CHAPITRE 14 : VOYAGE AU CENTRE DE LA MER

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Aurore lance un regard méfiant à leur agresseur. Sans le perdre de vue elle s’agenouille et soupire. Le bateau s’ébranle et se secoue comme s’il se réveillait d’un profond sommeil. Les débris se remettent à leur place, les fissurent se ressoudent. Le navire peut reprendre son périple. Les arbres se redressent, le potager s’ébroue et oublie sa mésaventure. Tout est en ordre comme si la scène apocalyptique qui avait failli leur coûter la vie n’avait jamais eu lieu.

- Dis à cette chose qu’elle n’a pas intérêt à recommencer, lance Aurore sur un ton méprisant qui n’entame pas la bonne humeur de Sarah.

- Ne t’en fais pas, il ne nous fera plus aucun mal, rigole-t-elle.

Le kraken semble sentir la mauvaise humeur de l’émeraude. Il la fixe et incline sa grosse tête, intrigué puis, d’un mouvement leste, il envoie une giclée d’eau salée sur la jeune fille. Contrairement à ses intentions initiales, il ne fait qu’accroitre sa rancœur.

Aurore, trempée, lui tourne le dos et s’enferme dans la cabine. Elle est aussitôt rejointe par Lucie aux aguets.

Laura se serre dans le dos de Thomas, inquiète, et observe la situation du plus loin possible. Mathieu se tient à mi-distance, ne sachant s’il est préférable de s’avancer à la rencontre du nouvel ami de Sarah ou de se montrer prudent en reculant vers la nacelle.

Il n’a pas le temps de réfléchir plus longtemps, le calamar a déjà porté son attention sur sa chevelure flamboyante. Surgi de nulle part, un tentacule se pose sur son crâne et l’englobe d’une oreille à l’autre. Les ventouses visqueuses collent à ses oreilles et le dégoûtent. Il a l’impression d’avoir un escargot baveux enroulé autour de sa tête. Un escargot puant le poisson et les algues. Il réprime un haut le cœur. Il sait qu’au moindre faux pas la créature pourrait réduire en compote son précieux cerveau sans qu’aucun d’entre eux n’ait le temps de réagir. Cette option n’est pas envisageable, ça ne peut pas se finir comme ça, d’une façon aussi stupide. Il ferme les yeux. Le tentacule glisse tout autour de son front tel un serpent s’enroulant autour de ses cheveux. Il sent le mucus maintenir ses cheveux droits sur sa tête comme s’il y avait versé un pot de gel. Le coiffeur des abysses ne doit pas être satisfait de son travail, il ébouriffe les mèches rousses avec vigueur avant de les redresser sur la tête de leur propriétaire. Cette fois il est content de lui. Il caresse la joue du garçon du bout avec la plus grande délicatesse, comme s’il avait soudain peur de le briser, puis s’en désintéresse totalement.

- Ça te va bien, commente Charlotte en souriant. On dirait que ta tête est en train de brûler. C’est exactement la coiffure qu’il te fallait !

Est-ce une bonne chose que son amie approuve les goûts capillaires d’un mollusque géant et potentiellement agressif ? Mathieu n’en a pas la moindre idée. Dans le doute il préfère ne pas les contredire, il est hors de question que cette chose approche à nouveau ses pattes de lui.

De toute façon le kraken a déjà reporté son attention sur Sarah. Dans un langage qui n’appartient qu’à eux, la créature l’invite à la suivre dans les fonds marins. Malgré l’inquiétude flagrante de sa cousine, la maîtresse des eaux accepte de suivre le monstre dans sa maison.

Avec une lenteur exagérée il la saisit par la taille et la plonge dans l’eau glacée jusqu’aux hanches.

Sarah se sent minuscule. S’il le décidait elle ne serait même pas un amuse-bouche pour lui. Pourtant elle sait qu’il n’en fera rien. Elle est en sécurité avec lui. Elle hoche la tête et son incongrue monture entame sa descente.

Le silence et le calme l’envahissent. Elle n’entend que le remous causé par les déplacements de l’animal. D’un tour de main elle forme une bulle autour d’elle. Bien qu’elle se délecte de sentir l’eau glisser sur sa peau, elle a besoin de respirer.

Le voyage semble ne jamais prendre fin. De loin elle aperçoit des coraux aux milieu desquels dansent des poissons aux couleurs chatoyantes. La lumière diminue, les couleurs disparaissent. Les tentacules du kraken s’illuminent. Il ressemble à un nid de murènes qui sombrerait dans les profondeurs obscures des abysses. Il chante. L’écho lui répond tel un compagnon de route qui l’accompagnerait tout au long de son chemin. Il sait où il va.

Au bout d’une attente interminable le sable apparaît. Il dépose sa précieuse bulle sur le sol comme s’il déposait une perle dans son écrin de velours. Il chante encore. Mais différemment cette fois. Ce n’est plus une plainte sourde, c’est un appel.

