L'envol

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Le réveil sonne.

Non... Il hurle.

Quelle heure est-il ?

Encore une fois, je n'ai pas réussi à dormir.

Il est sept heures du matin.

À quand remonte la dernière fois ?

Je suis à bout.

Le vacarme électronique des bippements de la petite horloge brutalise ma pensée.

Quel jour sommes-nous ?

Les signaux successifs du réveil font naître en moi une violente migraine, aggravant graduellement mon épuisement à mesure que l'appareil me frappe de son alarme douloureuse.

Nous sommes le 1er juillet 2018.

Je suis assis en tailleur au milieu de mon lit aux draps verdâtres, mais ne sais depuis quand je m'y tiens...

Mes pensées s'éparpillent et s'amenuisent à mesure que les cris parfaitement réguliers de cette machine infernale située à ma gauche résonnent à en faire trembler ma raison.

Mais plutôt que de subir cette persécution jusqu'à l'heure à laquelle mon esprit se brisera à jamais, je parviens à rassembler les quelques derniers vestiges de volonté dont je dispose afin de lever mon bras gauche, afin de le laisser tomber sans une moindre conviction sur l'interrupteur métallique situé au sommet du dispositif grondant : source de tous mes affres.

Ne pouvant me permettre de prendre le temps de calculer la trajectoire de mon intervention, et en étant de toute façon incapable, c'est à corps perdu, au bout de mes forces, que je me lance dans un assaut désespéré sur mon agresseur inerte. Le lancement s'effectue comme prévu : mon corps s'effondre, le bras toujours levé.

Un bruit sourd interrompt le chaos sonore que provoquait l'appareil.

Voilà ; c'est chose faite.

Ainsi, je réalise la prouesse de plonger à nouveau la pièce dans la nappe de silence que cet assemblage mécanique était alors venu déchirer. Non pas grâce au bout de mes doigts fins toutefois, ni même à l'aide de la paume de ma main ; mais bien grâce à la partie inférieure de mon poignet, délocalisant donc la douleur engendrée initialement par mes maux de tête vers cette extrémité de mon corps.

Mais cela m'est égal : le règne court mais tonitruant du réveille-matin s'est achevé de mes mains ; bien que la formule ''de mon poignet'' se révèlerait plus appropriée.

Pour autant, je ne tire aucune satisfaction de ce succès. Ma condition, proche de la léthargie, ne me permet pas d'apprécier de tels sentiments...

Sur le lit, désormais allongé sur le flanc, le poignet toujours planté sur le réveil maintenant éteint, je n'aspire plus, finalement, qu'à l'avènement de mon repos.

Mes yeux se closent, délicatement. La fatigue me brûle les paupières. Je sens ma respiration, et avec elle l'air voyager en mon sein. Chaque partie de mon corps se détend, apaisé ; comme débarrassé de l'immense fardeau qui le maintenait éveillé.

Enfin, j'y suis parvenu. Enfin, mon calvaire touche à son terme. La torpeur me gagne... Enfin.

Ma pensée s'émancipe peu à peu à la réalité pour faire son entrée au royaume des songes.

Mais durant mon accès au tendre voile de mes rêves, j'entends sangloter au loin. Inexplicablement, un chagrin dévorant m'envahit.

D'où viennent ces gémissements ? Pourquoi me paraissent-ils si familiers ?

À mesure que le sommeil me gagne, les pleurs se font plus distincts encore. Ceux-ci semblent se rapprocher, accroissant une peine dans mon cœur. Un mal que j'ignorais jusqu'alors.

Qui est-ce ? Je ne vois rien.

Un visage portant des traits féminins apparaissent et viennent s'imprimer dans le creux de mes yeux exténués. Un visage que je ne connais que trop bien, et qui ne peut appartenir qu'à une entité.

Celle qui s'est délibérément dessinée sur mes paupières n'est autre que la gardienne de mes nuits, détenant jalousement mon repos et effritant graduellement ma santé mentale. L'onde de mes cauchemars ; une tortionnaire des plus inflexibles, flagellant ma pensée sans scrupules ni interruptions.

Magda.

