IV - La trahison d'un soldat

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IV - La vengeance d'un soldat   


  •  Où est ma fille  ? Je veux la voir  !, s'écriait le préfet Udersco, dont le visage blême témoignait à lui seul de la vive inquiétude qui était la sienne.

Un garde le maintenait solidement en respect.

  •  Rejoignez les autres, lui dit-il d'un ton sec, ordre de l'empereur. Vous aurez bientôt des nouvelles de votre fille.
  •  Pourquoi ne puis-je pas monter moi aussi  ?, s'indigna le préfet.
  •  Faites ce que l'on vous dit, ne faites pas de scandale, lui suggéra le garde avec autorité.

Une faible clarté dardait encore entre les rideaux de l'alcôve où Letty avait été allongée. Autour d'elle, le médecin royal et son assistant s'affairaient afin de cautériser la plaie béante. La blessure, située sur le muscle sterno cleido mastoïdien, près du cou, était profonde et la princesse avait perdu beaucoup de sang pendant le trajet de retour. Tout près des médecins, se tenait Eruden, le bras blessé en écharpe et le front humide par l'adrénaline et le stress. Ses vêtements et ses mains étaient recouverts de sang,  certainement celui de Letty mélangé au sien. Un peu plus loin encore, la sœur d'Eruden et son père, tous deux assis, observaient la scène sans mot dire.

La façon dont s'est déroulé ce mariage est irréelle..., songea Céleste, atterrée.

Un serviteur fit alors une discrète entrée dans la chambre, s'approcha de l'empereur et lui murmura quelque chose à l'oreille.

- Faites les rentrer, dit le souverain d'un bref geste de la main.

Le serviteur inclina la tête en signe d'allégeance et s’exécuta aussitôt en allant ouvrir la porte.

André et son père apparurent alors, ce qui fit réagir Céleste.

- André  ?, s'écria-t-elle, stupéfaite, car elle n'était pas sûre de le reconnaître tout d'abord.

- C'est bien moi, répondit ce dernier en s'avançant lentement vers elle puis en inclinant doucement la tête vers la terre.

- Si je ne te connaissais pas aussi bien, je ne t'aurais jamais reconnu, confessa Céleste, cela fait si longtemps et tu as tellement...

Elle fit une pause.

- Tu as tellement changé, conclut-elle, inquisitrice.

Le père d'André s'inclina à son tour. Lui, ne prêta attention qu'à l'empereur.

- Edmond Lizard, dit Raphaël Belmire VI en le dévisageant, je suis content de te voir ici.

- Moi de même, votre Majesté, répondit ce dernier sur le même ton.

L'empereur se leva.

- Allons discuter plus loin, dit-il, entrainant le père d'André à l'extérieur de la chambre.

A ce moment, le médecin et son assistant se tournèrent vers Eruden.

- Nous avons cautérisé la plaie, épongé sa blessure et vérifié son pouls, déclara le médecin, il semble qu'elle se soit endormie profondément.

Il fit une courte pause, examinant une nouvelle fois du regard la respiration encore chancelante de la jeune femme.

- Elle a perdu beaucoup de sang, elle doit donc se reposer et recouvrer ses forces, poursuit-il, mais je pense qu'elle s'en sortira.

Eruden, qui était demeuré de marbre à l'arrivée d'André et son père, poussa un long soupir de soulagement et ses épaules s'affaissèrent enfin.

- Merci, lâcha-t-il dans un souffle comme si, soudainement, il revenait d'entre les morts.

Le médecin et son assistant hochèrent la tête et prirent congé. Céleste se leva et marcha vers le lit. André hésita encore.

- Tu peux t'approcher, dit Eruden, qui, enfin, le dévisagea.

Le jeune prêtre s'avança donc et ses yeux ne purent s'empêcher de s'abaisser vers Letty, dont le visage exsangue avait pâli pour un blanc presque translucide et légèrement violacé. La voir dans cet état si pitoyable fut un véritable choc pour lui.

- Comment est-ce arrivé  ?, osa-t-il demander après un moment.

