Le moulin du bonheur

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- Tous ces bips sont pour toi, Louis.

- Arghh je ne sais plus où j'ai posé mon téléphone.

- Tout à l'heure, je l'ai aperçu sur la commode. Tiens le voilà !

- Merci. C'est sûrement François... se réjouit-il, impatient de consulter sa messagerie.

- Tu n'as plus à m'envier à présent, ton portable est aussi bavard que le mien !

- Ecoute ça ! Hâte de vous revoir ... Départ à 15 heures... Mon carrosse rutilant prêt à remonter le temps vous propose une balade improvisée sur les pas de Bernadette... Votre serviteur et néanmoins ami... C'est signé...

- Hugo ! À croire que ce garçon écoute aux portes !

- Qu'en dis-tu ?

- Les balades improvisées sont mes préférées, tu sais bien...

- Sur les pas de Bernadette, Hugo ne se doute pas de ce que l'on a découvert à son sujet.

- Ton enquête m'a bluffée et Hugo l'appréciera, j'en suis sûre.

Une heure plus tard, la Chevrolet déboucha sur le parvis de l'hôtel. Le jeune homme invita ses hôtes à prendre place à bord avec la déférence qui caractérisait son attitude. Il avait troqué son haut-de-forme contre un béret et son costume sombre pour un ensemble gris à gros carreaux, parfaitement ajusté, d'où émergeait une chemise blanche à long pan. L'élégant et fantasque Hugo suscitait à nouveau la curiosité des deux amis.

- Vous n'avez nul besoin d'épouser la mode pour être vous-même ! Je ne saurais dire à quelle époque vous appartenez à présent, s'empressa-t-elle de commenter.

- Désorientation temporo-spatiale passagère. Etes-vous prêts à me suivre tous les deux ?

- Sans la moindre hésitation, mon ami, répondit chaleureusement Louis.

Avant de démarrer, Hugo se retourna vers ses passagers afin de s'assurer qu'ils étaient confortablement installés puis il déplia une carte indiquant un parcours balisé.

- Ça c'est l'itinéraire conseillé mais vous m'avez dit que la religion ne vous a pas attirés ici. Alors, je vous propose de laisser la Sainte pour découvrir l'enfant et l'adolescente qu'elle était avant que cette histoire change à jamais son destin et celui de cette ville.

- Un itinéraire bis rien que pour nous, tu entends ça Louis ?

Amusés, des passants firent signe aux occupants. Emma se laissa distraire par un échange de joyeuses mimiques.

Le chauffeur jeta un coup d'œil dans le rétro et la belle américaine s'engagea sagement sur la rue Marie Saint Frai.

- La plupart des gens imagine Bernadette comme une gamine timide, effacée, facilement manipulable, reprit-il.

- Et ils ont tout faux !

- J'ai hâte de vous parler d'elle moi-aussi. Louis a mené une enquête approfondie. Il a trouvé des preuves et des éléments concordants qui nous renseignent sur sa personnalité.

- Ah Ah, Louis a mis la main sur le fameux carnet du commissaire Jacomet ?

- La lecture de ses notes m'a passionné. Jacomet met un tel point d'honneur à consigner rigoureusement les faits...

- Puis-je vous demander ce que vous en avez déduit ?

- Nous ne savons évidemment pas ce que Bernadette a vu et nous ne pouvons émettre que des hypothèses sur l'origine de ses visions mais nous avons tous deux pensé qu'elle parlait avec sincérité, souligna Emma.

- Alors je n'ai même pas à vous convaincre...

- Nous convaincre ? Non, mais nous sommes curieux d'en apprendre davantage sur elle. Marcher sur ses pas est une excellente idée !

- Première étape : Bartrès. Le village est à quelques kilomètres d'ici. Direction, la maison de Marie Lagües.

- Qui était cette personne ? interrogea Louis.

- La nourrice qui s'est occupée de Bernadette dans sa petite enfance ; adolescente, elle est revenue vivre dans cette maison. Sa famille était dans la tourmente à ce moment-là.

- Jacomet mentionne ses soupçons à propos du père de Bernadette, accusé d'avoir volé des sacs de farine. Je n'ai pas eu le temps de fouiller du côté de ses parents.

- Un saut dans le temps est requis, accrochez-vous ! renchérit Hugo tout en appuyant sur l'accélérateur.

Le moteur vrombit propulsant fièrement l'automobile.

- Nous sommes en 1841 chez les grands-parents maternels de Bernadette au moulin de Boly.

- Je crois avoir lu que Bernadette est née dans cette maison.

