Seltan : Larmes et Sang

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II

Par cet acte je tue ton futur


Au moment de prononcer ses vœux, un lointain souvenir traversa l'esprit d'Eruden.

Il repensa à sa mère.

Elle lui avait narré que le jour de sa naissance fut une journée de liesse comme rarement elle en vit. Elle lui confia souvent qu'il y eut une telle ferveur, un tel amour du peuple envers la souveraineté, qu'elle eût pu vendre tous ses biens personnels pour arrêter le temps et ne garder que cette image idyllique de l'exercice du pouvoir. C'était un de ces jours qu'elle eût voulu éternel, figé à jamais dans le temps, répétait-elle à l'envie, avec ce ton si naïf qu'elle aimait glisser dans ses interventions.

Aujourd'hui, devant l’autel, devant le prêtre, son père, sa sœur, la cour et le peuple en témoin, point de grandes acclamations. Il y eut bien les tonitruants vivats mais, et cela n'échappa à personne, aucune effusion excessive ne vint perturber la cérémonie. La foule paraissait scindée en deux camps, entre les royalistes et les autres. Une atmosphère des plus étranges, penchant tantôt vers une irrésistible frénésie mal contenue et de l'autre vers une solennité presque religieuse.

Eruden avait ses grands yeux noirs plongés dans ceux de Letty, aux circonférences d'un vert émeraude profond. Des yeux d'amande, en vérité, dans lesquels il adorait se mirer chaque matin au réveil. Un regard qui fut prompt à embraser son cœur et cela depuis fort longtemps déjà.

Aujourd'hui adulte, il accomplissait donc un vieux rêve: épouser celle qui fut son amie d'enfance, sa fidèle confidente, le témoin de ses bons comme ses mauvais jours, une fille éduquée, aimante, de haute allure et à la lignée noble. Alors, lorsque le prêtre lui demanda s'il voulait la prendre pour femme, il ne flancha pas, n'hésita pas moins et prononça les mots intelligiblement afin que tout le monde puisse l'entendre  :

- Je le veux.

Un frémissement parcourut l'assistance lorsque ces mots furent lâchés.

Puis vint le tour de Letty de prononcer ses vœux et elle répondit en tous points à l'affirmative pour le plus grand bonheur de la cour royale qui laissa enfin éclater sa joie, comme libérée d'un si lourd fardeau. Les cloches retentirent alors dans toute la chapelle, indiquant au peuple, massé à l'entrée, que les deux amoureux étaient maintenant liés à jamais.

Eruden et Letty, se redressèrent puis s'embrassèrent une première fois devant la cour. Pliant ensuite légèrement le genou en signe de remerciement envers le prêtre qui les avait bénis, ils prirent congé de lui et arpentèrent lentement le long couloir qui les menait vers la sortie, sous les applaudissements et les baisers révérencieux de part et d'autre de l'assistance. Dans leur sillage, des enfants, sourire candide aux lèvres, répandaient énergiquement des pétales de roses.

A la vue des futurs héritiers du trône, au sortir de la chapelle, le peuple exulta et scanda des “Vive le prince ! Vive la princesse !” à tout rompre. Les tourtereaux saluèrent la foule, la gratifièrent d'un second baiser, plus long celui-ci, puis se dirigèrent vers le carrosse censé les ramener au palais. Les rayons du soleil les enveloppaient complètement, comme si, eux aussi, semblaient les bénir.

Derrière eux, l'empereur Raphaël Belmire VI, le préfet Udersco, ainsi que Céleste, la sœur aînée d'Eruden, accompagnèrent leurs pas, sous bonne escorte.

Le cocher ouvra puis referma la portière derrière lui. Grimpant alors à l’avant du cabriolet il se saisit des rênes et d’un habile mouvement du poignet fit partir les chevaux qui s’élancèrent en trot retenu pour quitter la chapelle.

Le chemin de retour n'était pas bien long mais à cause du mariage les rues d'Oniris étaient bondées. Le matin même, le premier conseiller royal, William Denever, entendit, de la bouche du souverain en personne, que les unions royales n'étaient plus ce qu'elles étaient, et que le peuple ne se déplacerait pas autant aujourd'hui que lors de son propre mariage.

Pourtant, au fur et à mesure que les minutes s'engrenaient et que la progression de la famille royale s'interrompait, il semblait de plus en plus évident que le nombre de personnes attendues avait été clairement sous-évalué et que l'empereur avait eu tord.