- Letty et moi étions en train de discuter dans le carrosse, répondit Eruden très lentement, et puis, soudain, on a dû s'arrêter car une charrette de foin bloquait le passage. C'est ce moment-là que l'un de mes gardes s'est approché de ma fenêtre et à fait mine de vouloir s'enquérir de la santé de Letty. Il a alors sorti un long couteau et a asséné le premier coup. Letty a été touchée. Je n'ai rien pu faire. Le garde m'a ensuite frappé au bras, fort heureusement une blessure légère. Il a essayé de porter le coup fatal mais je l'en ai empêché et finalement il s'est enfui dans la ville. Mes gardes sont actuellement à ses trousses.

- Mais si le garde était de ton côté du carrosse, comment Letty a-t-elle pu être touchée  ?, demanda André, intrigué.

Eruden fit une pause en contemplant longuement Letty.

- Elle a vu le garde sortir son couteau, dit-il, elle s'est jetée sur moi en se plaçant entre nous deux et la lame l'a traversée.

Il se tourna vers André et le fixa du regard.

- Elle m'a sauvé la vie, conclut-il avec un léger sourire sur le coin de sa joue, comme s'il n'en revenait pas lui-même.

- C'est l'amour qui a parlé, Eruden, intervint Céleste d'un ton réconfortant, elle t'aime tout simplement.

André ne répondit rien et baissa la tête.

- Je suis heureux de savoir que vos vies ne sont désormais plus en danger, dit-il enfin.

S'il avait pu s'approcher de Letty davantage, il l'aurait fait sans hésitation.

- Je tiens à savoir qui est derrière cette conspiration, ou parlerai-je plutôt de machination, lâcha Eruden, les dents serrées.

- Il est clair qu'il y a des ennemis en ces murs, au sein même de votre garde et de votre armée, dit André, soucieux.

- Depuis trop longtemps, nous soupçonnions sans réellement voir, dit Céleste, maintenant, tout est explicite. Le peuple se retourne de plus en plus contre nous.

Les yeux  d'Eruden flamboyèrent :

- Céleste, ça suffit  !, gronda-t-il, craignant, sans doute, qu'André ne répétasse à une oreille indiscrète ce terrible aveu de faiblesse de la part de la fille de l'empereur.

- Je ne fais que dire la vérité, mon frère, répondit la jeune fille sans défaillir, il y a trop longtemps que notre père ferme les yeux sur le peuple et voilà où nous en sommes désormais. Nos ennemis sont bien là, tout près et ils ne nous craignent plus. Toute cette folie meurtrière n'aura donc pas suffit...

Réalisant elle-même la sensibilité du sujet qu'elle évoquait, Céleste se ravisa immédiatement, presque effrayée. Tout le monde, dans l'hémicycle, ne savait malheureusement que trop bien quels avaient été les sombres agissements de l'empereur jusqu'à il y a peu et un silence lugubre enveloppa bientôt les jeunes gens.

- Je pense qu'il est important que toi et Eruden gardiez votre sang-froid, intervint André qui brisa enfin ce silence pesant, les temps sont plutôt calmes. Il ne faudrait pas que tout cela ne devienne le point de départ d'une nouvelle escalade dans la violence.

- Tu as raison, André, acquiesça Eruden, n'attisons pas la mèche quand nous ne pouvons pas éteindre le feu. J'aimerais simplement pouvoir m'endormir sans craindre pour ma vie ou pour celle des gens que j'aime.

- Est-ce que tu ne serais pas encore en train de rêver, Eruden  ?, lança Céleste sur le ton du sarcasme, dormir avec des yeux dans le dos c'est notre quotidien depuis que l'on est tout  petits.

- Je me permettais juste une parenthèse heureuse...

Le jeune souverain se tourna alors vers André, comme émergeant d'une pensée intérieure.

- Comment mon vieil ami, fils d'une famille fortunée, a-t-il pu devenir prêtre au monastère d'Oniris  ?, demanda-t-il, sur le ton de la plaisanterie.

