Chapitre 2 - Partie 2

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 Sur son large fauteuil en cuir, Yegor suivait la conversation, un sourire aux lèvres. Il avait décidément bien fait d'inclure cet avocat à leur discussion. Le jeune homme restait d'ordinaire dans son coin, presque effacé. Il rédigeait sans rechigner les articles demandés et respectait scrupuleusement ses horaires de travail. Le responsable le voyait parfois passer devant son bureau, mais exclusivement le matin. L'après-midi, son emploi du temps était réservé à ses dossiers juridiques. Aujourd'hui, il allait enfin pouvoir mettre ses capacités au service du Moscovite.

— On devrait pouvoir retrouver le compte d'où provient cet argent en interceptant les données émises lors d’un gain.

— Mais s'ils ne sont pas bêtes, toutes les données doivent être chiffrées, argua Sergueï.

— Vrai. C'est pour cela qu'il faut à tout prix analyser tout ce que nous trouverons.

 Toujours plongé dans son siège, Alex n'avait pas prononcé un mot. Il écoutait les déblatérations sans y prendre part, l'air un peu absent. Ce n'est que lorsqu’un petit courant d'air le fit frissonner qu'il reprit conscience. Sergueï venait de quitter la pièce.

— Je me charge d'enquêter sur la diffusion de l'application, annonça Filipp en se levant. Pour savoir si nous sommes les seuls touchés, ou si nos collègues américains ont reçu le même message. Je n'arriverais pas à faire travailler mon équipe sur autre chose, même si je le voulais. Autant mobiliser chaque personne sur ce sujet.

— Très bien, faites. Et vous, Alex ?

 Le susnommé releva la tête tandis que le deuxième responsable s'éclipsait à son tour.

— J'ai bien réfléchi. Cette application est décidément très étrange. Je suis d'accord avec le point de vue de mes collègues. Toutefois, un détail me chagrine.

— Je vous écoute.

— Pourquoi nous faire gagner de l'argent ? Quel intérêt aurait-on à faire un tel don, qui plus est à des inconnus ?

— Je ne pense pas que la question soit réellement pertinente, intervint Lev en soutenant l’oeil mauvais d’Alex. Vous travaillez au Moscovite, un journal qui, depuis près d'un demi-siècle, s'échine à offrir aux lecteurs une vision transparente du monde. Vos articles aident le peuple à s'informer et à adopter un regard critique sur ce qui les entoure.

— Quel est le rapport ? Vous sous-entendez que cette application pourrait avoir un objectif caché ?

— Ça me paraît évident, en effet.

— J'ai tout de même du mal à comprendre ce qu'il pourrait être. Le versement d'argent d'un compte à un autre est illégal sans l’autorisation préalable des deux parties, certes. Mais c'est techniquement possible. En revanche, l'opération inverse est rigoureusement interdite et très bien encadrée par les banques.

— Retirez vos oeillères, Alex, et cherchez la réponse plus loin que le bout de votre nez.

 Le journaliste étouffa un hoquet de colère, profondément outré par les paroles de Lev qui, malgré sa jeune expérience, se permettait un tel jugement. Il allait exprimer son désaccord lorsque Yegor le devança.

— Je crois savoir ce que vous avez derrière la tête, et je suis d'accord avec vous. En trente ans de carrière, s'il y a bien une chose que j’ai apprise, c’est qu'on ne peut pas se fier aux apparences. Vous pouvez vous renseigner pour confirmer vos théories ?

— J'ai quelques contacts qui peuvent peut-être m'en apprendre davantage.

— Bien, allez-y. Faites moi un rapport pour dix-huit heures.

 Lev acquiesça et quitta le bureau. Alex en profita pour questionner son patron.

— De quoi parlait-il ?

 Yegor le jaugea du regard, quelque peu déçu de sa lenteur d'esprit. Il savait déjà qu'il l'éliminerait de ses options lorsqu'il lui faudrait un jour trouver son remplaçant. Heureusement, il était d'une loyauté sans faille et sa plume maniait les mots avec précision et dextérité.

— Vous connaissez le dicton. Si le bien est gratuit, c'est que vous êtes le produit.

— Vous voulez dire que ce serait…

— ... un piège quelconque. Mais j'espère me tromper. Maintenant, au travail. Je veux un article détaillé avant ce soir.

***

 Lorsque Lev sortit de la pièce, le calme avait repris son bon droit dans l'open space et pour cause, la moitié des employés était partie en réunion de crise. Sergueï et Filipp n'avaient pas tardé à mobiliser leur troupe, et Alex en ferait probablement autant à son retour.

 Il s'installa à son poste sous l'oeil intrigué de son voisin.

— Alors ? demanda ce dernier. Ça s'est passé comment ?

— Pas trop mal. J'ai quelques recherches à faire sur cette nouvelle application.

— Tu travailles dessus, toi ? Je croyais que notre équipe avait déjà trop à faire avec le courrier des lecteurs et les faits divers.

 Lev haussa les épaules, conscient de cette chance qui lui était offerte. Lui non plus ne savait pas pourquoi son responsable s'était montré si clément.

— Je suis avocat, pas juge.

 Son voisin se renfrogna et pivota vers son propre écran, faisant mine de s'intéresser à son document.

 Le journal se composait de cinq équipes distinctes, chacune affectée à des rubriques différentes.

 Celle de Sergueï s'occupait des articles relatifs à la technologie, tous domaines confondus. Ses nombreux informaticiens passaient leur temps à se renseigner sur les nouvelles modes et les gadgets en vogue, tandis que les autres journalistes s'informaient des nouvelles tendances outre-océan.

 Celle de Filipp, quant-à-elle, couvrait les domaines politico-financiers : analyses des indices boursiers MGS - Moscovit Global System - et ISFI - International Structure of Financial Indexes; étude du système politique des gouvernements mondiaux, notamment des états limitrophes à l'Union Russe; résultats stratégiques suite aux décisions politiques, incluant l'impact sur les populations et l'écologie. Sur ce dernier point, elle travaillait en étroite collaboration avec l'équipe d'Alex.

 Depuis les événements du 12 mars 2112, la protection de la planète était devenue prioritaire. Chaque semaine, un rapport dressait le bilan des points climatiques critiques et prodiguait des conseils pour améliorer la situation. Les journalistes contribuaient également à la mise à jour de la carte mondiale des données environnementales, sur laquelle chaque région s'était vu attribuer divers index : baromètre de pollution, degré de contamination, risques de catastrophes naturelles, taux de radiations nucléaires…

 Enfin, et malgré leur comité plus restreint, les deux dernières équipes s'occupaient de tout le reste, principalement les faits divers. Elles répondaient aux questions du peuple, épiloguaient sur les dernières séries disponibles sur le Profiler, mettaient en contact des entreprises et clients à la recherche d'un poste, ou affichaient simplement les messages des lecteurs, après modération.

 Lev consulta l'heure sur son Profiler. Treize heures trente. Il lui faudrait annuler ses rendez-vous à l'Etude s'il voulait se consacrer entièrement à son objectif. Il composa sur son bras le numéro du cabinet, et partit s'isoler. Sa brève conversation avec la secrétaire lui tira un soupir de soulagement. Un des clients avait déjà annulé leur entretien, et elle se chargerait de prévenir les autres.

 Profitant d'un moment de répit, il prit la direction de l'ascenseur pour trouver de quoi se nourrir pour l'après-midi, qui s'annonçait long et éprouvant.

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