Chapitre 3 - Partie 1

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"L'Etat s'octroie le droit de prélever tout ou partie de [la somme perçue par le Citoyen] s'Il estime que le Citoyen lui est redevable, ou dans un cas de force majeur impliquant la sécurité du gouvernement ou la protection de la Terre."

Extrait de la Convention des droits et des devoirs du Citoyen en Union Russe, du 25 mars 2114.

Écouteurs aux oreilles, il traversa la large rue pavée et rejoignit l'artère principale du quartier. A cette heure-ci, beaucoup de passants allaient et venaient pour se restaurer.

— Allô, chérie ? Oui, j'ai terminé mon article de ce matin. Non, je reste encore un peu, le patron veut me garder cet après-midi.

Arrivé à l'intersection d'une petite rue, iI franchit le seuil d'un fast food et se dirigea vers les bornes de commande.

— Mais non, je n'ai pas fait de bêtises. C'est mal me connaître, ajouta-t-il en esquissant un sourire.

La file d'attente n'était pas longue et il parvint rapidement devant l'écran, sur lequel il tapota pour commander son repas.

— Tu as entendu parler de la nouvelle application ? Oui, tout le monde est devenu fou chez nous aussi.

Il régla l'addition de vingt-trois nouveaux roubles puis s'écarta pour rejoindre une table au bout de la pièce.

— Je n'en sais pas plus pour l'instant. Oui, dès que j'ai des infos, je te le dis. Ah, je vais te laisser, le repas arrive.

Un petit robot arrivait en effet à ses pieds, transportant sur son plateau plusieurs sacs en carton. Lev s'en saisit et quelques instants plus tard, le robot se retourna et s'éloigna par la porte de service.

— J'ai pris deux crêpes, l'une au saumon, l'autre à la saucisse. Et un verre d'eau.

Il déballa les sacs et attrapa des couverts dans la boîte en métal disposée au centre de la table.

— Les légumes ? Quels légumes ?

Loin de culpabiliser, il pouffa, sachant pertinemment que sa femme désapprouvait ses choix.

— Promis, je ferai attention. A ce soir, ma chérie.

Sur son Profiler, une fenêtre indiquait la fin de l'appel.

Il contempla ses deux crêpes avec envie. Il avait peu mangé ce matin, et la faim le tenaillait.

Tout en dégustant son repas, il regarda les actualités sur un large écran de télévision. Comme il pouvait s'en douter, la nouvelle courait déjà sur toutes les lèvres. Un reportage présentait, en direct, la réaction de ceux qui avaient constaté un versement sur leur compte. Même si certains se montraient circonspects voire méfiants, l'allégresse dominait largement, particulièrement à Dalsoy où les indigents vivaient au jour le jour, avec l'insouciance caractéristique de ceux qui ne se projettent plus vers l'avenir.

Autour de lui, tous les regards étaient maintenant rivés vers le moniteur. Le responsable du fast food apparut par la porte de service et, d'un geste à son bras, monta le son. Il s'adossa au chambranle et, à l'image des convives, observa le reportage.

— Pour ceux qui nous rejoindraient, nous sommes en direct, au coeur du quartier défavorisé de Bednys, dans le Dalsoy extérieur où, je vous le rappelle, plus de la moitié des habitants vivent en dessous du seuil de pauvreté.

La jeune présentatrice déambulait dans les rues bondées, arborant un sourire qui se voulait franc. Lev se doutait néanmoins qu'elle n'avait accepté qu'à contre-coeur sa mobilisation dans cette banlieue. Si la frontière avec Kolsoy était strictement contrôlée et que peu de migrants parvenaient à quitter Dalsoy, la réciproque s'appliquait également : personne n'osait s'aventurer en ces lieux dangereux, où vols et crimes régnaient en maîtres.

Des hommes burinés d'une trentaine d'années, tous vêtus de haillons déchirés, commençaient à s'agglutiner autour du détachement journalistique. Ils marchaient pieds nus sur le sol sableux, aussi intrigués qu'envieux de la tenue sophistiquée de la femme. Celle-ci pressa doucement le pas en faisant mine de les ignorer, mais sa voix trahissait son angoisse.

— … où, je le rappelle, peu de gens possèdent un Profiler. Par ici, ajouta-t-elle en s'engouffrant dans un grand bâtiment sur sa gauche.

Elle parvint dans un hall d'immeuble miteux recouvert d'un béton gris et froid. Des fissures longeaient les murs et craquelaient le plafond en divers endroits. Posé à même la dalle, d'imposantes piles de parpaings faisaient office d'étais, soutenant en grande peine le poids de la structure. Sur toute la longueur de la pièce, l'humidité s'était emparée du bas des murs, offrant ainsi à la moisissure tout loisir d'envahir les lieux de son odeur caractéristique.

La jeune femme s'avança vers la porte du premier appartement en réprimant une grimace, tandis que de l'autre côté de l'écran, les spectateurs clamaient avec ferveur leur dégoût.

— C'est répugnant !

— Comment peuvent-ils vivre là dedans ?

— Et on laisse ces personnes venir chez nous, à Kolsoy ?

— Qu'ils restent chez eux, dans leur crasse !

Lev pinça les lèvres. Avez-vous déjà oublié pourquoi ils sont dans cette situation ? Ou faites-vous semblant de l'ignorer ? Il contint de justesse une remarque désobligeante; l'heure n'était pas à la querelle.

Sur le grand écran, la journaliste interviewait une femme d'une quarantaine d'années. Mère de cinq enfants, elle avait travaillé toute sa vie durant, jour et nuit, pour leur offrir à chacun un Profiler, au détriment parfois de sa pudeur et de son amour propre.

— Je veux qu'ils puissent un jour vivre la vie dont j'ai tant rêvée autrefois, expliquait-elle.

— Que pensez-vous de cette application qui donne de l'argent aux gens ?

— C'est inespéré. Nous sommes six à la maison, ça nous fait 2.40 roubles, de quoi manger deux jours en faisant attention.

— D'où pensez-vous…

La journaliste ne termina jamais sa question.Une série de bip aigus s'éleva de son Profiler, immédiatement suivie par celui de la résidente et du caméraman.

Lev regarda sa propre machine qui, à son tour, émit le même bruit strident, de concert avec celles des autres clients. Puis un message apparut sur le petit écran provoquant, pendant quelques instants, le silence complet de la salle. Même à la télévision, les femmes regardaient religieusement leur bras, retenant leur souffle.

"Mise à jour en cours. Merci de ne pas retirer le Profiler."

Une mise à jour ? L'étonnement de l'annonce cédait à présent sa place à l'excitation. Lev termina rapidement sa crêpe froide et jeta ses ordures dans la poubelle, résolu à rentrer au plus vite au journal. Il franchissait la porte du fast food lorsque son Profiler vibra. En pestant, il valida l'appel et la voix de son patron résonna dans ses écouteurs.

— J'ai vu, oui. J'arrive tout de suite. Oui, monsieur, bien sûr.

Son regard fut attiré par un mouvement sur son bras. Il jeta un oeil au message apparu et s'arrêta brusquement en le lisant.

"Mise à jour terminée. Félicitations, vous venez de gagner 3 500я."

— Comment est-ce possible… ? murmura-t-il.

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