André se contenta de répondre par un hochement de la tête approbateur.

- J'avais entendu des rumeurs sur toi, continua le jeune dauphin sur le même ton, on m'a raconté que tu avais erré pendant des mois dans les bois pour te «  purifier  » et «  expier  » ta vie passée, que tu avais même jeûné...Lorsque d'anciens camarades de classe m'ont raconté ça je ne les ai d'abord pas cru. Jusqu'à ce que je te vois en chair et en os, le visage émacié, la barbe drue et les vêtements sales et déchirés.

- C'était la dernière fois que nous nous sommes vus, répondit André, c'était il y a trois ans...

- Oui.

- Tu sais, on change tous et moi j'ai trouvé le réconfort dans ma foi. Après, tu sais... Ce qui s'est passé au palais... J'étais perdu...J'avais besoin de trouver ma propre voie...

Les yeux d'André s'assombrirent. Eruden et Céleste se regardèrent mutuellement, échangeant un regard maussade. 

- Il y a quinze ans, le jour où l'on a nagé dans l'étang et que je me suis noyé, tu m'as sauvé la vie, André, dit lentement Eruden, je ne l'oublierai jamais. Tu as plongé et tu as risqué ta vie pour moi...

- Mais ton père ne l'a jamais entendu de cette oreille, lui répondit André d'un ton amer, il nous a bannis de l'empire, ma famille et moi, pris nos terres et nous a laissé sans le sou.

Eruden posa doucement sa main sur son épaule.

- J'ai tout fait pour essayer de le convaincre que le seul fautif était moi, dit Eruden, presque en chuchotant, c'est moi qui avais proposé que l'on fasse cette course dans l'étang ce jour-là. Crois-moi, mon ami, je n'ai jamais cautionné ce que mon père avait fait subir à ta famille... Mais c'est l'empereur. Il...

- Je sais, Eruden, je te dois la vie aussi..., murmura André d'un ton sinistre.

Eruden ne dit rien.

-Tout ceci est loin, maintenant, conclut le jeune prêtre, au final, je suis reconnaissant envers votre père. Il m'a permis de trouver la voie qui m'était destinée. Pas la noblesse ni le titre. Pas même l'argent. La foi. Elle me guide désormais dans chacune de mes actions.


A cet instant la porte s'ouvrit et l'empereur refit son apparition, toujours en compagnie du père d'André.

- C'est fait, déclara Raphaël Belmire VI.

- Qu'est-ce qui est fait, Père  ?, s'enquit Eruden.

- J'ai officialisé le retour en grâce de la famille Lizard dans la cour, ainsi que la restitution de ses titres et de ses terres.

- Sa Majesté l'empereur est trop bonne, dit Edmond en inclinant la tête avec déférence.

- Oh, je t'en prie, mon vieil ami, ce n'est rien, répondit l'empereur avec emphase, après tout ce temps de bannissement, il était temps de lever la punition. Tu ne penses pas, André  ?

André prit un instant avant de répondre alors que le souverain le toisait du regard.

- Sa Majesté l'empereur a raison, il était temps, dit-il machinalement.

L'empereur fit un signe de tête d'assentiment.

- Et qu'y-a-t-il en échange de ce brusque changement de position, Père  ?, demanda Eruden, les sourcils froncés.

- Allons, mon fils, pourquoi ne pourrais-je pas faire de geste désintéressé  ?, répondit Raphaël Belmire VI d'un ton grave, tu sous-estimes bien injustement mes élans de largesse.

Personne n'osa alors contredire l'empereur et encore moins lui faire remarquer  tout ce dont cette phrase avait d'hypocrite, connaissant son lourd passif. Nul n'eut le temps, de toute façon, de faire une salvatrice digression, car le conseiller de l'empereur, William Denever, frappa à la porte.

- Entrez, William, dit Raphaël Belmire VI avec autorité.

