CHAPITRE 9 : BIVOUAC ET FEU DE CAMP

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Quand la charrette s’arrête enfin et que le bruit des sabots sur le chemin se tait, les deux lunes d’Inckya sont déjà levées et brillent au milieu des étoiles tandis que les sept voyageurs clandestins, bercés par la monotonie de la route, dorment paisiblement au milieu des tissus déchiquetés.

Un coup de bâton dans les côtes vient réveiller Laura qui, sous le coup de la surprise, tousse et gémit. Thomas, alerté par la détresse de son amie, les yeux et les idées encore embrumés, tend sa main en direction de la menace et envoie valser l’arme du crime. Exaspéré d’avoir raté sa cible, il grommelle et se redresse. L’agitation finit de ranimer leurs compagnons de route qui se redressent, méfiants, prêts à employer leurs pouvoirs.

Face à eux, se tiennent les deux marchands, ébahis par ce qu’ils découvrent tout juste. Leur stupéfaction les empêche de comprendre ce qu’il se passe et devant leur air ahuri, les Sept se détendent peu à peu.

- Qui êtes-vous ? se met à beugler le plus rondouillard des deux. C’était quoi ça ? De la magie noire ? Qu’est-ce que vous foutez dans notre cariole ? Ah les grands dieux m’en soient témoins, vous allez me répondre mes gaillards !

En disant ces mots, il fait quelques pas en arrière et son visage se retrouve baigné dans la lumière lunaire. En le reconnaissant, les sept voyageurs esquissent un sourire et un petit rire s’échappe des lèvres de Mathieu qui vient s’asseoir sur le bord de la charrette.

- Tout va bien l’ami, nous ne sommes pas méchants, nous ne vous voulons aucun mal, le rassure Thomas en sautant à terre avec souplesse.

- Vous vous souvenez de nous ? lui demande Aurore. Nous nous sommes rencontrés hier soir à l’auberge.

Son visage devient blême sous la lumière déjà blafarde. Le pauvre homme recule, terrorisé, trébuche et ses grosses fesses viennent s’écraser au sol. Il se relève tant bien que mal, en crachant des jurons incompréhensibles.

Après quelques minutes et un interrogatoire bien en règle durant lequel ils se gardent bien de révéler leur véritable identité, les deux marchands acceptent de partager leur repas avec les nouveaux venus. Laura profite de ce moment d’apaisement pour demander aux deux hommes s’ils ont de quoi soigner leur ami blessé, toujours inconscient dans la charrette. Le seul remède qu’ils connaissent face à ce mal, face à tous les maux que leur apporte le monde actuel, est la prière. On raconte qu’autrefois les dieux régnaient sur l’Inckya. Des dieux bons et cléments qui exauçaient les vœux les plus pieux qui parvenaient jusqu’à eux. Malheureusement les mortels avaient froissé ces dieux qui étaient devenus sourds à toutes leurs prières. Malgré tout ils n’avaient d’autre espoir qu’un jour, leur voix parvienne à un dieu bienveillant qui ne les aurait pas totalement abandonnés et qui serait encore capable de voir la beauté et la bonté en ce bas monde. Depuis la Grande Guerre, aucun miracle ne s’était produit, aucune prière n’avait été entendue, aucun vœu n’avait été exaucé…

- Eh bien il semblerait que ce soit votre jour de chance, leur chuchote Laura avec un sourire énigmatique.

Elle se glisse gracieusement dans le chariot, aux côtés du marchand inconscient. A l’abris des regards, elle s’installe sur les tissus, place la tête du pauvre homme sur ses genoux, ferme les yeux, et commence à chantonner une mélodie qui s’envole de son cœur et s’enfui vers les étoiles en laissant dans son sillage un air de paix et de sérénité. Une aura rouge et noire se dessine autour de ses mains, danse au son des notes mélancoliques, et court sur le visage du blessé avant de disparaître sous ses vêtements tandis qu’elle caresse distraitement les boucles de ses cheveux.

Quand les dernières notes s’échappent de ses lèvres en un souffle à peine distinct, l’homme souffrant ouvre les yeux et l’aura se dissipe laissant place à l’obscurité de la cariole où la lumière céleste ne s’infiltre qu’en fin rayons laiteux qui irradient le visage et la peau d’albâtre de Laura, lui donnant des airs d’un fantôme miséricordieux.

- Merci, murmure le miraculé. Je me nomme Davis.

