VI - Les graines de la révolte

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VI - Les graines de la révolte


A cet instant, le préfet Udersco, ainsi que deux autres hommes s'avancèrent vers eux en ployant le genou et la tête vers la terre. L’un d’eux retint plus vivement l’attention de l’empereur. Il s’appelait Bagrat Belmire et n’était autre que son neveu. Lassé de ses innombrables supplications, Raphaël Belmire VI avait fait de lui le préfet de l’Oaeda, l’une des régions les plus fertiles de l’empire. Bragat n’était pas un mauvais administrateur, mais ce n’était pas non plus un excellent préfet. Oisif, il confiait généralement les tâches quotidiennes à un gestionnaire à sa botte et sa vie privée plutôt débridée (il organisait des orgies en plein milieu des repas) entachait l’image d’autorité qu’il essayait de se construire. Mais, étrangement, l’empereur lui laissait tout passer. Peut-être parce que Bagrat se donnait beaucoup de mal pour lui plaire. Il admirait son oncle et ne se privait pas de le dire, allant jusqu’à calquer sa gestuelle sur la tienne. Un tyran en herbe, osait-on murmurer entre les murs de son château.

  •   Votre Majesté, commença le préfet Udersco, je tiens à vous signifier encore toute ma gratitude pour vous occuper ainsi de ma fille souffrante. C’est une chance qu’elle puisse bénéficier des meilleurs soins ici.

Le souverain se leva et s’avança vers lui, posant délicatement sa main sur sa tête baissée et lui signifiant de se relever.

  •  Mon ami, c’est normal, répondit-il, il s’agit de la femme de mon fils, de ma propre belle-fille et surtout de ta fille. Je ferai tout en mon pouvoir pour qu’elle vive.

Et il saisit le pauvre homme dans ses bras dans un échange fraternel.

  •  Nous le souhaitons tous, fit Bagrat.
  •   Ha, Bragat  ! Depuis combien de temps n’ai-je pas vu ta carcasse  ?, ricana le souverain en l’empoignant plus chaudement encore que le premier.
  •   Pas assez longtemps !...
  •   Majesté, j’aurais souhaité que l’on se revoit dans de meilleures circonstances, dit le troisième homme plutôt bourru.
  •   Préfet Cherdan Glaslow, je l’aurais souhaité aussi mais la vie est ainsi faite, dit le souverain en lui serrant la main.

Tous s’accordèrent sur ce point et hochèrent la tête.

  •   Avez-vous fait bonne route, au moins  ?, s’enquit l’empereur.
  •   Et bien, le chemin m’a paru plus long que les précédentes fois où je m’étais rendu à Oniris, répondit Bagrat en soupirant, c’est à croire que les récoltes seront très mauvaises cette année. Pas une seule fois je n’ai vu un champ de blé ou de maïs qui ne soit entièrement intact. D’habitude, les arbres ont toujours un maigre feuillage en saison sèche mais là il ne restait que les branches, et encore… Tout cela paraissait bien morne et poussiéreux. Et tous ces mendiants sur les routes, j’ai bien cru me faire attaquer à mi-parcours.
  •   Tu aurais pu faire comme moi et prendre un bykal, plaisanta le préfet Glaslow, avec ces bestiaux, tu voles et tu t’évites la puanteur des gueux. Et je ne parle même pas du gain de temps…
  •  Tout le monde ne vit pas au-dessus de ses moyens, répliqua Bagrat, et je n’ai pas encore oublié ce qui me nourrit.
  •   Le lait maternel  ?, ironisa l’empereur.
  •   Non, répondit Bagrat qui feignit de ne pas relever, la terre et les gens qui la cultivent. Traverser le pays en carrosse, il n’y a rien de mieux pour se rapprocher des simples gens.
  •   J’ai su que les récoltes n’étaient pas bonnes cette année, reprit Raphaël Belmire VI, mais je doute qu’elles soient si catastrophiques que ça. Après tout, ce n’est pas la première fois que cela arrive. Vous vous en sortez très bien dans les régions que vous administrez, n’est-ce pas  ? Lorsqu’il faut trancher et couper dans les rations quotidiennes pour la survie de tous, personne n’a rien à redire. Il y a et il y aura toujours des pauvres et des bouches en trop à nourrir. Je ne vous apprends rien. Par contre, ce qui m’insupporte, c’est le désordre. Le comté de  Vourc, c’est lui qui me donne le plus de fil à retordre en ce moment. Cette rébellion n’a que trop duré. Ces paysans incultes pensent pouvoir me défier encore longtemps à ne pas cultiver leur terres pour protester contre leurs conditions de travail. 

