accompagner sa charge, il n'était qu'un majordome comme les autres.

 Il n’oublierait jamais la joie de son père lorsqu'il était entré au service du roi Anthestène. Il officiait auparavant chez un noble de la cour, qui l'avait en quelque sorte offert au roi en cadeau, afin de s'attirer ses bonnes grâces. Kundall n'était encore qu'un enfant, et la fierté de son père avait déteint sur lui. Il se rappelait avoir arpenté les couloirs du palais avec un air de triomphe sur le visage. Il avait croisé quelques enfants de domestiques et s'était beaucoup vanté de son prétendu nouveau pouvoir. Puis il était rentré par mégarde dans les appartements du roi, provoquant un petit scandale, et on l'avait battu comme plâtre pour lui apprendre à rester à sa place.

 Ce qui avait été le plus douloureux pour lui, ce n'était pas la correction qu'il avait reçue, c'est le fait que son père s'était lui-même porté volontaire pour la lui infliger. Plus qu'un rappel à l'ordre, Kundall avait pris ce geste comme une vengeance de son père, à qui il avait gâché le moment de gloire. C'est ce jour qu'il avait perdu son innocence d'enfant, ainsi que ses illusions.

 Il avait grandi en nourrissant de la rancœur envers son père, et en maudissant le destin qui avait fait de lui un faible au service des puissants. Bien sûr, il était libre de quitter le palais et de se construire une autre vie ailleurs, loin de toutes ces personnes qu'il détestait, mais il était lâche, et la perspective d'un toit au dessus de sa tête et de deux repas chauds par jour lui suffisait. Ainsi, dès qu'il fut en âge de travailler, il était rentré lui aussi au service du roi. Il avait travaillé quelques temps aux cuisines, puis avait repris la charge de majordome de son père à sa mort. Kundall avait une vingtaine d'années lorsque le prince Albus était né, et il avait été désigné pour veiller sur lui. Les premiers mois avaient été très tranquilles. Il y avait une nourrice pour s'occuper du bébé en permanence, et lui-même n'avait pas grand-chose à faire.

 Le vieux Kundall s'arrêta au milieu du couloir et essaya de rassembler ses souvenirs. Sa mémoire lui faisait de plus en plus souvent défaut. Il n'arrivait plus à se remémorer le nom de cette femme. Il se rappelait bien de son fils, Jacob, qui avait six mois de plus que le prince. C'est d'ailleurs à cause de lui qu'elle avait été choisie pour s'occuper d'Albus. Le jeune prince et Jacob avaient été ce qu'on appelle des frères de lait. Le vieil homme s'en voulait un peu de ne pas se souvenir du nom de cette femme. Cela datait de près de quarante ans, mais il avait quand même vécu une aventure avec elle ! Il ne l'avait pas aimée bien sûr, mais le temps qu'il avait passé avec elle n'était pas trop désagréable. Elle n'était pas vraiment belle, mais au moins n'était-elle pas farouche, et son mari n'était ni suffisamment malin pour se douter de quelque chose, ni suffisamment fort pour chercher à se venger. Cette histoire n'était pas glorieuse, Kundall le savait, mais il n'en éprouvait aucune honte. C'est ainsi qu'il avait vécu toute sa vie, sans éclat et dans la médiocrité, et il ne s'en jugeait pas responsable. Il avait toujours pensé, depuis qu'il était enfant, qu'il était destiné à vivre ainsi, sans se faire remarquer, et en grappillant des petits plaisirs sans chercher à atteindre le vrai bonheur, comme quelqu'un qui mangerait les miettes d'un festin réservé à d'autres.