- Enchantée Davis, je suis Laura.

- Dame Laura, vous m’avez sauvé la vie. Jamais je ne l’oublierai. Si je peux faire quoi que ce soit, je vous serai à jamais dévoué.

- Nous n’en sommes pas là, vous ne me devez rien voyons. N’importe qui en aurez fait autant. Vous avez des amis qui vous attendent à l’extérieur, nous devrions aller les rejoindre.

Sous les yeux médusés de ses compères, Davis exécute quelques pas de danse et s’assied sur un rondin de bois, proche du feu de camp. C’est le plus jeune des trois commerçants. On ne lit pas encore la fatigue et la lassitude au fond de ses yeux, on ne voit qu’un sourire lui fendre le visage et quelques rides joyeuses habiller le coin de ses yeux. Tout en mangeant il discute. Il raconte la frayeur qu’il a eu sur la route, les gens qu’il a laissé au village, leur vie sur la côte, les femmes qui les attendent à la maison, les enfants qui courent sur la plage, les mères qui préparent à manger et les pères qui jouent avec les vagues pour ramener du poisson, la mélodie de l’écume les matins de printemps et les tempêtes effrayantes les nuits d’hiver, les hommes qui ne reviennent jamais de leurs excursion, les veuves vêtues de noir, les vies qui s’effondrent et se reconstruisent au rythme des saisons, les mariages et les naissances, les familles qui se forment et qui emplissent le cœur de la communauté de bonheur. Les pêcheurs connaissent les risques de leur vie, alors ils en savourent chaque instant comme si c’était le dernier. Parce que c’est une possibilité. Ce sont des gens simples qui savent se contenter des choses simples et qui ne prétendent pas à plus. Cette philosophie de vie, ainsi que la route escarpée qui mène aux habitations a su les protéger des pulsions dévastatrices des Mariquais qui ne s’aventurent dans ces recoins qu’une fois par lune, pour collecter leurs précieux impôts.

Cette chance, les pêcheurs en sont conscients. Elle les rassure et leur met un peu de baume au cœur quand les jours sont difficiles.

Pour terminer la soirée, les locaux entonnent des chants folkloriques qui parlent de monstres des profondeurs, de marins perdus, de sirènes et d’épaves écrasées contre la côte.

Quand leurs chants se taisent et que le calme revient sur le petit campement, personne n’ose prononcer le moindre mot, de peur de briser la solennité de cet instant magique.

Les panses sont pleines, les esprits sont apaisés. Bercés par le soupir des braises, couverts par la candeur des astres stellaires, les étoiles et leurs compagnons de route sombrent dans le royaume des songes, loin de ce monde, loin de tous les mondes qu’ils connaissent.

Les premiers rayons de soleil viennent caresser la joue et chatouiller les paupières de Mathieu qui se réveille paresseusement. Il fixe quelques instants la chevelure blonde et la nuque d’Aurore, encore endormie, juste devant lui. Dans son dos il entend le léger ronflement de Thomas qui n’a pas changé depuis la veille au soir.

Même si la nuit a été fraiche et que le matelas de terre n’est pas des plus confortables, il a le sentiment que c’est la meilleure nuit qu’il ait passé depuis qu’ils sont arrivés ici. En y réfléchissant un peu il réalise que cela fait déjà quatre jours qu’ils sont en Inckya et, point positif, ils ne sont pas encore morts. En fait il a même l’impression d’être plus vivant que jamais, d’avoir vécu plus de choses en quatre jours dans ce monde qu’en vingt-trois ans sur Terre. Pourtant sa famille commence à lui manquer. Il pense à son petit frère qui aura sûrement bientôt envie de le voir et à son grand-père qui s’est bien gardé de lui parler de ses racines durant tout ce temps. Son grand-père adoré avec qui il passait toutes ses après-midis et qui n’avait jamais évoqué d’une quelconque façon cet endroit. Un goût amer monte dans sa bouche. Il se redresse et jette un regard circulaire sur le groupe encore endormi. Il manque Lucie. Elle doit être en train de se dégourdir les pattes dans les bosquets avoisinants.

Le chant des oiseaux égaye délicatement l’atmosphère. Son regard se pose sur Aurore, elle adorerait pouvoir profiter de cet endroit quelques minutes avant de prendre la route.