Un homme à allure élégante et raffinée fit son entrée. Il était de taille moyenne, le double menton prépondérant, une barbe grisonnante en collier qui lui allait plutôt bien, des yeux bruns noisette et des cheveux couleur poivre sel clairsemés en haut de son crâne. Sa tenue vestimentaire se constituait d'une longue toge couleur mauve, d'une écharpe grise portant les armoiries de l'empire, une épée de bronze enlacée d’une rose rouge sur un champ de pourpre, qui prouvait à ceux qui l'ignoreraient ou en douteraient encore, quelle haute fonction politique il occupait. Le port de l'écharpe étant obligatoire William ne pouvait s'en défaire que pour le coucher. A maintes reprises, on eut pu surprendre William pester sur l’incommodité de celle-ci au quotidien: trop lourde, embarrassante pour les mouvements des bras et finalement très kitch de son point de vue.

Il s'inclina, observant ainsi les usages protocolaires et attendit patiemment que le souverain lui donna la permission de parler, ce qu'il fit.

- Le suspect a été arrêté, votre Majesté, dit-il d'un ton solennel, les gardes l'ont placé dans les geôles du palais où il vous attend.

A cet instant, Eruden serra les poings. André s'en aperçut.

- Bien, le prince et moi nous arrivons, répondit le souverain calmement, Céleste, je te prie de regagner ta chambre.

Cette dernière fronça les sourcils de désapprobation  :

- Je ne suis pas une enfant, commença-t-elle, je pourrais très bien vous...

- Céleste, ne discute pas mes ordres, lança l'empereur d'un ton péremptoire.

La jeune fille fit la moue puis quitta la chambre d'un air désappointé. Raphaël Belmire VI fixa alors Edmond du regard. Celui-ci prit quelques secondes avant de comprendre.

- André, il est temps pour nous de prendre congé de sa Majesté, dit-il en se tournant vers son fils.

Ce dernier jeta un dernier regard inquiet à Letty puis s'en alla sans bruit avec son père.

- Vous n'avez qu'à rejoindre la cour dans la grande salle de réception, Edmond, dit le souverain, et William, accompagnez-les, offrez la collation à nos convives et dites-leur que nous les rejoindrons plus tard.

- Bien, votre Majesté, répondit le conseiller en tournant les talons.

Sur ce, l'empereur et son fils quittèrent la chambre à leur tour, descendirent les escaliers tenus par des gardes, traversèrent le grand hall d'entrée et empruntèrent discrètement un nouvel escalier, beaucoup plus sombre et abrupt que le précédent. Il n'était éclairé que par des candélabres accrochés au mur. 

S'il n'en montrait rien jusqu'à cet instant, Eruden, en son for intérieur, était profondément décontenancé par l'attitude de son père. Soudainement, il n'y tint plus.

- Père, avez-vous croisé le médecin  ?, demanda-t-il, vous a-t-il dit pour Letty?

Le souverain s'arrêta et se tourna vers lui.

- Oui, il m'a dit qu'elle allait s'en sortir, répondit-il lentement, j'en suis content.

Il reprit sa marche, sans une once d'expression dans le regard, laissant Eruden sur place, tout penaud.

- Content  ?, reprit le jeune homme, interloqué, c'est tout ce que cela vous fait  ? Il s'agit de ma femme  !

- Je le sais, mon fils, et détrompe-toi, tout ceci m'affecte également, répondit Raphaël Belmire VI d'une voix monocorde, mais j'ai aussi appris à savoir gérer mes émotions. C'est l'exercice du pouvoir. L'expérience aussi. Un jour, tu l'apprendras à tes dépens. En tant que souverain tu te dois de ne jamais laisser transparaitre tes sentiments, sous peine de voir tes ennemis utiliser tes faiblesses contre toi. 

Il pointa alors ostensiblement son doigt devant le visage de son fils.

- N'oublie jamais ça, rajouta-t-il en le fixant d'un regard sévère.

Eruden hocha la tête d'assentiment et baissa les yeux.

Les deux hommes arrivèrent au bout de l'escalier où un garde les attendait et où des aboiements semblables à ceux de gros chiens leur parvenaient aux oreilles. 

