Haurn - La Trinité Haurnienne [4/4]

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Traëmas s’aida d’un petit miroir pendu à un mur de la salle d’apparat, où Hogrim avait eu l’habitude de se retrouver avec ses proches. Dans un geste aussi agile que machinal, il redressa et resserra sa queue-de-cheval, prenant soin de laisser deux mèches apparentes longer ses tempes. Il réajusta les larges manches de sa grande chemise de soie noire sur laquelle était brodée des rameaux de glacydes, ces arbres sacrés à la couleur lactescente que l’on trouve au centre du Domaine de Belcoure. Leur fruit, la calcédoine, était un symbole de paix pour les Andariens qui réglaient généralement les conflits par la dégustation commune de cet met exquis.

Traëmas ne portait donc pas cette tenue par hasard. À cheval sur les détails, il appréciait prendre ce genre initiatives. Le vassal tenait absolument à être parfaitement apprêté, même face à sa fratrie Haurnienne. Malgré ça, il fit tout de même attention à mélanger l’esthétique chic et raffiné du Sud avec celui plus détaché et froid du nord. Ainsi, il avait décidé d’enfiler un pantalon ample en cuir noire, accompagné de larges bottes fourrées dans lesquelles il ne se sentait pas vraiment à son aise. Pour ce huitième repas en famille, il voulait marquer le coup et souhaiter écarter le moindre faux pas.

Lys était déjà assise à sa place habituelle, à gauche de celle de Traëmas, lui-même placé en bout de table. Elle s’amusait à le regarder se parer face à la glace, observant le moindre de ses faits et gestes qui s’avéraient profondément théâtraux. Ils n’étaient pour l’instant que deux dans l’ancienne salle de banquet, que les Haurniens appelaient l’östhrie, littéralement « cercle du festin » en æsternian primaire.

Les Haurniens avaient l’habitude de s’installer autour d’un buffet gigantesque qu’ils partageaient avec leurs proches. Cette cérémonie pouvait parfois durer plusieurs jours tant il y avait à manger. Depuis l’invasion des troupes du Royaume d’Æsternia, ce côté convivial et colossal avait disparu. On avait fait placer une grande table rectangulaire aussi fade qu’inadaptée à l’envergure de la pièce, aujourd’hui dérisoire.

La fratrie arriva finalement, escortée de près par huit gardes qui empêchaient toute tentative d’évasion ou de débordement. Ils étaient chez eux, certes, mais emprisonnés, ou « invités » comme Traëmas avait pris l’habitude de dire afin de donner une connotation moins sombre au sort réservé à sa belle-famille.

Sierrana, l’ainée impulsive, ouvrit le bal, suivie par sa petite sœur de six ans, Fëdna. Vint ensuite Jörnar, l’adolescent gaillard et peu bavard. Pour finir, Ghon et Saghün, les deux jumeaux âgés de dix ans, trainaient le pas, préférant chahuter. Il manquait une septième personne, son beau-frère qu’il avait rencontré lors de sa première venue à Haurn il y a dix-huit ans de cela. Yathnär avait trouvé la mort durant la guerre. Il avait représenté une sorte de mentor pour les enfants et tous étaient profondément affectés par son décès.

Tous s’assirent à leur place attitrée. Sierrana se tenait face à son oncle qui prit lui aussi pris place à table. Les traditions du royaume voulaient que le repas commence par un hommage à Sharm. Traëmas avait tenté d’instaurer ce rituel les premiers jours mais il avait rapidement abandonné l’idée lorsqu’il ne vit qu’aucun d’entre eux hormis Lys ne le respectait.

Il souhaita alors bon appétit à la fratrie qui ne lui répondit pas, comme à son habitude. À l’image de la salle d’apparat, l’ambiance était froide et embarrassante. Seuls les bruits de mastications animaient le repas. Au bout de plusieurs minutes, ce silence de mort fût coupé par les bavardages de Ghon et Saghün. Traëmas, après avoir croisé le regard de Lys, décida de profiter de la brèche ouverte par les jumeaux afin de s’y enfoncer.

 - Eh bien les garçons, de quoi pouvez-vous bien parler ? Nous aimerions tous être conviés à votre conversation.

Les deux enfants s’arrêtèrent soudainement de chuchoter. Ils restèrent figés, le regard effrayé rivé sur celui de Traëmas. Après quelques instants, Saghün, le moins fûté des deux, finit par répondre.

 - On trouve que les gardes sont drôles. Ils ont toujours l’air très énervés et sérieux. Moran et moi on s’amuse à les embêter et-…

Son frère lui colla la main contre sa bouche afin de l’empêcher d’en dire plus, avant de lui faire remarquer ô combien il était stupide.

Traëmas marqua une pause afin d’observer les deux gardes placés devant l’arche par laquelle les invités étaient arrivés.

 - Il est vrai qu’ils ne sont pas très souriants, dit-il avant de s’adresser à eux en haussant la voix afin qu’ils puissent entendre. Avez-vous eux une mauvaise journée, messieurs ?

