Chapitre 1 Ts'ing Tao - Partie 2

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 Arrivé près des rives, Reg'liss sortit d'une des poches de sa veste une petite boite en bois d'où il tira une pincée de poudre rouge. Il s'accroupit pour en former un tas sur le sol qu'il enflamma à l'aide d'un briquet en silex. Dès que la poudre crépita, il recula vivement pour éviter l'éclair pourpre qui s'éleva dans les airs avant d'exploser quelques mètres au dessus de lui. Le jeune homme balaya les cendres restantes d'un coup de talon et s'assit dans l'herbe pour patienter.

 Après plusieurs minutes, il vit une petite embarcation s'approcher à une vitesse telle qu'elle paraissait animée d'une volonté propre. La barque ralentit un peu avant d'atteindre la rive, et parcourut les derniers mètres en glissant silencieusement sur l'eau. Reg'liss sortit une pièce d'argent de sa poche pour payer le passeur et s'installa à la proue. Il prit le morceau de viande crue que lui tendait l'homme et le jeta vers l'eau. C'est alors qu'apparut la tête d'un cheval à la crinière constituée de joncs, qui attrapa la viande au vol et la dévora goulûment. Son repas avalé, la créature consentit à plonger et à tirer ses passagers vers Ts'ing Tao.

– Ton kelpy à l'air en pleine forme, dit Reg'liss pour entamer la conversation.

– Oui, il adore la fin de l'automne. On pourrait croire que ce n'est pas agréable de nager dans une eau aussi froide, mais lui n'est jamais aussi rapide que l'hiver.

– Pour ma part, tu ne me ferais plonger là-dedans pour rien au monde.

– Tu vis sur les rives du lac, mais tu en as peur, demanda le passeur légèrement surpris.

– Premièrement je n'ai pas choisi, répondit le jeune homme avec un rictus, et deuxièmement, c'est mieux que de vivre dessus, non ? Et je n'ai pas peur de l'eau. Seulement, on ne sait pas ce qu'il y a au fond de ce lac.

– À priori, toutes sortes de poissons, mais je n'en ai jamais péché qui soient plus gros que mon kelpy. Il y a une légende au village, se rappela l'homme en pointant son index sur Reg'liss, qui prétend qu'un monstre habitait le lac quand nos ancêtres sont venus sur Incuna, et qu'un de ces hommes se serait battu avec cette créature gigantesque.

– Je suis bien content de ne pas avoir vécu à cette époque.

– Tu sais, on n'a jamais rien retrouvé prouvant que le monstre était mort. Et je peux te le dire, il m'arrive de voir des ombres au fond de l'eau. Une fois, j'ai même failli chavirer, et j'ai vu une nageoire grosse comme mon bras juste à côté de ma barque.

– Comme ton bras, demanda Reg'liss impressionné.

– Comme je te le dis ! D'ailleurs depuis ce jour là, je ne suis jamais vraiment tranquille quand je dois traverser le lac, lui répondit le passeur sur le ton de la confidence.

 Reg'liss s'avança un peu plus vers la proue et se pencha en avant pour regarder sous l'eau. Soudain le canot s'ébranla comme sous l'effet d'un coup violent. Reg'liss poussa un cri et s'accrocha de toutes ses forces à l'embarcation. Puis il entendit le passeur éclater de rire. Devant son air satisfait, le jeune homme comprit que c'était lui qui avait fait tanguer sa barque.

– C'est très malin, vraiment.

– C'était pour rire ! Il ne faut pas m'en vouloir, je n'ai pas beaucoup de clients à cette période.

 Reg'liss répondit par un grognement et tourna le dos au passeur pour regarder droit devant lui. Tandis qu'ils discutaient, le kelpy avait déjà parcouru la moitié du lac, et ils pouvaient voir les contours de la ville émerger de la brume matinale.

 Reg'liss sourit en la voyant. Bien qu'il vive sur les bords du lac, il adorait cette ville. C'était là que vivaient tous ses amis, et c'était là qu'il avait été à l'école lorsqu'il était enfant. Il avait tant de bons souvenirs dans cette ville. Il s'y était si souvent promené avec ses parents. Et puis un jour, ses parents étaient partis pour un voyage dans le sud du royaume et n'en étaient jamais revenus. Reg'liss ignorait ce qui leur était arrivé. Ils avaient envoyé quelques lettres, et puis subitement, plus rien.