Le long cortège se fraya donc péniblement un chemin parmi la foule qui exultait. Un boiteux aurait pu aisément suivre le contingent à petite allure tellement chaque rue franchie semblait être un petit miracle en soit. Profitant de ce rare moment de communion avec le peuple, Eruden releva les mantelets de cuir du carrosse afin que la foule puisse le voir la saluer. Il tenait sincèrement à partager son bonheur avec les autres, aujourd'hui, dussent-ils pour autant mourir de faim le reste du temps. Letty se prêta de bonne grâce à l'exercice, mais son cœur n'y était pas.

Un gueux, intrépide ou inconscient, s'extirpa de la marée humaine et s'approcha du carrosse royal d'un pas preste. Il fut aussitôt solidement agrippé par un garde.

- De grâce, laissez-le donc approcher  !, lança Eruden, qui le vit gesticuler ainsi.

- Sire, Sire, je ne peux que vous féliciter pour votre mariage, s'époumona le bougre, c'est un grand jour pour l'empire  ! Soyez bénis mille fois  !  

- Merci, vieil homme, répondit Eruden avec emphase.

Et tout en disant cela, il sortit de sa poche un bayer d'or et le donna discrètement au pauvre qui le remercia chaudement en disparaissant dans la foule.

Letty, qui n'avait rien manqué de la scène, ne put s'empêcher d'émettre un jugement  :

- Un bayer ne sauvera pas tous ces pauvres gens qui semblent affamés, déclara-t-elle, cela me désole de voir ça.  

Eruden, légèrement contrit, répondit  :

- Que veux-tu ? J'ai déjà fait remarquer à mon père que son manque de compassion vis-à-vis du peuple ne pourrait que lui être préjudiciable.

Letty fronça légèrement les sourcils  :

-   Depuis combien de temps sa Majesté l'empereur n'est-il pas venu à la rencontre du peuple ? Connait-il au moins ce qui se passe ici ?

- Peut-être devrais-tu lui parler toi-même, dit Eruden sur un ton désinvolte, pour ma part, je n'ai pas à prouver mon opposition avec mon père.

Et tout en disant cela, il désigna du doigt la marque au couteau faite par son père dix ans auparavant sur son visage qui débutait sur sa tempe, près de son œil droit, pour se terminer au milieu de sa joue. Cette cicatrice lui valut rapidement le sobriquet de «  Prince balafré  » au sein de l'empire. Letty fit une pause de convenance  :

 - As-tu peur de lui ?, osa-t-elle enfin demander.

Eruden la dévisagea comme pour vérifier qu'elle ne se moquait pas de lui.

- Je pense, je crois, t'avoir assez prouvé que je n'avais nullement peur de mon père.... Loin de là.

- Ce n'est pas le cas du peuple, qui lui, vit toujours dans la terreur permanente.  

La bouche du dauphin de l'empire se contracta d'un seul coup.

- Allons, Letty, ressaisis-toi, dit-il sur un ton plus ferme que doux, que t'arrive-t-il, tout d'un coup  ? Tout cela n'est pas nouveau, ni pour toi, ni pour moi, c'est notre monde. Pourquoi es-tu si nerveuse, aujourd'hui ? Ce jour est censé être un jour de fête pour nous deux et j'ai l'impression que tu souhaites tout gâcher. Je ne t'ai jamais vue comme ça depuis que je te connais.  

Letty tourna la tête vers la vitre, faisant mine de regarder la foule.

- N'es-tu pas heureuse d'être ma femme ?, reprit Eruden sur la défensive.

- Bien sûr que je suis heureuse, là n'est pas la question.

- Alors, qu'est-ce que c'est  ?  »

Letty hésita à répondre  :

- Je ne sais pas... Peut-être que toute cette pression autour de ce mariage a eût raison de moi.  

Elle baissa les yeux, avant d'avouer, à demi-mots  :

- Peut-être ne suis-je pas faite pour être sur un trône d'impératrice, après tout.  Ce faste, ce protocole si particulier, ces attentes à propos du futur héritier que je dois enfanter, tout ceci me pèse...Je ne me sens pas à la hauteur.

Le regard d'Eruden changea à ce propos et il posa délicatement sa main sur la sienne  :

 -  C'est normal de ressentir ce manque de confiance, dit-il avec un sourire qu'il voulait rassurant, la tâche peut sembler intimidante au premier abord mais tu t'en sortiras très bien, j'en suis sûr, car tu as les épaules solides.

