Mas-issge deuseyo !

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Seung Sun-Hi sourit à la caméra tandis qu’elle terminait sa marinade. Elle n’avait pas préparé de bulgogi depuis longtemps mais c’était comme le vélo, aucune chance qu’elle oublie. Elle pressa l’ail qui, réduit en une bouillie malléable et odorante, tomba dans le saladier, puis passa à la poire. La GoPro, rivée sur la planche à découper, l’observait impassible tandis qu’elle réduisait le gros fruit rond en une fine purée qui rejoignit le miel, la sauce soja, le sucre, l’huile de sésame, le mirin et l’ail. Elle remua le tout du bout de ses baguettes, profitant de la délicieuse odeur qui s’en dégageait. Non, vraiment, il n’y avait rien de mieux que cette combinaison-là pour sublimer n’importe quelle pièce de viande. Elle acheva le tout en y versant les oignons émincés.

Elle découperait les légumes plus tard, afin qu’ils ne brunissent pas, décida-t-elle. Il était temps de passer à la viande. Seung Sun-Hi avait jeté son dévolu sur une pièce de belle taille, qui pensait en tout un kilogramme presque et demi. C’était plus que les huit cents grammes préconisés par la recette, mais elle avait toujours été une viandarde, de toute manière. Et puis, elle ne mangerait pas tout tout de suite. Elle en préparerait une partie pour le show et garderait le reste pour ses repas de la semaine. C’était un morceau magnifique, taillé à même le haut de cuisse, d’un beau rouge rosé, avec juste ce qu’il fallait de gras et tendre à souhait.

En prévision de sa vidéo, elle n’avait pas mangé depuis la veille et s’était contentée d’impressionnantes quantité d’eau pour élargir son estomac. Une consoeur lui avait appris cette technique, à ses débuts et, si cela avait été inconfortable de prime abord, cette drôle de lourdeur affamée lui annonçait désormais un festin à venir. Elle ne connaissait pas plus merveilleuse sensation que celle-là.

Une fois la lame de son couteau aiguisé au fil du fusil, la jeune femme entreprit de couper la pièce de viande en fines lamelles. Elle avait appris le geste de sa grand-mère, alors qu’elle n’était encore qu’une toute petite fille. Vu de l’extérieur, l’oeil profane ne voyait qu’une lame s'abattant dans la chair mais Seung Sun-Hi, elle, savait que c’était bien d’art dont il était question. L’acier s’enfonçait comme dans du beurre, il ne rencontrait aucune résistance. Seung Sun-Hi ne put résister à l’envie de glisser une lamelle dans sa bouche et, se faisant, adressa un sourire mutin à la caméra, comme une fillette prise la main dans la boîte à biscuits. Elle le laissa simplement posé sur sa langue quelques secondes, avant le croquer, puis passa le bout de sa langue sur ses lèvres. Délicieux.

Elle mélangea la viande ainsi coupée au saladier de marinade et remua jusqu’à ce que l’épaisse sauce recouvre tout.

— Et voilà ! commenta-t-elle dans un adorable gloussement. On réserve au frigo pour trente minutes et en attendant, on va passer au soe-galbijjim !

Seung Sun-Hi avait un peu hésité entre cette recette et des mandus pour son deuxième plat. Mais elle avait déjà préparé ces raviolis à la vapeur trois vidéos auparavant et, même s’ils avaient été très bien reçus par ses abonnés — il fallait dire que leur croquant rendait parfaitement à l’audio —, elle préférait toujours ajouter de la nouveauté et éviter au maximum de se répéter.

Comme le soe-galbijim prenait du temps, elle avait décidé de procéder à tous les trempages en amont du tournage. Les champignons parfumés flottaient dans leur bain d’eau tiède, gonflés juste comme il faut et embaumant toute la cuisine d’une odeur qui lui rappelait les balades en forêt de son enfance. Les côtes elles aussi étaient fin prêtes.