Cherdan sembla soudainement maussade.

  •   Votre Majesté je suis désolé d'avoir échoué, dit-il sur un ton pénitent, je sais que vous m'aviez donné les clefs du comté de Vourc et je pensais réellement en venir à bout. A croire que les menaces et la torture ne suffisent plus de nos jours.
  •   Ce n'est rien, préfet Glaslow, je sais qu'administrer deux régions en même temps n'est pas chose aisée. Mais la situation s'est progressivement dégradée et je suis content que ce mariage nous donne l'occasion d'en parler de vive voix. J'ai entendu la colère monter à votre endroit.

Le préfet poussa un hoquet de nervosité.

     -  Les rumeurs de rébellion circulent vite, poursuit l'empereur, cela fait mauvais genre et je ne souhaite pas que le comté de Vourc embrase les autres régions en donnant des idées aux autres paysans.

  •  Bien sûr que ça leur donne des idées de soulèvement, renchérit Bagrat, j’ai dû en mater deux ou trois pour l’exemple, pour faire peur aux pendards de mon côté. Alors, certes, nous nous en sortons au bout du compte mais nous sommes loin d’être tirés d’affaire. J’ai dû revoir les salaires à la baisse afin de faire face cette année.
  •   Ce qu’il faut c’est rétablir la stabilité dans le comté, intervint le préfet Udersco d’un ton calme et mesuré, cette région est une poudrière qui ne demande qu’à être allumée, Votre Majesté. C’est la grosse question sur laquelle s’écharpent nos législateurs en ce moment au Sénat.
  •   Je pense avoir trouvé un début de solution, dit l’empereur en cherchant Edmond Lizard dans la foule.
  • Il croisa enfin son regard et lui signifia d’approcher, ce que ce dernier fit. A sa vue, le préfet Udersco s’exclama  :

    - Un revenant  ! Edmond, je ne t’avais même pas reconnu  !

    Il alla le saluer d'un geste débonnaire.

    - Messieurs, je reviens de loin, plaisanta le père d’André avec un sourire embarrassé.

    Bragat lui serra la main chaleureusement, Cherdan fut plus circonspect.

     - Que nous vaut ce retour, Edmond  ?, s’enquit Bagrat, inquisiteur.

    - J’ai rendu son titre et ses terres au comte Lizard, répondit l’empereur avec emphase, il a toujours été très apprécié et respecté auprès de ses gens. Je suis convaincu qu’en revenant sur ses terres, il rétablira l’ordre et la stabilité. C’est en tous cas la mission que je lui ai confiée. Et j’ai bien besoin de son aide. Cherdan, tu n’auras plus à te soucier du comté de Vourc et tu pourras enfin rentrer à Rakulick.

    Cette nouvelle ne fut accueillie que fraichement par l’assistance. Le préfet Glaslow acquiesça mais ne sauta pas non plus de joie. En son for intérieur, il était plutôt soulagé qu’on le décharge ainsi d’un si lourd fardeau, mais il voyait son remplacement comme un aveu de défaite à son endroit et cela lui donnait le désagréable sentiment d’un affaiblissement de sa position. Bagrat n’exprima pas non plus un grand enthousiasme. Très jeune à l’époque où le comte fut déchu par l’empereur, il n’avait jamais tissé de liens fraternels avec lui. Seul le préfet Udersco, ami de longue date du comte, semblait sincèrement ravi.