Les deux statues ne purent comprendre ce que la vassal venait de dire car il avait parlé en æsternian primaire. Saghün se mit à rire et fut bientôt suivi par son frère. Jörnar et Lys lâchèrent tous deux un sourire en coin. Sierrana, quant à elle, fixa Traëmas avec un regard plein de haine et de colère. Il ne pouvait pas l’ignorer, pas moins que ses poings serrés avec lesquels elle semblait prête à frapper la table. Traëmas perdit alors son sourire.

D’un claquement de doigt, il congédia les gardes qui s’exécutèrent de façon disciplinaire.

 - Je connais quelqu’un d’autre qui n’a pas passé une bonne journée, enchaîna le vassal, alternant son regard entre les frères jumeaux et l’ainée. Y’a-t-il un problème, Sierrana ?

La jeune femme prit le temps de mâcher et d’avaler le morceau de dinde qu’elle venait d’ingérer tout en gardant ses yeux rivés sur ceux de Traëmas. Elle fit ainsi durer l’attente pendant plusieurs longues secondes et se mit à parler après s’être curé les dents avec sa langue et ses doigts, insistant bien sur ce dernier geste déplacé qui irritait particulièrement son hôte.

 - C’est toujours agréable d’être enfermé dans sa chambre et de pouvoir en sortir seulement pour aller aux toilettes et manger à la même table qu’une merde. Disons que j’ai connu des jours meilleurs avant ton arrivée.

 - Sierrana, s’il te plaît… commença Lys.

 - Sais-tu seulement que cette situation me désole autant que toi ? Crois-tu que je sois celui qui a voulu vous voir enfermés chez vous tels des prisonniers ? Penses-tu seulement que j’aurai osé donner cet ordre ? coupa Traëmas, se penchant sur la table. Il parlait avec son corps, preuve de son charisme et d'une certaine affèterie.

 - Rah ! Épargne-moi tes discours de prince ! Je ne suis pas une gamine comme Lys ou les deux jumeaux, tu ne peux pas m’acheter. Et puis qui a donné ce stupide ordre si ce n’est pas toi, cher dirigeant d’Haurn ? cracha l'ainée d'un ton ironique.

- Celui qui les a donnés est le Roi. Je ne suis que vassal, sais-tu seulement ce que cela signifie ?

 - Que ton Roi, toi et toutes vos traditions se fassent engloutir par le voile funeste de Ro’Khan ! Vous n’êtes que des monstres assoiffés de sang à nos yeux ! cria Sierrana, tapant finalement du poing sur la table, ce qui fit valser son assiette.

Après ce choc, il y eut un moment de vie durant lequel on aurait pu croire que le temps s’était arrêté. Le silence avait repris sa place et seule la respiration saccadée de la jeune femme était audible. Traëmas fusait intérieurement mais il fit le nécessaire pour se contenir et faire preuve de patience, se rappelant la conversation qu’il venait d’avoir avec Lys. Après avoir jeté un coup d’œil à cette dernière, il prit la parole dans un ton aussi fataliste que calme.

 - Je suis vassal d’Haurn. Cela signifie tout bonnement que je suis le chien du Roi. Si sa majesté me demande de lui nettoyer ses pieds couverts d’excréments de chevaux, je le fais. Si sa majesté me demande de me couper un bras devant-lui, je le fais. Et si sa majesté me demande de tenir enfermé la famille d’Hogrim à des fins que j’ignore moi-même, je le fais. J’obéis aux ordres quoiqu’il arrive car si je refuse, je perdrais ma tête et vous la vôtre car retenez bien tous une chose : si ce n’est pas moi qui siège sur Haurn, ce sera un homme que vous apprendrez à haïr encore plus que chaque habitant du royaume. Un vassal qui prendra soin de vous torturer aussi longtemps qu’il sera assis à ma place, jusqu’à que vous en mourriez. Je ne dis pas cela pour que vous puissiez vous estimer heureux de votre sort, je le dis car c’est la vérité. Et si la situation actuelle te déplaît, Sierrana, je t’invite à enfreindre les règles, afin que chacun d’entre nous ici puisse payer pour tes torts. Après-tout, c’est ce que tu souhaites, n’est-ce pas ? Que je paie pour cette guerre qui n’est pas plus la mienne que la tienne.

Le lourd silence avait à présent atteint un tout autre niveau et une tension palpable régnait dans cette large et sombre pièce. Sierrana le brisa en lâchant une phrase aussi fatale qu'un coup portéau  cœur :

 - Et si ton putain de roi te demande de tuer Lys, tu t'exécutes aussi, chien ?

Elle quitta la table en furie, ne manquant pas de faire tomber sa chaise au passage. L'ainée disparut dans les couloirs qui menaient vers sa chambre, laissant le reste de la fratie dans le malaise qu'elle avait elle-même instauré.

Lys tenta de dire quelque chose mais sa tentative fut anticipée et sèchement rejetée par Traëmas qui arborait à présent le même visage que son ainée avait dressé face à lui.