Seung Sun-Hi profita de ce moment pour découper tous ses légumes. Approchant son micro au plus près de la planche, elle s’arrangea pour y frapper exagérément à chaque coup de couteau. Le claquement relaxant avait de quoi ravir ses fidèles spectateurs, qui ne tarissaient pas d’éloges sur son talent incomparé de prise de son. Des tendres champignons, d’abord les shiitake puis les shimeji, elle passa à la solide carotte puis au radis et enfin, à la juteuse jujube qui lui détrempa les doigts.

— La sauce est un peu la même que celle pour la marinade du bulgogi, expliqua-t-elle en versant de la sauce soja dans un bol, donc je passe plus vite dessus, mais je vous laisse la recette en description pour ceux qui veulent les quantités.

Elle plongea le tout dans sa cocotte, qu’elle posa sur un feu doux, et sortit le saladier de viande mariné du réfrigérateur. Elle en observa le contenu et se dit une nouvelle fois que c’était sans doute un peu trop. Les huit cents grammes de la recette, couplés au demi-kilogramme de soe-galbijim serait déjà un sacré défi à relever pour un petit gabarit comme le sien. Elle songea, envieuse, à ses homologues qui pouvaient engloutir, engloutir, engloutir comme si leur estomac n’avait pas de fond et se promit qu’un jour, elle arriverait à leur niveau.

Seung Sun-Hi posa un sac congélation sur sa balance et, du bout de ses baguettes, préleva quatre cent grammes à l’intérieur du saladier. Elle ferma le sachet à l’aide de l’attache métallique fournie. Ce serait ça de pris pour un petit creux en hiver, il n’y aurait qu’à le réchauffer.

Quand elle ouvrit la porte du freezer, deux grands yeux l’observaient, impassibles. Elle lui pinça le nez à travers le plastique transparent et sourit. Il avait été un très joli garçon avant de terminer dans son assiette. Lors de leur premier rendez-vous, il lui avait assuré n’avoir subi qu’une rhinoplastie et une ostoplastie pour ses oreilles décollées. Pour ce dernier, elle n’avait aucun mal à le croire : la cicatrice était encore bien visible à l’arrière de la conque.

Il ne lui en restait plus beaucoup, et Seung Sun-Hi songea qu’elle devrait bientôt repartir en chasse. Le battage médiatique autour de la disparition du jeune homme était tari depuis longtemps, remplacé par d’autres scandales bien plus vendeurs. Elle pouvait se permettre de lui trouver un remplaçant.

Quelques morceaux, dont elle ne savait que faire, prenait toujours de la place dans les bacs. Seung Sun-Hi avait déjà pioché dans ses pièces préférées, jeté tout ce qu’il était dangereux de consommer — le foie, le cerveau — et, comme d’habitude, elle ne savait pas quoi faire des mains, des pieds et du visage. Elle tripota la boîte qui les contenait et songea qu’il faudrait au moins trouver une idée pour les doigts et les orteils, ce serait bête de les gâcher. Elle pourrait préparer de la friture, des petits tempura… Oh oui, brillante idée ! Et comme ça, elle pourrait préparer les joues et le menton façon dakgangeong. Ses abonnés le lui réclamait sans cesse mais elle, elle n’aimait pas trop le poulet. Tant que ce serait frit et caramélisé, ils ne le lui reprocheraient sans doute pas.

Toute à ses considérations, elle cala le sachet plastique là où elle trouva un peu de place et partit installer le réchaud dans son salon. La cuisson de ses deux plats du jour lui mis l’eau à la bouche. Une fois tout son matériel déplacé et la présentation peaufinée, elle s’assit à table, face caméra et se para de son plus beau sourire.

— Coucou les amis ! s’exclama-t-elle, exultant de joie. On se retrouve aujourd’hui pour un nouveau mukbang ! Vous me l’avez beaucoup demandé et… le voilà : le bulgogi ! Comme d’habitude, je vous laisse avec la recette et on se retrouve à ce timecode pour la dégustation !

Elle pointa le doigt en l’air, là où elle ajouterait au montage le moment précis où elle commencerait à manger. Elle resta immobile quelques secondes, pour être certaine d’avoir de la marge pour la post-production, puis frappa dans ses mains. Enfin, la meilleure partie arrivait.

— Bon appétit !

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