- Tu le penses vraiment ? Ton père a l'air d'en douter fortement pourtant.

- Je me moque de ce que peut bien penser mon père. Tu es ma femme. Celle que j'aime. Pour rien au monde, je ne souhaiterai quelqu'un d'autre que toi à mes côtés pour gouverner.

Ces paroles eurent un écho particulier dans le cœur de Letty à cet instant précis. Elles embellissaient aussi son âme et elle sembla retrouver une énergie qu'elle avait perdue quelques minutes auparavant. Elle gratifia Eruden d'un de ses plus beaux sourires en guise de cadeau.

A ce moment-là le cortège s'arrêta. Une charrette de foin encombrait le passage. Les quelques gardes qui protégeaient le carrosse s'en allèrent aider le fermier à pousser les bœufs hors du chemin. Tous, sauf un, qui resta étrangement tout près de la portière du prince. Il toqua, interpellant Eruden qui ne l'avait pas encore vu.

- Votre Majesté, je ne serais trop vous recommander de vous tenir à couvert en attendant que la route soit dégagée, dit-il tout en posant son pied sur la roue arrière du carrosse, est-ce que son Altesse la princesse se porte bien  ?

- Je pense que oui, mais je préfère l'entendre de sa bouche, dit Eruden, qui songeait sûrement à leur précédente conversation.

Il se tourna lentement vers Letty.

Cette dernière pâlit à la vue du couteau que brandissait le garde à présent. Ses yeux s'étaient écarquillés, comme figés dans une expression de fureur et de haine.

Elle ne réfléchit pas et se jeta à corps perdus au-devant de son époux alors que s'abattait le premier coup. Le garde, surpris, releva la main. Letty hurla. Eruden, choqué, ne réagit pas instantanément. La lame ensanglantée s'abattit alors sur son bras gauche. Le garde, déconcerté par ce scénario inattendu, manqua de peu sa gorge. Il voulut frapper à nouveau mais, cette fois-ci, Eruden stoppa son élan, dans un sursaut instinctif. Les deux hommes s'empoignèrent vigoureusement.

- Gardes  ! A moi !, hurla Eruden.

Le dissident lâcha prise et prit la fuite. Les gardes, qui venaient à peine de dégager la charrette de la route, se rendirent compte de ce qui se passait derrière eux et se lancèrent alors à sa poursuite.

Le cocher, stupéfait et hébété par cet imbroglio naissant, sauta de sa chaise et vint ouvrir la portière du couple princier.

- Que faites-vous ?, gronda Eruden, furieux, faites-nous sortir d'ici au plus vite, la princesse est blessée  ! Au palais, vite  !

- Tout de suite, Sire !, bafouilla le cocher en se jetant aussitôt sur les rênes du carrosse avec précipitation.

Il fouetta les chevaux et le carrosse démarra brutalement. Des spectateurs s’écartèrent en hâte pour éviter de se faire écraser. L’empereur, sa fille et le préfet Udersco qui n’avaient rien perçu de la scène, qui fut, faut-il le préciser, extrêmement rapide, s’enquièrent de la situation auprès de l’un de ses gardes.

- Un des soldats du prince a tenté de l’assassiner, Votre Majesté, ils sont apparemment tous deux blessés. 

Céleste étouffa un cri avec sa main, comme tétanisée. 

- Ma fille  !, s'écria le préfet en se levant de son siège,  je veux voir ma fille  !

- Calmez-vous, Victor  !, lui lança Raphaël Eden Belmire VI en lui faisant signe de se rassoir.

 Puis il se tourna vers son cocher :

  •  Rentrons au plus vite, ordonna-t-il.


La foule demeura indécise et silencieuse, personne ne souhaitant prendre le risque d’être pris à parti par des gardes quelque peu fébriles par ce sinistre coup de théâtre.  L’empereur redescendit les mantelets de cuir de son carrosse, songeant, quelque peu cynique, que ce mariage ne fut décidément pas aussi glorieux que le sien. Il posa la main droite sur sa longue barbe noire et grisonnante, signe chez lui d'une réflexion intérieure.

Scrutant le préfet Udersco du coin de l'oeil, il réprima son envie d'observer son désarroi grandissant au fur et à mesure que les minutes s'écoulaient. Céleste, quant à elle, parut prostrée et bouleversée sur tout le trajet de retour, rassemblant toutes ses forces à grand peine pour ne pas éclater en sanglots devant son père qui détestait voir les pleurs de ses sujets, dussent-ils provenir de sa propre fille.










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