 Il avait attendu, longtemps, mais après un an sans nouvelles, le garçon avait fini par se rendre à l'évidence. Il était arrivé un malheur à ses parents, et ils ne rentreraient jamais. Tout ce qui lui restait d'eux, c'était une image accrochée au mur et quelques lettres. Reg'liss s'avoua amèrement que cela faisait bien longtemps qu'il avait oublié la voix de ses parents, et qu'il aurait probablement oublié leurs visages aussi s'il n'avait pas eu un sépia d'eux accroché dans sa chambre. Reg'liss avait eu le temps de faire son deuil, et il était heureux de sa vie chez son oncle, mais il regrettait une chose : il ne savait pas pourquoi ses parents étaient partis. Lui-même était trop jeune pour s'en souvenir, et son oncle lui avait toujours répété que sa sœur était venue un soir chez lui en lui demandant de garder son fils et en promettant de revenir bientôt. Elle avait embrassé son fils et était partie sans se retourner.

 Le passeur tira Reg'liss de ses souvenirs en lui demandant :

– Au fait, pourquoi vas-tu en ville de si bonne heure ?

– J'ai besoin de me changer les idées, répondit son passager en tournant légèrement la tête vers lui, et aussi de voir du monde. Ça fait des jours que je ne parle qu'avec mon oncle, et il n'est pas toujours très causant.

– Ça tombe bien, tu vas être servi avec tous les marchands qui sont déjà arrivés.

– Quels marchands ?

– Eh bien, ceux qui se sont installés en ville pour le tournoi.

– Le tournoi ? Tu veux dire LE tournoi, s'exclama Reg'liss en se tournant complètement cette fois. Quand est-ce qu'il aura lieu ?

– Quoi tu n'es pas au courant, s'étonna le passeur. Ça commence demain, toute la ville ne parle plus que de ça depuis trois semaines !

– Je te l'ai dit, je n'ai presque pas quitté la ferme ces derniers temps, se justifia Reg'liss.

– Je ne pensais pas que vous étiez aussi isolés, Krabs et toi. Je peux comprendre que tu n'aies pas vu arriver les marchands par le sud, mais comment ne t'es-tu pas rendu compte qu'ils avaient construit une arène ? Ce n'est pourtant pas très loin de chez toi.

– J'ai bien entendu des bruits ces derniers jours, mais je n'ai pas pris le temps d'aller voir.

– Bon, maintenant que tu le sais, est-ce que tu vas participer ?

– Honnêtement je ne pense pas, répondit Reg'liss après un instant de réflexion. Je suis encore un peu jeune, et je ne crois pas être fait pour ces choses-là.

 Tous les habitants d'Incuna possédaient des dons plus ou moins développés en matière de magie. Cette particularité était endémique de l'île, et comme les habitants vivaient en quasi-autarcie, le secret de leurs capacités n'avait jamais attisé la curiosité de personnes mal intentionnées.

 Ces dons étaient évidemment très pratiques dans leur vie quotidienne, mais ils servaient également une fois tous les sept ans, lorsque tous les habitants de l'île se réunissaient et s'affrontaient à travers diverses épreuves visant à designer le plus fort et le plus habile de tous, celui qui remporterait le droit de diriger le village jusqu'au prochain tournoi. Ce mode de sélection avait été mis en place à une époque plus troublée, lorsque les tensions aux frontières étaient fréquentes, et que l'île était parfois menacée par des attaques de tribus étrangères.

 Depuis plusieurs décennies, Ts'ing Tao n'entretenait que des relations commerciales avec les îles voisines, mais la tradition avait perduré. L'actuel chef, Hogarth Ni, avait déjà gagné trois fois, ce qui constituait un record.

– Et même si je passais les éliminatoires, je n'aurais aucune chance contre Hogarth, reprit Reg'liss. Il a toujours été mon chef, comment pourrais-je l'affronter ?

– Rassure-toi il ne participera pas cette année, dit le passeur.

– C'est vrai ?

– Oui, il dit qu'il commence à se faire vieux.

 Ils étaient maintenant parvenus à Ts'ing Tao, et tandis qu'il disait cela, le passeur arrimait sa barque au ponton. Reg'liss descendit et l'homme conclut avec un clin d'œil :

– Mais je crois surtout qu'il a peur de perdre contre une certaine personne.

 Reg'liss ne voyait pas du tout de qui il pouvait bien parler, mais se contenta de lui adresser un sourire avant de s'éloigner.

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