Allegro ma non troppo

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- Parle-moi encore de ce jeune pianiste.

- À l'âge de deux ans, il joue Jingle Bells sur un piano jouet après que sa mère en a fredonné l'air, de quoi décider ses parents à l'inscrire à un cours de piano dès l'âge de quatre ans. À sept ans, il gagne le premier prix au concours All Japan Music of Blind Students de la Tokyo Helen Keller Association. À dix, il se produit sur scène avec l'orchestre Century à Osaka. Aujourd'hui âgé de 31 ans, il réinvente la musique des plus grands compositeurs sur les scènes internationales.

- Incroyable de naître avec une telle passion en soi. Mais comment fait-il pour lire les partitions ?

- Il existe des partitions de musique en braille mais la demande est si faible que la variété des partitions disponibles ne répond pas aux besoins d'un artiste professionnel. Tsujii apprend les nouvelles œuvres musicales strictement à l'oreille.

- Quelle injustice. Si je m'attendais à retrouver les utilitaristes sous les partitions en braille ! Le bonheur du plus grand nombre, une devise qui n'hésite pas à sacrifier les minorités. C'est fou comme ce modèle de pensée est répandu dans nos sociétés.

- Rassure-toi, notre jeune prodige a détourné la difficulté en concevant sa propre méthode. Une équipe de pianistes enregistre les partitions que Tsujii écoute et pratique jusqu'à ce qu'il apprenne et perfectionne chaque morceau.

Une partition n'est pas l'écriture d'une oeuvre, une partition c'est une promesse.

- Une partition c'est une promesse, c'est beau ce que tu dis. Comme la vie en somme...

- Grâce à toi, j'ai bien l'intention d'honorer cette promesse encore quelques temps.

- Sais-tu comment il parvient à rester dans le tempo sans voir le chef d'orchestre ni les autres musiciens ?

- Oui, cette question lui a justement été posée au cours d'une interview. Tsujii a répondu : « En écoutant le souffle du chef d'orchestre et en sentant aussi ce qui se passe autour de moi. »

- Il m'impressionne ce garçon !

- Et je pense que son jeu va te ravir. Sa passion me transporte. J'écoute ce morceau soit quand je n'ai pas le moral, soit au petit matin. Il me donne de l'entrain et m'enchante.

Ce concerto sculpte admirablement le silence matinal. J'appréciais surtout la compagnie de Rachmaninov le week-end en attendant que Pierre se réveille : le voir débarquer dans le salon les cheveux en bataille, cligner des yeux devant l'intensité de la lumière et brusquement s'élancer dans le mime du pianiste virtuose... Comme j'aimais ses pitreries.

- Je n'ai pas de souvenir aussi heureux à te raconter. Aucun de mes compagnons n'a eu le sens de l'humour très longtemps, ils n'étaient pas davantage intéressés par mes goûts musicaux. L'un d'eux m'a même dit un jour : « je ne sais pas comment on peut écouter une musique pareille ».

- À t'entendre, on dirait que tes amoureux manquaient cruellement de sensibilité.

- Voire même de féminité. C'est peut-être ce qui m'attire en toi...

Tu ne saurais deviner à quel point je me sens heureux de te séduire Emma.

- Dis-moi et toi, quand écoutes-tu Rachmaninov ? Reprit Louis, imperturbable.

- À l'inverse, j'appelle Sergei quand je me sens révoltée. Sa musique m'apaise. Les échanges entre l'orchestre et le pianiste dissipent mes ressentiments et le troisième mouvement emporte avec lui ma révolte. Je me retrouve en accord avec moi-même, capable d'avancer à nouveau.

9:00

Allegro ma non troppo.

Premier mouvement du chauffeur aux commandes de son monstre d'acier : tout en souplesse, le bus aborda son premier virage pour rejoindre la Route Nationale sous les premières notes du 3e concerto de Rachmaninov*.

- Ça y est, nous sommes partiiiiiiiiiis !

Louis saisit la main d'Emma étonnée de cette nouvelle initiative. Elle y répondit avec le même empressement. Fermement entrelacées, leurs doigts à poing fermé se levèrent d'une force capable de dilater le temps.

Piano et violons échangent à haute voix. Les yeux absents, partis à l'assaut du vaste univers sonore, Tsujii capture le cristallin des notes qu'il dépose une à une sur le clavier tantôt avec intempérance, légèreté ou extrême délicatesse.

Calée sur l'appuie-tête, Emma observe les couleurs danser avec la lumière. Entraînés par la musique, les paysages se montrent d'allure conquérante.

Les doigts effilés de Tsujii semblent guidés par une inspiration divine. Libres, ils virevoltent sur les touches désormais acquises à ses multiples variations d'humeur.

Louis éprouve une étrange sensation de chaleur qui émane de leurs mains restées jointes. L'image de sa main agrippée à celle de sa mère lors d'une promenade contrariée par l'orage, remonte de sa petite enfance. Ses yeux se ferment, l'invitant à s'emparer de ces sensations intimes.

A l'extérieur, des formes furtives apparaissent pour s'évanouir sous l'effet de la vitesse, dessinant un tableau mouvant où les yeux d'Emma se perdent.

Qu'est-ce que le temps ? Qu'est-ce que l'ivresse de vivre ?

***

Nobuyuki Tsujii plays Rachmaninoff Piano Concerto No.3

https://www.youtube.com/watch?v=Ql_hANUygYg

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