- Votre Majesté, nous avons placé le prisonnier dans la dernière cellule au fond à droite, dit le garde en leur ouvrant le passage.

- Bien, répondit le souverain en poursuivant son chemin dans le tunnel sombre.

Le prisonnier, derrière les barreaux de sa cellule, se tenait là, assis, les mains ligotées, dépareillé de son armure de soldat, seulement vêtu que d'un grand châle sale de couleur blanche. Tout semblait indiquer que les gardes avaient voulu l'humilier avant d'être présenté devant le souverain. Après tout, pour eux, il s'agissait ni plus ni moins que d'un traitre dans leurs rangs. Dans la pénombre, père et fils le distinguaient mal. 

- Ouvrez la cellule, ordonna Raphaël Belmire VI.

Le garde sortit un trousseau de clefs de sa poche et ouvrit la porte tandis que les aboiements se faisaient de plus en plus bruyants.

- Pongo! Azur! Taisez-vous!, lança le souverain en donnant de la voix, ce qui provoqua un écho perçant qui traversa l'enceinte des geôles. 

Pongo  ! Azur  !

Les aboiements se turent presque dans la foulée.

En s'approchant de l'homme qui avait voulu le tuer Eruden se raidit légèrement. Son père, lui, demeura quelques instants interdit, détaillant le prisonnier du regard avec attention.

Il était athlétique et on pouvait facilement deviner ses muscles à travers le vieux châle qu'il portait. Il avait des cheveux châtains en bataille, des yeux verts gris perçants qui luisaient à la lueur de la flamme de la torche brandie par le garde et ses traits étaient ceux d'un jeune homme d'à peine trente ans. Mais différentes cicatrices trahissaient une dureté brutale, la férocité des combats, la lutte pour la survie. Cet homme était un vrai guerrier et personne ne pouvait douter qu'il eût croisé le fer maintes fois dans sa vie. En soldat émérite, il ne bronchait pas, mais sa lèvre inférieure ouverte, ses joues boursouflées, son front parsemé d’ecchymoses et surtout le sang qui imprégnait son visage et sa bouche, témoignaient du passage à tabac qu'il avait dû subir de la part de ses anciens compagnons d'armes à son arrivée. Bien que ces blessures soient flagrantes, ni l'empereur, ni son fils, ne songèrent à appeler le médecin du palais pour le soigner. Au lieu de cela Raphaël Belmire VI entama la conversation sur un tout autre sujet  :

- Pardonnez mes chiens, ils sont un peu indisciplinés, commença-t-il, ils aboient à tout bout de champ, leur dressage a été... horrible. Enfin, vous les connaissez déjà un peu, non  ?

Le jeune homme ne répondit pas. 

- En vérité, Pongo et Azur ne sont pas vraiment des chiens, poursuivit le souverain, nullement froissé, ce sont des Tibères. Je les ai recueillis alors que leur mère venait d'être abattue par des fermiers. Je les ai élevés moi-même depuis qu'ils sont petits et maintenant je suis comme un membre de leur famille pour eux, ce qui est peut-être vrai au final. Mais les Tibères, avec tout le respect que j'ai pour eux, ne peuvent pas être considérés comme des chiens, ni dressés comme tels. Ils sont d'abord plus grands, environ un mètre vingt au garrot pour un poids variant entre soixante-dix et quatre-vingts cinq kilos. Ils ont une robe grise et des rayures noires sur tout le corps. Un masque typique, un museau très allongé, une tête disproportionnellement petite par rapport au reste de leur corps, une queue faisant le quart de leur longueur totale. Leurs canines dépassent les deux centimètres et la pression exercée par leur morsure équivaut à celle du loup. Autant dire qu'ils vous provoquent un arrêt cardiaque. Pour les mettre au pas j'ai dû faire preuve d'une rare fermeté. Personne ne pensait que j'allais réussir à dompter ces animaux sauvages mais j'ai finalement réussi cette petite prouesse en donnant un peu de ma personne.

Il leva la main droite.

