Chapitre 2 Et le temps passa - Partie 1

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 Comme Tsu'il l'avait promis à Hank, les hembras étaient revenus à la fin de l'automne, au début du mois de Enerë, et avaient passé tout l'hiver sur Incuna. Pendant leur absence, les humains avaient travaillé sans relâche, et à leur retour, l'île était bien différente.

 Après avoir compté sur leurs réserves et les fruits de leurs chasses pendant l'hiver, les hommes avaient fait des plantations dès les premiers jours de dégel. Bien qu'aucun d'eux n'eut la moindre expérience agricole, ils s'en étaient relativement bien sortis, et avaient eu une première récolte honorable. Il n'y avait bien sûr pas eu de quoi faire bombance, mais chacun avait pu manger à sa faim toute la saison.

 Une grange avait été construite à l'orée des bois, dans laquelle ils avaient entreposé toutes leurs réserves. Ils avaient débattu longtemps quant à la gestion de ces stocks de nourriture. Une partie du groupe était d'avis de partager le fruit des récoltes en parts égales, et que chacun entrepose sa part chez lui et se débrouille pour tenir jusqu'aux prochaines moissons. Hank estimait qu'ils n'étaient pas installés depuis suffisamment longtemps, et surtout pas assez organisés pour gérer raisonnablement leurs réserves de vivres. Aussi proposa-t-il de désigner une ou deux personnes pour veiller sur les provisions et les distribuer équitablement aux personnes qui en auraient besoin. Cela permettrait selon lui de maintenir un lien entre tous les habitants de l'île, et d'éviter les excès. Après de longues discussions, cette idée fut adoptée à la majorité.

 Hank avait tenu à ce que toutes les décisions importantes soient prises collectivement, afin d'éviter les discordes et les rancœurs. Malgré tout, dans les faits, il conservait une place de leader dans l'esprit de tous, et sa voix était souvent décisive. Debbi et Indesit furent désignées pour s'occuper de la gestion de la grange, en grande partie parce qu'elles n'étaient pas des travailleuses très efficaces, et que cela évitait à tout le monde d'avoir à les supporter ailleurs. Sin fo établit un roulement avec Ellis et Tabatha pour les surveiller et éviter qu'elles ne fassent n'importe quoi.

 Avec le retour des beaux jours, beaucoup d'arbres donnèrent des fruits, permettant ainsi aux habitants de l'île de se nourrir sans puiser dans leurs réserves de céréales. La fin de l'hiver marquait aussi la fin de la période d'hibernation pour plusieurs espèces d'Incuna, ce qui facilita le travail de Archibald et Ryban, qui étaient les deux principaux chasseurs du groupe. Chaque soir, ils revenaient avec quelques pièces de gibier, qu'ils distribuaient alternativement à tous leurs compagnons.

 Hank, plus attiré par la pêche, avait construit un ponton avec des rondins et des planches, qui lui permettait de gagner quelques mètres sur la rive du lac. Tout au long du ponton, il avait installé des nasses que Selina lui avait tressées avec l'aide de ses enfants, et il allait chaque jour vérifier si des poissons ou des crustacés ne s'y étaient pas retrouvés prisonniers. Il se contenta au début de s'installer au bout du ponton et d'y lancer sa ligne pour remonter des poissons assez gros pour nourrir une ou deux personnes, mais il brigua de plus grosses prises lorsqu'il vit des poissons plus gros que lui sauter hors de l'eau près du centre du lac. Il se lança donc dans la fabrication d'une barque.

 Après plusieurs essais infructueux qui lui valurent les encouragement de Maxou et les rires de Tabatha lorsqu'il se retrouva à patauger dans le lac, il parvint à assembler une embarcation à la physionomie douteuse, mais dont les voies d'eaux ne mettaient pas en danger sa flottabilité.

 Il s'éloigna des rives avec sa barque et lança sa ligne dans les eaux plus profondes. Après environ une heure, il eut enfin une touche. Sa ligne était tendue comme un arc. Il cala ses pieds contre les bords de sa barque, s'arque-bouta et tira de toutes ses forces, mais rien n'y fit. Il ne parvint pas à remonter sa prise, et sa ligne cassa. Il vit ensuite une nageoire sortir de l'eau et avancer droit sur lui. Avant qu'il ait pu réagir, la créature avait percuté son embarcation et l'avait retournée. Fort heureusement, la créature se contenta de cela et ne s'en prit pas à Hank avant de repartir vers les profondeurs du lac. Hank poussa sa barque jusqu'à la terre ferme, où ses amis l'aidèrent à la retourner.