Précautionneusement il pose une main sur son épaule et la presse doucement. Ses prunelles vertes encore embrumées par le sommeil trouvent rapidement les iris marron de Mathieu. Il lui sourit et l’invite silencieusement à le suivre. Elle se lève et, après s’être assurée que ses amis ne risquaient rien, elle s’engage dans les fourrés. Elle se sent bien au milieu de la végétation, dans son élément. Plus elle s’avance dans la verdure, plus elle a le sentiment que rien ne peut lui arriver, qu’elle est chez elle, exactement là où elle doit être et qu’elle est puissante. Elle sent les arbres et les fougères, la mousse et le lichen. Elle se sent faire corps avec la forêt. C’est comme si elle faisait partie de ce qui l’entourait et que ce qui l’entourait faisait partie d’elle, comme si son environnement n’était qu’une extension d’elle-même. Elle lève les yeux vers un arbre et celui-ci se penche vers elle, comme une réponse. Elle effleure ses branches du bout des doigts avant qu’il ne se redresse, comme si rien ne s’était passé.

Quelques mètres plus loin, ils s’arrêtent dans une clairière couverte d’un épais matelas de mousse et traversée par un guilleret ruisseau qui saute de rochet en rochet, slalomant entre les éclats lumineux qui osent s’aventurer par-delà le feuillage. Un sourire éclatant se dessine sur le visage d’Aurore qui tournoie de joie sous le regard amusé de Mathieu.

- Cet endroit est magique, s’exclame-t-elle en se laissant choir sur le tapis de verdure.

- C’est nous qui le sommes, lui répond le garçon aux cheveux d’un roux flamboyant en s’installant à côté d’elle.

- Tu as vu comme elle est belle ? lui demande-t-elle en jouant avec une petite fleur blanche. Je n’en avais jamais vu de pareilles chez nous.

Ses yeux brillent autant que les reflets solaires dans le cours d’eau et semblent hypnotiser toute la clairière. Les buissons, les fougères, les arbres, toute la forêt semble retenir son souffle et admirer la reine des Elfes, l’émeraude divine. Le temps se suspend, l’air s’immobilise, les rochers eux-mêmes sont hypnotisés par ce spectacle majestueux, harmonieux, par cette jeune femme mi-humaine mi-Elfe aux longs cheveux de la couleur des blés et aux yeux pareils aux feuilles dans le vent.

Cachés dans l’obscurité, deux billes d’ambre observent la scène en silence. Un pas après l’autre, sans un bruit, elles se rapprochent et sortent de l’ombre, faisant face aux deux étrangers. Son pelage si caractéristique, marron aux reflets roux, attire l’attention d’Aurore qui esquisse un sourire.

L’imposant loup s’approche et pose sa tête sur les genoux de la demi-Elfe qui passe sa main distraitement sur le crâne de l’animal.

- Ton monde est magnifique, murmure-t-elle en savourant cet instant de plénitude en compagnie de ses deux amis.

Elle ferme les yeux, inspire l’air pur de la clairière et, radieuse, elle sent une chaleur désormais familière naître au creux de son cœur et se répandre dans son corps. Elle ouvre les yeux au moment-même où l’aura verte disparaît de ses mains, absorbée par la terre, et se diffuse tout autour d’eux.

A peine quelques secondes plus tard le sol se peuple de fleurs blanches qui donnent un aspect surréaliste, hors du monde, à la clairière. Cet endroit idyllique, leur bonheur partagé ainsi que la mélodie des oiseaux dans les arbres pourrait faire croire à un songe et Aurore a beaucoup de mal à laisser la clairière derrière elle pour rejoindre leurs compagnons de voyage. Après un dernier regard à l’éclaircie immaculée, elle retourne à la réalité avec comme seule preuve de l’existence de ce souvenir, une fleur blanche que Mathieu a coincé dans ses cheveux.

Lucie les abandonne quelques mètres avant l’arrivée afin de pouvoir reprendre forme humaine et se rhabiller à l’abris des regards.

Cette fois le campement est bien réveillé et après un petit-déjeuner frugal ils sont prêts à reprendre leur route vers le village des pêcheurs, accompagnés de Davis, Rufus et Poméon. S’ils marchent bien ils devraient arriver avant la nuit à Latrébaya, où ils pourront prendre quelques jours de repos, à l’abris des Mariquais, pour se familiariser à ce nouveau monde qui n’attend plus qu’eux pour renaître de ses cendres.

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