- Tout à fait. Le moulin de Boly était la propriété de ses grands parents maternels. Cette année-là, son grand-père se tue dans un accident. Seule pour gérer le moulin, sa veuve a alors l'idée de marier sa fille aînée à un meunier de sa connaissance.

- Tout commence par un mariage arrangé !

- Pas exactement car ce n'est pas avec sa fille cadette que Claire Castérot envisageait cette union.

- La mère de Bernadette n'est donc pas la promise ?

- Non ! L'aînée se nomme Bernarde, François tombe amoureux de Louise.

- Etrange, Louise donnera le nom de sa sœur à sa fille.

- Bernarde est aussi sa marraine.

- Ah je vois. Et que sait-on des sentiments de Louise pour François ?

- Je ne sais rien de plus sur ces deux-là, à part qu'ils échangent leurs vœux de mariage l'année suivante.

- D'après ce que vous dites, poursuivit Emma, François Soubirous s'impose comme le sauveur du patrimoine familial. L'amour de cet homme place Louise devant une lourde responsabilité. La situation ne se prête guère à un refus.

- C'est bizarre, je n'ai jamais pensé que Louise aurait pu accepter cette relation sans la désirer. Il est vrai qu'elle n'a que 17 ans et François déjà 35...

- Ne faites pas attention Hugo, Emma a besoin de relier les faits entre eux avant de leur donner crédit.

- Je suis partisan de la méthode ! Les livres d'histoire suscitent bien souvent des interrogations. Bernadette a été élevée au rang de Sainte, il y a fort à parier que le récit de sa vie a subi quelques aménagements pour cadrer avec les dogmes religieux. Je pense à ces articles qui insistent sur le fait que Bernadette n'a pas toujours été pauvre, qu'elle est née d'un mariage d'amour et que ces jeunes années ont été baignées par l'affection de ses parents...

- Comme si on voulait réparer l'histoire en quelque sorte... ajouta-t-elle.

- Nous arrivons à Bartrès. Comme vous le voyez il s'agit d'une commune rurale. Elle compte aujourd'hui un peu plus de 500 habitants.

- Charmante bourgade, commenta Louis.

- Bartrès fait partie de l’ancien comté de Bigorre, comté historique des Pyrénées françaises et de Gascogne, créé au IXe siècle. Mais je m'égare, revenons à l'automne 1844, Bernadette est âgée de sept mois lorsque sa marraine l'accompagne ici. Elle y restera jusqu'au printemps 1846.

La Chevrolet s'immobilisa devant un portail ouvert sur une large cour qui laissait entrevoir une bâtisse de caractère.

- Descendons un instant profiter de l'air de Bartrès, voulez-vous ? On ne peut malheureusement plus visiter la maison aujourd'hui.

- Plus qu'aux lieux, je m'intéresse davantage à ceux qui les façonnent. Dites-nous ce que vous savez sur cette femme ?

- Peu de choses en vérité, à part qu'elle venait de perdre son bébé et cherchait un enfant à nourrir.

- Marie Lagües avait-elle un lien particulier avec la famille Soubirous ?

- D'après les témoignages, il s'agissait d'une cliente du moulin.

- Mais Bernadette vivait avec ses parents, je ne comprends pas pourquoi sa mère la confie à une nourrice.

- Les uns avancent que Louise à été brûlée à la poitrine suite à un accident domestique, d'autres qu'elle ne pouvait plus la nourrir du fait de l'arrivée d'un second enfant.

- Une situation fréquente à l'époque, j'imagine.

- Sans doute, oui mais Jean naît en février 1845 et meurt en avril de la même année. De plus, les Soubirous doivent s'acquitter d'une pension pour la garde de leur fille. Je ne sais donc pas ce qui motive leur démarche.

- Louise souffre peut-être d'une agalactie, avança Louis.

- Tu en connais des mots savants !

- Je sais aussi qu'une grossesse peut faire diminuer la lactation. Le tarissement du lait maternel peut survenir aussi en cas de stress, de fortes inquiétudes ou d'hyperactivité mais je pense qu'à l'époque, ce phénomène ne suscitait guère d'explications et conduisait les femmes à confier leur enfant à une nourrice.

- Bartrès n'est pas le bout le monde, Louise peut s'y rendre à pied par ses propres moyens.

- D'après les témoignages, c'est François qui rend régulièrement visite à sa fille.

- Bernadette a été confiée à une femme qui venait de perdre son bébé. Je ne peux pas m'empêcher de penser aux sentiments contradictoires qui affectent une femme dans cette situation de deuil.

- Vous pensez qu'elle aurait pu lui transmettre sa tristesse ? s'inquièta Hugo.

- Sa colère ou sa révolte...

- Ou tout son amour, coupa Louis.