 Son aventure avec cette femme avait duré quelques mois, puis elle s'était lassée et l'avait quitté. Il n'avait pas été triste, car il ne ressentait rien pour elle. Il avait connu d'autres femmes dans sa vie, et aucune ne lui avait fait plus d'effet, pas plus que lui n'avait dû marquer leurs vies. Le jeune prince commençait tout juste à marcher, et cela avait permis à Kundall de voir d'autres visages, car le roi lui avait demandé de promener son fils dans tout le château. Le vieil homme se souvint qu'il rencontrait parfois d'autres majordomes s'occupant des marmailles de gens de la cour. L'un d'entre eux l'avait un jour décontenancé, car il lui avait demandé s'il était heureux de s'occuper du jeune Albus. Bien sûr, on lui enviait souvent sa place proche du roi, mais cet homme considérait que Albus était un gentil garçon, sans se soucier du fait qu'il était prince. Il avait lui-même la charge de deux petits, et il les considérait comme ses propres enfants. Kundall n'avait jamais compris cet attachement. Pour lui, la garde du prince n'était qu'un travail, et il ne s'était jamais vraiment intéressé à Albus. Il ne comprenait pas qu'on puisse éprouver de l'attachement pour une personne à laquelle on n'était pas lié par le sang.

 Cet état d'esprit ne changea pas avec le temps. Les années passant, le jeune prince avait appris à se débrouiller seul et un précepteur avait pris la place de la nourrice. C'était un homme sérieux et intègre, et une froide antipathie s'était immédiatement installée entre les deux hommes. Pendant plusieurs années, la vie de Kundall s'était résumée à surveiller les allées et venues du prince et à satisfaire ses caprices. En y repensant, Kundall admit que cet austère précepteur avait fait du bon travail, car le jeune prince ne lui avait jamais manqué de respect, et avait toujours été poli lorsqu'il lui demandait quelque chose. Malgré tout, Kundall ne s'était jamais attaché à lui. Albus représentait tout ce qu'il détestait : la jeunesse, la richesse, le pouvoir, la famille, le bonheur. Tout ce que Kundall pensait que le destin avait refusé de lui offrir.

 Les années avaient défilé et Albus s'était bien vite retrouvé adolescent. Ce furent les années les plus difficiles pour le majordome. Le précepteur avait été emporté par une maladie, et bien que Kundall ait ressenti une joie mesquine en lui survivant, il l'avait maudit de laisser ainsi sa place à des incapables. Plusieurs professeurs s'étaient succédés pour reprendre l'éducation du jeune prince, mais l'âge et les mauvaises fréquentations l'avaient rendu arrogant. Il échappait souvent à la surveillance de Kundall, et ce dernier se faisait tout aussi souvent réprimander. Il était même arrivé plusieurs fois que le roi refuse de lui payer ses gages du mois. Kundall acceptait tout sans rien dire, car il avait appris à se taire, mais sa rancœur envers la famille royale augmentait avec le temps. À vrai dire, Kundall mettait de moins en moins de zèle à sa tâche, car il se fichait que quelque chose puisse arriver au jeune prince.

 Un jour, alors que Albus avait quatorze ans, il s'était éclipsé et était parti en expédition avec quelques amis. Bien qu'il soit le prince, Albus n'était pas le meneur de sa bande. L'un des garçons avait emmené avec lui le fils de son domestique, un peu plus jeune qu'eux, et ils avaient tous suivis le meneur dans les jardins. Il les avait fait marcher jusqu'à un étang caché par un bosquet. Soudain, deux des garçons avaient attrapé le petit et le meneur l'avait frappé à l'estomac. Albus, qui n'était pas au courant, avait tenté de réagir, mais le meneur l'avait envoyé au tapis. Tandis qu'il reprenait ses esprits, tous les garçons s'étaient acharnés sur le petit avant de le jeter à l'eau. Albus avait plongé et l'avait ramené tant bien que mal sur la rive. Quand il y était parvenu, les autres garçons avaient disparu. Frigorifié et encore sonné par le coup qu'il avait reçu, Albus avait reconduit le petit en pleurs jusqu'au château. C'est devant les portes du palais que Kundall l'avait retrouvé dans cet état. Il lui avait demandé ce qui s'était passé, et après lui avoir juré n'y être pour rien, le prince l’avait sommé de ne pas en parler à son père. Kundall avait accepté, car il redoutait la réaction du roi à son encontre. Il avait renvoyé le petit chez lui, en lui ordonnant de se taire, et avait raccompagné Albus à sa chambre. Il l'avait soigné tant bien que mal, mais le voyou avait frappé fort, et le pourtour de son œil avait pris en quelques heures une teinte violacée.