 Il ne s'aventura plus sur l'eau ce jour-là, mais y revint dès le lendemain avec une nouvelle ligne et du matériel supplémentaire. Sin fo tenta de le dissuader d'y aller, mais Hank refusa de rester sur un échec. Sa femme ne comprenait pas qu'il en fasse ainsi une affaire personnelle. La vérité, c'était que Hank avait été terrifié lorsque la bête l'avait attaqué, et il savait que s'il ne réagissait pas immédiatement, il n'oserait plus jamais naviguer sur le lac. Il rama donc jusqu'à l'endroit où il avait chaviré la veille. L'histoire de sa mésaventure avait fait le tour de ses compagnons, et tout le monde s'était massé sur les rives pour assister au deuxième acte. Hank jeta sa ligne, et pendant un long moment, rien se passa.

 Alors que les soleils lui chauffaient la nuque et qu'il commençait à somnoler, son corbeau Notsi à ses côtés, sa ligne se tendit. Il réagit juste à temps pour éviter que sa canne ne soit emportée. Il tira aussi fort qu'il le put pour empêcher sa prise de s'enfuir. Il en était sûr, il s'agissait de la même créature. Son corbeau avait pris son envol à la première secousse, et il survolait la surface du lac en croassant, comme pour soutenir son maître. Celui-ci lutta ainsi de longues minutes, manquant plusieurs fois de passer par dessus bord lorsque son adversaire tirait un coup sec sur la ligne, mais il tint bon, jusqu'à ce que le fil casse. À ce moment, Hank sut que la bête allait lui faire payer son audace, et qu'il n'avait que quelques secondes pour réagir. Tout comme la veille, l'animal chargea la barque de Hank. Mais cette fois-ci, le jeune homme était prêt.

 Il attrapa au fond de sa barque un harpon qu'il avait fabriqué la veille au soir, et qu'il avait fixé à la proue de son embarcation à l'aide d'une longue corde. Il se mit debout, un pied en avant et le bras droit tendu au dessus de sa tête, prêt à décocher son arme. Le poisson nagea en ligne droite jusqu'à la barque du jeune homme, et fut touché par le harpon juste avant de la heurter. La lame s'enfonça près de la nageoire dorsale sur presque dix centimètres de profondeur dans la chair. La créature blessée voulut rejoindre les profondeurs, mais Hank ne lui en laissa pas l'occasion. Il s'enroula rapidement la corde autour du bras et hala dessus aussi fort qu'il le put pour empêcher le poisson de partir vers le fond. Ce dernier se débattit, et faillit faire chavirer Hank, mais le jeune homme tint bon et remonta sa prise petit à petit.

 Dans un ultime réflexe de survie, le poisson sauta hors de l'eau et fondit sur Hank toutes dents dehors. Mais le jeune homme avait déjà été averti par un cri de Notsi. Il se saisit promptement d'un couteau et l'enfonça dans la gueule de la créature avant qu'elle ne la referme sur lui. Hank se retrouva ainsi allongé au fond de sa barque, baignant dans l'eau sale et le sang, la main enfoncée dans la gueule de la bête, qui était au dessus de lui et qui était encore parcourue de spasmes. Hank acheva la créature en pivotant la lame dans sa mâchoire, puis il la bascula sur le côté. Son poids conjugué à celui de l'eau fit s'enfoncer dangereusement la barque, mais elle resta néanmoins à flot.

 Hank resta immobile quelques minutes pour reprendre son souffle, puis il ramena son embarcation et sa prise jusqu'à la rive, où il fut reçu par une salve d'applaudissements. Archibald et Ryban l'aidèrent à hisser sa barque sur la plage et à en sortir le poisson. C'était un magnifique animal de plus de deux mètres, ressemblant à une anguille avec une gueule de requin. Ses écailles d'un bleu argenté luisaient à la lueur des soleils, bien qu'elles soient tachées de sang. Tous congratulèrent Hank pour cette belle pêche, Sin fo le traita d'idiot avant de le prendre dans ses bras, et de le repousser tout aussi vite en lui disant d'aller se laver car il sentait le poisson.

 Les habitants d'Incuna improvisèrent un grand repas ce soir-là, et tout le monde put manger un morceau du poisson, dont la chair se révéla excellente, en soupe ou en grillade. Hank conserva son crane, et le sortait quand on venait lui demander de raconter son combat contre la créature du lac. Les gens aimaient tellement se raconter cette histoire, en l'agrémentant chaque fois un peu plus, que lorsque les hembras revinrent à la fin de l'automne, certaines versions laissaient entendre que Hank avait affronté une créature mythologique de plusieurs dizaines de mètres.

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