Celle que je croyais oubliée, laissée à pourrir aux tréfonds de mon être... Mais même en gisant au fond de ce gouffre, Magda persiste et ne disparaît pas. Elle se présente à moi telle une maladie, demeurant et revenant sans cesse, me maintenant éveillé par son harcèlement sempiternel.

Le regard accablé de cette jeune femme perce mon être, et sur ses joues s'écoulent des larmes fluviales. Son regard est empli d'un désespoir incommensurable, qui malgré tout, ne m'inspire aucune pitié. C'est étrange : je n'arrive à éprouver rien d'autre chose qu'un amalgame de mélancolie et de regrets, enserrés par une affection profonde et inexplicable.

J'ignore tout de la cause de cette hantise permanente, forçant mon sommeil à se dérober sous mes yeux aux cernes bien creusées. La bouche à l'aspect si tendre de Magda laisse transparaître de jolies dents, serrées par la détresse, et qui tend à se mouvoir afin d'évacuer une parole.

- Pourquoi ? me demande-t-elle de sa voix éplorée, perturbant jusque l'atmosphère en un écho résonnant dans le vide, et qui ne semble connaître aucune fin.

Tu me demandes « pourquoi » ? Est-ce bien à toi de m'imposer cette interrogation, aussi énigmatique soit-elle ? Toi qui n'a de cesse de me tourmenter. Toi dont j'ai perdu tant la trace que le souvenir. Qu'es-tu devenue, et où te trouves-tu ?

Dans ma propre géhenne, un vestige réminiscent de mon passé réapparaît subitement.

Oui... Tu es partie, sans dire un mot, et tu as emporté avec toi la seule fortune qui me demeurait intacte jusqu'alors : mes amis. Une colère brutale m'envahit. Mais malgré cette réalisation soudaine, je ne parviens pas à la diriger vers Magda. Pourquoi ne suis-je pas en mesure de la faire disparaître ? Je ne parviens pas même à la haïr. Ce constat m'effraie. Magda m'effraie. Qu'est-elle réellement ?

Ma vision s'éclaircit, rendant plus distinct ce qui se présentait alors à moi comme une toile cauchemardesque. Magda m'apparaît nettement. Je la vois s'accrocher. Les pieds dans le vide, elle s'accroche, en sanglots, pour ne pas tomber et finir en proie aux ténèbres de l'oubli.

Elle me regarde. Il n'y a qu'elle, et moi. J'aimerais lui venir en aide. J'aimerais, oui ; si j'en avais le pouvoir.

Une force qui m'est inconnue semble m'en empêcher. Je ne peux pas l'aider : je ne parviens pas à lui tendre la main, et à cela, l'élément le plus désarmant se trouve être mon incapacité à me sentir bouleversé par ma propre inaptitude à la secourir.

Magda me regarde toujours.

- Pourquoi ?! Hurle-t-elle d'un cri perçant mon âme.

Le hurlement de la jeune femme en détresse est si perçant qu'il brise la barrière entre le rêve et la réalité, bousculant ainsi mon corps inerte, et le forçant à se redresser brusquement. Mes yeux exorbités tentent de comprendre la situation. Je ne ressens presque plus de fatigue, mais je me doute bien qu'il ne s'agît que d'un stimulus éphémère.

Je tente de me rassurer, tant cette chimère, bien que récurrente, semblait réelle. Je balaye du regard ce qui se trouve autour de moi, depuis ma position presque assise au centre de mon lit, où je stationne, droit comme un piquet.

Ma chambre semble figée dans le temps, ne subissant pour seule altération que la douce caresse de l'aurore traversant la fenêtre. La lumière du matin embrasse mon bureau, surmonté par un désordre au moins équivalent à celui qui trône dans mon cœur. De nombreuses feuilles de papier viennent constituer une masse informe sur cet espace qui me servait à étudier, il y a peu encore. L'abondance de ces pages est telle que celles-ci viennent déborder du pupitre pour former un océan de paperasse, couvrant presque totalement la moquette bleue du sol.

La tension retombe, et mes yeux amorphes se perdent dans cette étendue blanche, au centre de laquelle gît un tableau de liège usé par le passage du temps et dénudé de ses photographies et de ses souvenirs, ne laissant que des punaises colorées plantées en sa surface.