- Oui... Un nouveau-né vit dans un monde de perceptions, d'interactions et on ne peut écarter l'impact de ces sensations sur sa vie future.

- Mais je te rejoins Emma, la réalité me semble quelque peu éloignée d'une enfance baignée par l'amour de ses parents.

- Je me demande pourquoi Louise ne court pas rechercher Bernadette après le décès de son second enfant, ajouta Emma.

- D'autres encore avancent que la petite avait une santé précaire.

- Certes mais en quoi sa santé se serait-elle améliorée à quelques kilomètres de chez elle, séparée de ses parents ?

- Je l'ignore, Louis. Cette explication ne m'a pas convaincu plus que vous.

- Vous nous avez dit qu'elle est revenue vivre dans cette maison une seconde fois. Avez-vous appris pourquoi ?

- François a mal géré ses affaires, il enchaîne les faillites, perd le domaine familial puis un autre moulin dont il avait repris la gestion... Et puis, la révolution industrielle sonne le glas de la minoterie. C'est la dégringolade. Sans ressources, la famille Soubirous atterrit au cachot.

- Au cachot ? grimaça Emma.

- Un logement mis à leur disposition par un cousin, un lieu insalubre, surnommé ainsi parce qu'il s'agit d'une prison désaffectée.

- Bernadette repart chez sa nourrice pour travailler et ne plus être une charge pour ses parents, n'est-ce pas ? avança doucement Emma.

- Elle devient « bonne à tout faire et à tout essuyer » selon l'expression de l'époque.

- J'avais raison de douter de l'affection de cette femme, déplora Emma.

- Oui, leur relation devient vite conflictuelle au point de...

- Bernadette n'est plus un être sans défense.

- Dans le contrat conclu avec les Soubirous, Marie Laguës avait promis de lui faire suivre le catéchisme afin qu’elle puisse faire sa première communion. Bernadette avait soif de Dieu, c'est ce qu'on lit sur le dépliant officiel de cette balade.

- Ils écrivent ça ? Après avoir cherché à la confondre par tous les moyens ! Bernadette avait soif d'apprendre à lire et à écrire ! Faire sa première communion est une marque de dignité, dans sa situation, c'est le moyen le plus sûr de s'instruire.

- Ah Ah, on voit bien que vous n'enquêtez pas pour la presse religieuse !

- Dites-nous vite si Marie Machin a tenu sa parole ?

- Hélas ! À la ferme, le travail n’attend pas. « Les moutons mangent aussi le jeudi », « Tu es trop bête, tu ne feras jamais ta première communion », « Ma pauvre fille, tu ne vaux même pas le pain que tu nous coûtes ! » sont les propos que Bernadette rapporte de la bouche de sa nourrice.

- Quelle harpie ! s'indigna Louis.

Saisie d'une brusque sensation de vertiges, Emma luttait contre l'attraction du vide. Le décor se mit à chavirer tout autour. Elle prit appui contre la carrosserie et inspira profondément pour tenter de dissiper son malaise.

- À quoi pensez-vous Emma ?

- L'édifice affectif de cette jeune fille repose sur des fondations bien fragiles, murmura-t-elle.

- Pourtant, on sait avec quelle force de caractère elle affronte ses détracteurs et comment elle résiste à la tempête médiatique dont elle fait l'objet ensuite. Personnellement, j'admire sa façon de rester elle-même et j'essaie de mettre en pratique sa capacité à ne pas se laisser atteindre par l'adversité.

- Ne pas se laisser atteindre est une forme de résilience. Cette femme qui l'a nourrie n'a jamais su la rassurer, ajouta-t-elle émue.

Hugo pensa qu'il était temps de quitter Bartrès. Il lança une dernière question.

- Savez-vous ce qu'elle a décidé ensuite ?

- Repartir au cachot vivre auprès de sa famille...

- Jacomet m'a volé tous mes effets de surprise, plaisanta-t-il.

- Non... C'est ce que j'aurais fait à sa place. Bernadette est prête à affronter la pauvreté parce qu'elle la préfère à l'injustice et à la médiocrité.

Emma reconstituait la scène de son départ. Dans cette cour aux apparences paisibles, elle imaginait le face à face : la désobéissance dans les yeux de la jeune fille et son silence en guise de bouclier.

Les questions affluaient : son père ou sa marraine était-il venu la chercher ? À quoi pensait-elle sur le chemin du retour ? Comment sa décision avait-elle été accueillie par ses parents ?

- Hé hé les amoureux, je ne voulais pas que cette balade vous attriste ! En route pour le moulin de Boly ! Bernadette disait que c'était le « moulin du bonheur ».

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