- J'en ai perdu une partie du petit doigt, dit-il avec un rictus.

Le prisonnier ne réagit pas.

- Vous savez ce qu'il y a de plus fascinant avec ces créatures?, continua Raphaël Belmire VI, emporté, c'est la façon dont ils chassent, car ils ne se nourrissent que d'animaux vivants. Ils ont développé le travail en groupe. Voyez-vous, ils sont aveugles du jour de leur naissance jusqu'à leur mort. Toute une vie sans voir la lumière du soleil, vous vous rendez compte  ? Ils ont d'ailleurs l'ouïe et l'odorat très développés et d'immenses moustaches sur leurs babines leur permettent de s'orienter même dans le noir le plus total pour trouver leurs proies. Lorsqu'ils débusquent enfin leur gibier, ce dernier n'a aucune chance d'y réchapper. Ils sont capables de jeûner pendant des semaines mais lorsqu'ils ont faim, tout y passe, chair, os, dents...il ne reste plus rien après leur passage. Ce sont des chasseurs-nés, de vraies forces de la nature...

Il respira profondément.

- Vous vous demandez peut-être pourquoi je vous raconte tout ça, n'est-ce pas  ?, murmura-t-il en caressant doucement les cheveux du prisonnier, et bien, c'est parce que lorsque je vous regarde, pitoyablement assis dans cette cellule misérable, je vois le futur diner de mes Tibères.

Le prisonnier, pour la première fois, fronça les sourcils.

- Je n'ai pas peur de la mort, peu importe d'où elle vienne, répondit-il avec aplomb, sinon, pourquoi aurais-je fait ce que j'ai fait  ?

L'empereur eût un geste de recul, comme contrarié que l'effet angoissant qu'il avait voulu insuffler à son histoire soit finalement tombé à l'eau.

 - Nous verrons cela..., rétorqua-t-il avec dépit, si vous n'avez pas peur de la mort, pourquoi avoir fui devant les gardes alors  ?

- J'essayais de gagner du temps, répondit le prisonnier froidement, peut-être aurais-je pu m'échapper et retenter ma chance.

- Votre chance  ? Mais de quoi parle-t-on  ? Vous essayiez de tuer le dauphin de l'empereur et vous pensiez réellement pouvoir réitérer cet exploit  ?

- Quel est votre nom  ?, intervint soudainement Eruden qui s'avança vers lui.

L'homme se tourna vers lui et vit son bras blessé en écharpe. L'espace d'un instant, son visage se figea dans une expression de réprimande intérieure d'avoir ainsi manqué son coup.

          -Mon nom est Johann Hobson, répondit-il finalement.

- Pourquoi avoir tenté de m'assassiner  ?

-Ni voyez rien de mal mais, par votre mort, je m'en prenais à sa Majesté l'empereur.

- Comment ça, vous vous en preniez à moi  ?, intervint  Raphaël Belmire VI, stupéfait.

- Allons, vous le savez bien, la symbolique du régicide... En tuant votre fils, je tue votre futur et par la même, l'avenir de cet empire moribond.

- Moribond  ?

- Oui, vous avez bien entendu, Votre Majesté. Je ne souhaitais que participer modestement au déclin brutal de votre hégémonie en assassinant votre fils.

- Cessez de m'appeler «Votre Majesté  », répliqua  Raphaël Belmire VI, qui, pour la première fois, semblait perdre son sang-froid, dans votre bouche cela sonne comme de l'arrogance et du mépris.

- Je vous ai servi presque toute ma vie, dit Johann d'un ton amer, j'ai combattu pour vous, combattu pour cet empire que je chérissais. Tout ça pour me retrouver répudié, conspué, considéré comme un traitre parmi mes proches... Et c'est vous qui me parlez d'arrogance et de mépris  ?...

- Tout ceci était prémédité, Johann, interrompit Eruden, vous vous êtes fait engagé dans ma propre garde rapprochée. Vous faisiez partie de nos meilleurs éléments. J’aurais sans doute pu faire de vous un chevalier. Pendant des mois vous aviez donc joué un double jeu et trompé tout le monde. Que s'est-il passé  ? Quel est votre vrai motif  ?