    Cette conversation n’avait pas échappé à Letty et son frère. Tous deux échangèrent un regard entendu et tout fut dit. La seule raison du retour en grâce de la famille Lizard dans la cour était le fait que le comte était le seul homme capable de pouvoir mettre fin au conflit qui embrasait ses anciennes terres.

    - Et si nous buvions un peu  ?, proposa finalement l’empereur, surtout toi, Edmond, tu en aurais bien besoin pour te changer un peu les idées.

    - Je ne serai pas contre, répondit ce dernier avec gratitude.

    Raphaël Belmire VI fit appeler un serviteur qui apporta des coupes de vin.

    - Franchement, ce qui arrive à ta fille, c’est moche, dit Bagrat, qu’un garde ait osé ainsi s’en prendre au couple royal, moi ça me dit rien qui vaille.

    - On vit dans une époque étrange, dit Edmond, pensif, les gens n’ont plus peur de rien. Mais le fait que ce soit un soldat, un homme censé protéger la famille royale, c’est tout nouveau. Moi ça me ferait froid dans le dos. Est-ce que l’enquête avance, Votre Majesté  ?

    - J’ai convoqué le prévôt demain à la première heure, répondit le souverain, si l’assassin court toujours, nous le retrouverons et je lui arracherai les yeux et la langue moi-même.

    Bagrat éclata de rire. Les autres demeurèrent silencieux.

    - Je plaisante, reprit l’empereur en saisissant la coupe de vin tendue par le serviteur, je ne suis plus comme ça, maintenant. Il a commis cet acte odieux en public, devant témoins, je tiens à ce qu’il soit jugé. Tout le monde doit savoir qu’on ne s’en prend pas à la famille royale sans en payer les conséquences.

    - Bien dit  !, fit Bagrat avec un sourire complice.

    - Cela ne peut que renforcer l’empathie autour de vous, Votre Majesté, acquiesça Cherdan.

    - J’espère bien, mon ami, j’espère bien, répondit l’empereur alors que les autres buvaient à leur tour, vous resterez bien ici pour la nuit  ?

    - Hum, non, désolé, mon oncle, répondit Bagrat en hochant la tête, j’ai pas mal d’affaires courantes à régler à Tragignes. Je compte repartir ce soir. Laisse-moi juste le temps de saluer ton fils et ta fille avant de disparaitre.

    - Moi, je ne suis pas contre me resservir du vin alors je reste, plaisanta le préfet Glaslow en dodelinant du chef.

    - D’accord, fit le souverain avec emphase, essayons de profiter un peu de notre soirée.

    Comme il le dit, Bagrat Belmire alla saluer Céleste et Eruden. Il prit des nouvelles, s’enquit de la santé de Letty et du bras du dauphin. Mais il ne s’attarda pas plus et quitta discrètement les lieux.

    Letty se pencha vers son frère et lui murmura à l’oreille  :

    - Je ne l’ai jamais vraiment apprécié.

    Eruden se contenta d’un simple grognement en guise de réponse. Il semblait préoccupé par autre chose et sa blessure se ravivait. Il saisit la fiole à son cou, l'ouvrit et but le précieux breuvage. Sa sœur, habituée par ce rituel récurrent, ne s’en offusqua pas. Puis, lassé, le jeune homme se leva.

    - Je vais voir Letty, dit-il, ne m’attends pas pour le coucher.

    - Très bien, Eruden, bonne nuit alors, répondit Letty, un peu contrariée de devoir être obligée de rester seule sur le trône.

    Tout comme l’avait fait son cousin peu avant, Eruden s’éclipsa de la salle de bal aussi silencieusement qu’un chat.

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