 Ce soir-là, l'apparition du jeune prince au repas du roi avait provoqué un petit scandale. Le roi s'était levé sans un mot, plongeant toute la salle dans le silence. Il s'était excusé auprès de l'assistance, avait saisi son fils par le poignet et était sorti de la salle. Jamais le roi n'avait ainsi manqué au protocole pour une affaire personnelle, mais personne ne lui dit rien, car tous savaient que rien n'importait plus au roi que ses enfants, et en particulier son fils. Kundall était lui aussi sorti de la salle sous les regards des autres domestiques, qui commençaient déjà à chuchoter en le pointant du doigt, puis il avait couru dans les couloirs pour rattraper le roi. Celui-ci l'avait fait rentrer dans son bureau, ainsi que son fils, et avait fermé la porte à double tour, avant d'exiger des explications. Kundall avait commencé par expliquer que le jeune prince s'était blessé à son entraînement de fleuret, mais le roi lui avait coupé la parole et avait demandé à son fils de lui dire la vérité. Albus avait alors raconté toute l'histoire à son père, et lui avait présenté ses excuses pour lui avoir menti. Le roi l'avait envoyé dans sa chambre en lui promettant de le rejoindre plus tard, et de tout arranger. Dès que le garçon fut sorti, Anthestène avait saisi Kundall par le col et l'avait plaqué au mur. Il lui avait assuré qu'en tant que père, il mourait d'envie de le démolir pour avoir mis son fils en danger en le laissant sans surveillance, mais qu'en tant que roi, il ne pouvait pas se permettre un tel geste. Il l'avait donc jeté au sol en lui ordonnant de ne parler à personne de cette histoire. Il lui avait dit de passer le lendemain au bureau de son secrétaire pour prendre ses gages et sa nouvelle affectation. Le roi avait également interdit à Kundall de s'approcher à nouveau de son fils ou de ses filles.

 Kundall avait ressenti une bouffée de rage, car c'était le prince qui s'était mis dans cette situation, et lui n'avait fait que le couvrir. La colère passée, Kundall s'était dit qu'il était enfin débarrassé du prince, et que sa vie allait s'en trouver simplifiée. Mais il s'était trompé. En effet, tout le monde au palais avait cru que c'était lui qui avait levé la main sur le jeune prince, et que le roi l'avait éloigné de son fils pour le protéger. Comme le roi le lui avait interdit, il n'avait parlé à personne du groupe de voyous, et malgré les ragots qui étaient légions au palais, personne n'avait fait le rapprochement entre l'affaire du prince et le fait que plusieurs familles quittèrent le palais la même semaine.

 Après ça, Kundall n'avait pas revu Albus pendant plusieurs années. Il avait continué à vivre comme il l'avait toujours fait, en accomplissant son travail sans entrain, et en maudissant en silence la famille royale qu'il jugeait responsable de son sort. Il n'avait jamais été très apprécié des autres employés du palais, mais durant ces années, tout le monde ou presque évitait sa compagnie. Il était comme ces vieux personnages acariâtres qui vivent seuls et font office de croquemitaine dans les villages. Même si cela ne l'intéressait pas, Kundall avait appris par les autres domestiques que le jeune prince s'était assagi après cette histoire. Il écoutait les leçons de son précepteur et s'efforçait de respecter le protocole. Il traitait son nouveau majordome, ainsi que les autres domestiques, avec égards. Il avait retrouvé la compagnie de son ami d'enfance, Jacob, qui était entre-temps rentré au service du roi en travaillant aux écuries. Après quelques mois, Albus l'avait fait monter en grade, et il était désormais paladin du roi. Cette fonction lui avait permis d'avoir les clés du portail extérieur du palais, et de connaître de nombreux passages secrets, qui avaient souvent servi aux deux jeunes hommes lorsqu'ils voulaient passer la nuit en ville en toute discrétion.

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