Le regard de Johann changea, plus ombrageux, comme si Eruden, avec sa question, avait révélé une face plus sombre et secrète de la personnalité de Johann.

- Très bien, je vais vous le dire, dit-il en se tournant vers Raphaël Belmire VI,  je sais que vous ne pouvez pas être étranger à la chose.

- Quelle chose  ?, demanda l'empereur.

- J'ai participé à la bataille de Thuringa, seuls deux soldats ont survécu à cette boucherie, moi et un autre.

A ces mots, l'empereur écarquilla les yeux.

- Trois cents soldats face à plus de quatre-milles Veikkos, poursuivit  Johann avec véhémence, un vrai massacre. Tous mes compagnons d'arme morts étripés.  Je n'ai pu survivre que grâce au courage d'un de mes frères et à la chance. Mais tout cela servait un intérêt plus grand, n'est-ce pas, empereur  ? C'était pour la survie de l'empire...

- Père, de quoi parle-t-il  ?, demanda Eruden, qui ne semblait pas du tout comprendre.

Johann s'esclaffa aussitôt.

- Oh, il ne vous a donc rien dit  ?, lança-t-il avec défiance, comment a-t-il pu vous mentir sur un événement aussi important que celui-ci  ? Quelle était la version officielle de l'époque, déjà  ? Ah oui, «  Ils sont morts au champ d'honneur, morts pour avoir sauvé l'empire de dangereux barbares venus des régions arides du Sud.  » Mais ils sont surtout morts pour rien, n'est-ce pas  ? Tout cela faisait partie du plan de guerre. Un piège orchestré par vous  ! Vous nous aviez sacrifiés sans état-d'âme...

Raphaël Belmire VI contint une colère grandissante et ne répondit rien.

- Père, père, père  !, s'exclama Eruden en le saisissant par le bras, tentant de le secouer.

Johann esquissa un sourire sinistre  :

- Il se remémore, Sire, laissez-lui le temps, dit-il, des larmes et du sang, vous vous souvenez  ?

- Qu'as-tu dit  ?, s'écria Raphaël Belmire VI dans un sursaut de torpeur.

Le sourire de Johann se transforma en un rire grinçant, presque effrayant.  Raphaël Belmire VI se jeta alors sur lui, l'agrippant violemment par le col.

- Répète ce que tu as dit, sale enfant de putain  !, aboya-t-il, hors de lui.

- Majesté  !, s'écria le soldat qui brandissait la torche et qui manqua de peu de se brûler le visage.

- Père, lâchez-le, bon sang  !, lança Eruden avec fermeté.

Le souverain desserra les dents, réalisant son geste, soutenant Johann du regard alors que ce dernier continuait à le narguer effrontément. Il le relâcha sèchement, se redressa et s'inspecta lui-même comme si de rien n'était.

- Vous ne perdez rien pour attendre, Johann, dit-il d'un ton aigre, on retrouvera tous vos complices et je vous jure que l'on trainera toutes ces crapules devant la justice...Ou devant ma lame.

Sur ce, il quitta la cellule d'un ton preste, presque en courant.

Johann soupira en se tournant vers Eruden.

- J'avais une question..., commença-t-il lentement, un peu gêné.

- Laquelle  ?, demanda le jeune prince.

- Est-ce que votre femme va s'en sortir  ?

Eruden n'en revenait pas d'un tel culot et d'un tel affront de la part d'un prisonnier risquant ainsi la peine de mort. Etait-il sincère  ? S'inquiétait-il vraiment de l'état de santé de Letty ou était-ce encore une nouvelle provocation de sa part  ? Il ne pouvait en être tout à fait sûr tant Johann semblait insondable, sentant tantôt le chaud puis le froid par instants. Tout cela perturbait le jeune homme au plus haut point et il quitta la cellule en compagnie du garde sans mot dire, un frisson glacé parcourant sa nuque.

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