Quelque chose bouge dans les falaises, en périphérie du halo lumineux. L’obscurité ne permet pas à Sarah de discerner ce qui se cache dans la roche dentelée. Un nouvel appel résonne, la chose se déplace encore mais reste dissimulée. Les tentacules impatients frappent le fond marin, la chose se décide à sortir de son refuge et fonce sur Sarah, tous crocs dehors, trop vite pour qu’elle puisse distinguer quoi que ce soit. Elle lève la main et son assaillant se retrouve propulser plusieurs mètres en arrière. Pris de peur, il retourne dans son repaire en sifflant de rage. Les tentacules battent le sol à nouveau, soulevant des nuages de poussière.

- Sors de ta cachette, hurle Sarah sans savoir si la chose la comprendrait ou non.

Se fondant dans le sable en suspension, la chose retente sa chance. Cette fois Sarah se tient prête et immobilise son adversaire d’un geste de la main dans sa direction. La chose ne peut plus ni l’atteindre ni la fuir, elle doit lui faire face.

Le saphir reste bouche bée, stupéfaite une fois de plus par les surprises dont regorge l’Inckya. Sous ses yeux médusés se débat, furieuse, une créature aux traits presque humains. Sa peau écaillée reflète chaque raie de lumière telle une boule à facettes, ses mains palmées s’agitent et s’acharnent sur sa prison invisible. A la place de ses jambes, une queue orange tachetée de bleu et se terminant en une large nageoire fouette l’eau vigoureusement.

Elle relève la tête et sa chevelure argentée flotte en une auréole autour d’elle, révélant sa gorge striée de branchies. Ses oreilles se réduisent à un simple trou de chaque côté de son crâne à l’image de celles des poissons. D’ailleurs le reste de sa figure tient plus des animaux marins que de l’Homme. Son nez inexistant laisse la place à deux cavités en plein milieu de son visage plat.

Une sirène, une vraie sirène. Sarah n’en revient pas.

Ses yeux turquoise aussi ronds que ceux d’un poisson mais aussi enfoncés dans leurs orbites que ceux des humains lancent des éclairs. Ses lèvres pincées se desserrent et un cri semblable à celui d’un dauphin apeuré transperce le calme des profondeurs.

Un tentacule la fait taire en lui enfonçant la tête dans le sable.

La pauvre captive se redresse et s’ébouriffe les cheveux avec énergie afin de chasser les grains abrasifs qui pourraient s’y loger.

- C’est quoi ce bordel ? hurle-t-elle au kraken. C’est qui celle-là ? Comment ça se fait qu’elle se noie pas ? Pourquoi je peux pas bouger ? Je t’avais demandé de couler un navire. Y avait quoi de compliqué là-dedans ? Mais non, faut toujours que t’en fasses qu’à ta tête. On va manger quoi maintenant ? T’as les ventouses qui ramollissent ou quoi ?

- Attends, quoi ? l’interrompt Sarah.

- Toi le casse-croûte la ramène pas s’il te plaît.

La plainte du calamar s’élève sourde et ténue, menaçante et bougonne.

- Je pense que ce n’est pas une façon appropriée pour s’adresser à moi, s’offusque le saphir. Je crois que tu n’as pas tout compris. Mes amis et moi, ceux que tu as prévu d’ajouter à ton menu de ce soir, sommes de puissants magiciens, des descendants des dieux. Et il est hors de question que nous servions de plat de résistance à qui que ce soit.

Les paupières translucides de la sirène battent quelques instants. La température chute, un courant glacé court sur son échine. Soudain elle aperçoit un éclat sur la poitrine de son interlocutrice, un symbole reconnaissable entre mille, une étoile dorée, un saphir divin. Un couinement de surprise lui échappe entre quelques bulles.

Sarah retient un sourire. Elle sait parfaitement ce qui a provoqué la réaction de la sirène qui la fixe avec des yeux aussi globuleux que ceux d’un cabillaud sur l’étale d’un marchand. Elle se détend, les abysses retrouvent leur température habituelle, l’étreinte invisible se dissipe.

La sirène s’échoue sur le sable. Solennellement elle se courbe, révélant une chatoyante nageoire dorsale aux teintes bleues et vertes. Elle pose ses mains au sol, paumes vers la surface, et baisse la tête.

- Je suis profondément désolée, s’excuse-t-elle. J’ignorais qui vous étiez. Je vous en prie, oubliez tout cela. Enfin je ne veux pas vous commander bien sûr ! Je… Je…

- Tout va bien, la rassure Sarah. Tu peux te relever. Comment t’appelles-tu ?

- Arista, pour vous servir Votre Majesté.

Sarah rit franchement. Elle pose une main sur l’épaule rugueuse de la jeune femme et l’aide à se relever puis, sous son regard déconcerté, elle retourne dans sa bulle protectrice.

A la demande de la magicienne aux boucles brunes, Arista lui décrit son monde, les abris dans les grottes sous-marines, les villages dans les récifs, les châteaux de corail, les chants sous les lunes, les jeux à la surface. Elle connaît bien le littoral Inckyan. Au cours de sa vie elle a arpenté à maintes reprises tout le long de la côte, des montagnes du Nord à la Forêt Enchantée, pour chercher quelque chose à manger.