Il s’essuya les lèvres et jeta sa serviette sur la table, en signe de frustration. Il sortit lui-même de table et s’apprêta à rejoindre ses appartements avant de tomber nez à nez avec un garde accompagné d’un jeune garçon. Il reconnût sa petite tête d’ange et il décida de ne pas l’ignorer.

 - Messire, voici un messager envoyé d’urgence par l’Ambassadrice Valéna Delanoire, dit le garde, aussi guindé qu’un pic.

L’homme sortit après que Traëmas lui ait demandé d’un geste de la main nonchalant, sans même prendre la peine de le regarder. Le vassal se mit alors à parler la langue du royaume.

- Eulric ? C’est bien cela ?

Le garçon acquiesça promptement.

 - Ta maîtresse a-t-elle une requête à me faire parvenir ? Si cela est le cas, qu’elle envisage de répondre aux miennes avant que je ne règle ce problème moi-même, dit Traëmas qui avait changé de ton et d'humeur depuis l’altercation.

 - Maîtresse Valéna souhaiterait obtenir l’aide d’un Haurnien connaissant bien la ville, répondit Eulric, intimidé.

 - Et que compte-elle faire avec un local ? Visiter Haurn comme si elle voyageait à la découverte du continent ?

 - Elle ne m’a rien dit de plus, messire. Elle a simplement ajouté que c’était crucial pour elle.

Traëmas soupira longuement et se mit à réfléchir. Il ne connaissait encore personne à Haurn qui aurait plus remplir cette tâche. De plus, il était intrigué par les différentes requêtes étranges demandées par l’ambassadrice comme celle d’être impérativement implanté dans les quartiers ouest, loin de la caserne et du centre. Il avait cependant cédé à cette femme à qui il était difficile de refuser quoique ce soit.

 - Jörnar pourrait aider l’ambassadrice, finit par confier une voix qui s’avéra être celle de Lys.

 - Mais... ? Depuis quand parles-tu le nouvel æsternian ? rétorqua Traëmas après un court moment de confusion.

 - Je parle de nombreuses langues, sourit la jeune fille.

 - Très bien… mais pourquoi l’envoyer lui ? demanda alors le vassal, de plus en plus intrigué par sa demi-sœur.

 - Il connait la ville sur le bout des doigts et bien qu’il ne sache pas parler votre langue, c’est un garçon travailleur et serviable. Il ne manquera pas à la tâche, peu importe ce que cela peut être.

 - Envoyer un des enfants d’Hogrim à l’extérieur de cette maison serait trop risqué pour tout le monde… cela signifierait qu’on le libère. Je risquerai gros, en plus de me mettre certaines personnes à dos… lâcha alors Traëmas en æsternian primaire, tout en se penchant sur sa chaise, les yeux rivés dans le vide, visiblement plongé dans une intense réflexion.

Lys interrogea Jörnar du regard. Ce dernier se contenta simplement d’acquiescer.

 - Je pourrais élaborer un contrat qui stipulerait que Jörnar, en tant que prisonnier de guerre, a été expressément appelé par l’ambassadrice pour une mission que seul lui peut réaliser, le tout accompagné d’une envolée lyrique qui suffira sûrement à la couronne pour ne pas chercher de représailles. Cela est possible mais c’est très risqué. J’espère au moins que cette vipère de Delanoire me revaudra ça, commença le vassal. Bien, Jörnar, tu es à présent sous la tutelle de l’ambassadrice. Sers-la bien. Qui sait, peut-être fera-t-elle quelque chose qui jouera en notre faveur.

Le vassal conduit alors son beau-frère et l’ancien écuyer vers la sortie, suivis de près par Lys. Il demanda à deux gardes d’escorter les deux enfants jusqu’à la position de Valéna afin qu’ils ne soient pas pris pour des vandales violant le couvre-feu instauré depuis la prise d’Haurn. Il donna quelques brèves indications aux deux garçons et il tapota le crâne de Jörnar qui lui répondit d’un sourire clément, ce qui créa un immense soulagement dans le cœur de Traëmas. Il les observa partir et finit par fermer les grandes portes d’entrée de la demeure. Il fit ensuite face à Lys.

 - Tu as bien fais de l’envoyer. Jörnar est un bon garçon, il te sera reconnaissant et redevable, tu peux me faire confiance sur ça, dit Lys d’un ton serein.

 - Que dois-je faire concernant Sierrana ? rétorqua rapidement Traëmas.

 - Elle t’en veut énormément, et sûrement plus depuis ce qu’il s’est passé ce soir. Je la connais, elle va chercher à se venger.

 - Qu’elle essaie seulement, elle aura affaire à moi, appuya le vassal avant de rejoindre ses appartements, laissant Lys et Fëdna seules dans l'östhrie. Bientôt, les deux gardes précédemment congédiés firent leur retour, incitant les deux jeunes filles à les suivre afin qu'elles rejoignent leurs chambres.

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