Les vagues de papier entourant le tableau sont minées de quelques photographies déchirées. Quelques visages, de femmes et d'hommes, se perdent au large de cette plaine pâle. Tous, où qu'ils soient, sont souriants. Même Magda.

De toutes ces faces photographiées, le visage le plus présent demeure celui de la jeune femme. Celle-ci semble présente sur tous les restes de clichés déchirés.

Son regard... Non. Ses regards m'oppressent.

Qu'est-elle ? Combien de temps encore compte-t-elle m'imposer un tel harcèlement ?

Cela doit bientôt faire une éternité que j'ai perdu la notion du temps ; et je n'ai maintenant plus d'yeux que pour ce sourire plein de vie et demeurant omniprésent sur ces restes de clichés éparpillés. Mon esprit erre dans le dédale interminable de mes interrogations : Depuis quand suis-je ici ? Comment me suis-je retrouvé dans cette situation ? Quand cela va-t-il cesser ? Quelle était ma première question ? Quelle sera la dernière ?

Le jour est bien levé maintenant. La fourmilière citadine commence à se mouvoir, et ce jusqu'en mon propre foyer. Des voix s'élèvent un peu partout dans le voisinage, mais deux se trouvent être particulièrement perçantes.

- « Mon fils » ?! C'est aussi le tien, je te rappelle ! retentit un hurlement féminin.

Cette voix, je la reconnaitrai entre mille. Elle appartient à ma tendre mère ; et, la personne à laquelle elle s'adresse n'est autre que...

- Oh ! Mais je le sais bien ! Et franchement, je me demande comment je peux être le père d'une telle couleuvre !

Pas de doute, cette voix rauque et patibulaire appartient bien à mon père.

Je n'ai pas suivi leur querelle, mais la nature de cette dernière n'est pas compliquée à deviner, tant le sujet est récurrent dernièrement.

- Ça va bientôt faire un mois qu'il est reclus : il ne fait rien, ne mange rien ! Sa chambre est en bordel, et je ne parle pas de l'odeur ! vocifère le père.

Toujours posté sur mon lit, le dos bien droit et les yeux témoignant d'un harassement extrême, j'esquisse un léger sourire. L'odeur, quel détail amusant. Mais il a raison sur toute la ligne : je ne sers à rien ; et si leur conflit perdure, ils finiront sans doute par en arriver aux mains...

- « Regarde où nous en sommes réduits ! C'est à cause de lui tout ça ! » ajoute le père.

Bien que je peine à me rappeler de quels maux on m'accable ; oui, en effet. Le responsable de tous ces conflits n'est autre que moi.

- « Arrête ! Laisse-le en dehors de ça, tu vois bien qu'il va mal, ces derniers temps ! »

Merci, maman. Merci de me défendre à l'heure où je ne suis plus capable de le faire moi-même. Je suis aussi frêle qu'un roseau et usé comme un vieux combattant ; incapable de me protéger, et encore moins habilité à le faire pour quelqu'un d'autre.

Non, je ne protège rien. Je brise tout ; tant les autres que moi-même. Je ne suis plus qu'une ombre, désormais.

Personne n'a besoin d'un type comme moi.

Mes yeux s'exorbitent alors comme si je venais d'effectuer une découverte capitale, pareille à la résolution d'un crime majeur ou d'une énigme séculaire. Les brouhahas parental, avoisinant et citadin s'estompent.

Je pense avoir enfin trouvé l'issue à tous mes torts.

Une légère brise passe sur mon minois éreinté. Un vent si délicat qu'il semble m'envelopper amoureusement. Mon regard se dirige vers la fenêtre entre-ouverte ; génératrice de ces douces rafales, et symbole manifeste d'une liberté perdue. Cette vision m'est si délicate que je décide de me mouvoir afin de m'en approcher. Non sans difficulté toutefois ; mon corps émet toute une gamme de craquements tout à fait surprenants à mesure que celui-ci se déforme pour se lever. Mes articulations sont indubitablement enrouées et je ressens de nettes douleurs à chacun de mes mouvements, accompagnées de sons semblables au craquellement de morceaux de porcelaine. Rien d'étonnant à cela, étant donné le temps passé dans une même position.