Les sirènes se nourrissent principalement de carcasses de poissons ou de mammifères marins et d’algues. Ce sont des charognards, pas des prédateurs. Pour éviter d’avoir à chasser, leur peuple se sert de géants des océans pour leur ramener de quoi festoyer. Toutefois il y a une chose à laquelle aucun d’entre eux ne peut résister : le désir d’envoûter les humains, de les attirer dans les profondeurs, de les regarder se noyer dans leurs bras pour ensuite se délecter de leur chair fondante, de leurs organes mous et de leur sang encore chaud.

Sarah a un haut le cœur à l’évocation de ce met dont la simple idée allume des étoiles dans les yeux de son interlocutrice.

- Tu saurais nous conduire à Diporto ? demande-t-elle dans l’espoir de changer de sujet.

Arista lève un sourcil circonspect puis hausse les épaules. Bien sûr qu’elle le peut. Toutes les sirènes le peuvent, la ville est connue par tous les peuples et le sien ne fait pas exception à la règle. Mais depuis l’invasion des Mariquais, personne n’y a jamais remis le bout d’une nageoire de peur de finir sur un grill. En effet, si les sirènes raffolent des marins, la rumeur court que leur queue serait aussi tendre et savoureuse que les meilleurs poissons du continent. Il se dit même qu’avec quelques gouttes de vinaigre, ce serait le plat préféré d’Edouard, le chef des Mariquais.

Toutefois, en compagnie des Sept, elle ne devrait pas avoir à craindre les estomacs affamés et les palais raffinés des soldats et de leur hiérarchie.

- Je peux vous poser une question ? souffle Arista.

Encouragée par un sourire de Sarah, elle poursuit.

- Pourquoi restez-vous dans une bulle ? Vous savez que vous n’en avez pas besoin n’est-ce pas ?

La sirène explique avec précaution que par le passé les porteurs du saphir avaient pour habitude de descendre dans les profondeurs abyssales et de sillonner les sols marins afin de toujours être au contact des espèces vivant là. Le monde ne se résume pas à la surface.

Ils n’avaient pas besoin d’emporter avec eux de quoi respirer, leurs poumons étaient aussi efficaces que les branchies de toutes les créatures marines.

Après quelques instants de réflexion, Sarah décide de faire confiance à la sirène. Elle lui tend la main, en-dehors de la poche d’air. Les doigts fins se posent avec une infinie délicatesse sur son poignet. Surprise par la douceur de la paume palmée, elle sourit, gênée et rougit légèrement. En un pas elle se retrouve hors de sa bulle confortable et rassurante.

L’eau est froide mais cela ne la dérange pas. En apesanteur dans les abysses, elle sent la pression sur sa cage thoracique. Sous le regard confiant d’Arista, elle vide ses poumons en quelques sphères légères qui s’envolent vers la surface, invisible pour elles. En fermant les yeux elle inspire calmement. Le sel lui brûle les narines, l’eau arrive dans sa gorge. Instinctivement elle recrache le liquide. A court de souffle, elle ouvre grand la bouche pour tousser. L’eau s’engouffre à nouveau, emplit ses poumons. Elle ne peut pas respirer. Elle panique, agite ses bras et ses jambes dans tous les sens. Sa tête n’arrive plus à penser, il lui faut de l’air. Elle va se noyer. Elle hurle. Elle expulse toute l’eau de ses poumons, toute la terreur qui envahit son corps, toute la frayeur, toute l’angoisse, toute la pression qui pèse sur elle, toute la tension des dernières semaines. Une larme s’échappe de son œil et se dissous dans l’océan avant de pouvoir couler sur sa joue. Epuisée, à bout d’elle-même, elle s’effondre, s’abandonne à la mer, et embrasse l’étreinte mortelle des abysses. Elle remplit une nouvelle fois ses poumons d’eau salée.

Les bras rugueux d’Arista s’enroulent autour de ses épaules, rassurants et réconfortants.

- Tout va bien, chuchote-t-elle à son oreille. Regarde, tu vas bien. Tu respires. Détends-toi.

Sarah passe ses bras autour du cou de la sirène. De gros chagrins montent et éclatent dans sa gorge. Elles restent ainsi, immobiles dans les profondeurs pendant de longues minutes.

La frêle étoile relâche toute sa détresse et tout son désespoir sur l’épaule d’Arista qui lui caresse les cheveux avec délicatesse.

Une fois calmée, Sarah s’éloigne, essuie machinalement sa joue sur laquelle aucune larme n’a coulé et prend les mains de sa nouvelle amie. L’humaine face à la sirène, flottant dans les profondeurs de l’océan, sourit en scrutant ces yeux admiratifs qui lui renvoient son propre reflet.

La confiance renaît dans le cœur de Sarah comme un phénix se relevant de ses cendres vingt mille lieues sous les mers. L’espoir fait briller ses iris azurés qui baignent d’une lumière bleutée les abysses autour d’elles. Elles ressemblent à deux anges des mers flottant avec grâce sous le doux regard du géant aux tentacules protecteurs.

Lentement, sereinement, le trio insolite entame son ascension vers la surface, vers la suite de leur épopée, vers leur destin.

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