Enfin debout, je marche lentement vers mon objectif : le dos vouté, les bras en avant et les yeux rivés vers l'unique ouverture immédiate au monde extérieur. C'est avec la démarche d'un mort-vivant issu d'un mauvais film des années 80 que je progresse inlassablement vers la fenêtre.

Ce qui consiste désormais en mon unique destination m'obsède, à tel point que mon trajet, qui n'est long en réalité que de trois mètres, m'est atrocement interminable.

Je laisse mes terreurs et mes maux derrière à mesure que je progresse, marchant sur les morceaux des sourires photographiés qui jonchent le sol.

Je touche mon objectif du bout du doigt, et une sensation de béatitude m'envahit subitement. J'écarte sans empressement et tout en raffinement les portes de la fenêtre de mes mains meurtries, que je ne parviens par ailleurs plus à serrer pleinement tant la vigueur m'a échappée.

Enfin, je peux poser la main sur le rebord de mon objectif. Je jette alors un œil au monde extérieur. Je peux voir les toits de ma ville, ses nombreux logements, et ses habitants grouillants. Je vois ma voisine d'en face ; une jeune femme vraiment séduisante, active, et dont l'appartement est parfaitement ordonné. Sa décoration est moderne et de très bon goût, à point tel qu'on penserait son salon tout droit sorti d'un catalogue de mobilier chic. Et son voisin du dessous : un vieillard toujours en robe de chambre et dont le séjour est envahi de vieilles revues pornographiques. Le contraste entre ces deux personnages m'a toujours amusé. L'un se cache, et pas l'autre.

Dans ma contemplation, mon regard se baisse pour se perdre dans la rue en contrebas. Sept étages me séparent des fourmis se précipitant dans les rues afin d'arriver bien à l'heure au travail. Je ne les envie pas ; travailler pour quelqu'un qu'ils ne connaissent pas et qui s'est auto-proclamé supérieur aux autres simplement parce qu'il possède plus de capital qu'eux... Parfois, certains semblent oublier que nous sommes tous de la même espèce, et que l'argent et les biens ne sont qu'une énième et brève création de l'Homme... Non, de toute évidence, je ne comprendrai jamais tout cela.

Je m'assieds sur le rebord de la fenêtre, dos à l'extérieur.

Je regarde ma chambre, désormais vide de ma présence. Les regards de ces visages sur les photographies nimbant le sol ne m'oppressent alors plus aucunement ; comme si je n'existais plus aux yeux de ces reliques d'un passé perdu. Enfin, j'ai droit à un répit...

La brise caressant ma peau m'apaise ; je me sens flotter à mesure que celle-ci m'envoûte.

Et si je l'accompagnais ?

Mon corps, pourtant raidi par la fatigue, se détend. Je sens que je peux lâcher prise.

Plus rien ne peut m'arriver désormais.

Mes mains s'envolent, laissant le rebord libre à nouveau.

Le vent m'emporte ; je ne fais plus qu'un avec lui.

Mais en un éclair, mes mains rattrapent d'elles-mêmes le bord de la fenêtre, me forçant à me redresser. Il s'agit-là sans doute d'un réflexe de survie visant à m'empêcher de tomber...

C'est amusant. Il semblerait que seul mon esprit soit désireux d'accepter l'étreinte céleste.

Je souris.

- Allez, c'est terminé, murmure-je à moi-même.

Mes mains cessent d'agripper l'encadrement. Je prends mon envol.

Plus rien ne me retient, je tombe.

Dans ma chute, j'entends les sanglots de ma mère. J'observe également le désarroi de mon père. Je constate l'indifférence de ceux qui m'ont abandonné et que je qualifiais autrefois d'« amis ». Je discerne Magda ; j'éprouve son chagrin, sa colère, sa détresse. Je me vois l'enlacer dans mes bras.

Ce spectacle m'est insoutenable.

J'entends mon corps se briser sur le sol.

Je ne ressens plus rien. Tout est noir, désormais.

Le réveil sonne.

Il est sept heures du matin.

Manifestement, mon sommeil a été lourd et des plus agréables.

Le vacarme électronique des bippements de la petite horloge m'est toujours aussi hostile.

Nous sommes le 1er septembre 2017.

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