Chapitre 4.1 - La déesse mère

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 La pluie n'avait pas cessé de la nuit. Au petit matin, le temps s'était encore rafraîchi et Yvonig se réveilla les pieds et les mains engourdis par le froid. Au fond de sa besace trempée, il lui restait un peu de pain ramolli de la veille ainsi qu'un dernier morceau de fromage qu'il se força à avaler. Le jour se levait à peine mais il lui fallait achever sa traversée du Yeun Elez sous une pluie battante et froide, à nouveau seul sur la route. Louarn ne l'avait pas rejoint… Il ne pouvait qu'espérer que le korrigan avait réussi à échapper à ses cousins des marais. Il soupira en regardant en arrière et murmura quelques mots anciens à l'adresse des esprits du lieu. Il était temps de reprendre la route, aussi ramassa-t-il ses affaires, encore humides, avant de se remettre en marche sur le sentier qu'il avait suivi la nuit précédente.

 Il lui fallut un peu plus de deux heures pour voir enfin le paysage se transformer doucement, apercevant au loin les clôtures des pairies marquant le retour à la civilisation. Le sentier parut de moins en moins humide, malgré la pluie, et finit par émerger des marais entre des champs où des moutons détrempés se recroquevillaient sous les quelques arbres présents. La proximité des animaux, et les traces de la présence humaine, lui firent retrouver un semblant d'énergie et il accéléra le pas sur le sentier boueux.

 Au bout de quelques kilomètres il finit par atteindre une route goudronnée qui semblait contourner les marais pour filer vers l'ouest. Un ronronnement lointain et familier rappela enfin Yvonig à la réalité. Il se rendit compte qu'il était resté sur ses gardes et tendu depuis la veille. Le bruit du moteur se rapprochant, puisque c'était ce dont il s'agissait, lui fit prendre conscience qu'il était hors de danger et qu'il pouvait enfin se détendre.

 Une voiture ne tarda pas à arriver et ralentit quand le chauffeur aperçut le garçon sur le bord de la route. Il devait avoir un air pitoyable, son long manteau de cuir sombre dégoulinant de pluie, son chapeau ne le protégeant plus depuis un moment et la mine fatiguée. Le véhicule s'immobilisa à sa hauteur et la vitre se baissa doucement. Un homme au visage constellé de taches de rousseur et à l’épaisse chevelure rousse dévisagea Yvonig.

  « Tu vas où comme ça mon gars ?

  _ Sur la côte monsieur. Je souhaite rejoindre la baie qui se trouve à l'ouest.

  _ Et bien on peut dire que c'est ton jour de chance : Je vais justement pêcher par là-bas. Mets ton sac et ta veste trempée derrière et grimpe à l'abri! »

 Yvonig ne se fit pas prier et ouvrit la porte arrière pour y jeter ses affaires parmi les gaules, les seaux et les diverses boîtes de pêche avant de monter à côté du chauffeur. L'intérieur de la voiture sentait un mélange de tabac, de poisson, de sueur et de boued, mais il y faisait bon et sec. La radio grésillait, tentant difficilement de recevoir une station locale, tandis que le chauffeur remettait sa voiture en route. Le véhicule n'étant pas bien grand, le conducteur paraissait à l'étroit étant donné sa large carrure. La vareuse délavée qu’il portait aurait pu servir de toile de tente à Yvonig.

 L'homme laissa passer quelques minutes avant de reprendre la parole d'une voix puissante.

  « Au fait... Je m'appelle Christophe, mais tu peux m'appeler Toch', comme la plupart des gens.

  _ Moi c'est Yvonig, merci de vous être arrêté.

  _ Pas de quoi. J'ai été surpris de trouver quelqu'un ici... Il fit un mouvement de tête pour montrer le manteau et le chapeau d'Yvonig. Surtout avec cet accoutrement...

  _ Je suis conteur... Disons que ça fait partie de la mise en scène.

  _ Conteur ? Et tu vas faire quoi du côté de chez les « Penn-Sardin » ?

  _ Je dois rencontrer une femme...

  _ Haha ! Elle est belle ?

  _ A en mourir parait-il, mais je n'y vais pas pour cela... »

 La route se déroula sans encombre et Toch' s’avéra être un hôte très agréable : souriant, jovial, parlant mais jamais plus que nécessaire et surtout, ne cherchant pas à creuser les sujets quand il sentait qu'Yvonig ne voulait en dire plus. Le jeune conteur ne pouvait pas espérer meilleur chauffeur pour se rendre sur la côte. Il n'arrivait pas à savoir depuis quand il n'avait pas pris le temps de discuter avec quelqu'un de... Normal. Cela lui fit un bien fou et le temps passa d'ailleurs bien plus vite qu'il ne s'y attendait. La petite heure de route qui les séparait de la mer s'envola et le port qu'il souhaitait rejoindre se profila à l'horizon, peut-être trop vite à son goût.

  « Dis-moi garçon, sais-tu où manger ce soir?

  _ Je n'y ai pas encore vraiment réfléchi...

  _ Je connais un troquet où les clients raffoleraient de tes histoires... Le patron est un copain, il te ferait manger gratos en échange. Je te promets que sa soupe de poisson vaut le détour !

  _ J'ai pas mal de chose à faire dans la journée, mais si je peux revenir ce soir, ce sera avec plaisir... Ça me permettra de souffler avant ma rencontre... »

 Toch' jeta un regard interrogateur au jeune garçon, mais celui-ci n'y fit pas attention, il était déjà plongé dans ses pensées.

  « Et bien écoute, dans ce cas, passe ce soir au « Roue Gralon » et tu auras un repas assuré !

  - Le « Roue Gralon » ? Amusant…

  - Oui, Gralon ou Gradlon. Le roi dont la fille Dahut a, d’après la légende, provoqué l’engloutissement de la ville d’Ys. »

 Yvonig le dévisageait avec un sourire un coin et le pêcheur mit un petit temps à comprendre la raison de cet amusement.

  « Ah ! Forcément ! Si tu es conteur, tu connais déjà cette histoire !

  _ Effectivement… Mais je pense en connaître une version légèrement différente…

  _ Que veux-tu dire ? Oh, et puis non ! Je ne veux rien savoir pour le moment ! Je préfère garder ça pour ce soir ! »

 Il adressa un clin d’œil au garçon et se reconcentra sur sa conduite.

Toch’ allait justement pêcher dans le secteur où souhaitait se rendre Yvonig, une pointe dans une zone côtière rocailleuse au nord-ouest du port. Une petite route cahoteuse menait jusqu’à un parking de terre où quelques voitures étaient déjà stationnées. Toch’ se gara et descendit récupérer son matériel pendant qu’Yvonig prenait ses propres affaires. Au moment où les deux hommes allaient se serrer la main, le son déformé d’une cloche sembla résonner depuis la mer et provoqua un frisson aux deux arrivants.

  « Qu’est-ce que c’était que ça ? »

Toch’ semblait soudain inquiet. Yvonig détourna le regard et haussa les épaules.

  « Certainement l’église du port.

  _ Non… Non… Le vent souffle de l’Ouest, on ne pourrait pas l’entendre d’ici. On aurait dit que cela venait… Directement des fonds marins… Tu connais l’histoire… On dit qu’il est parfois possible d’entendre les cloches de la ville d’Ys…

  _ Mais elle n’est qu’une légende…

  _ Je le sais bien mais ça fout les jetons ! Bref… Tu veux que je te récupère ce soir ?

  _ Non c’est gentil. Je vais longer le sentier côtier, on n’est pas bien loin du bourg. On se retrouve à l’auberge dans la soirée.

  _ Comme tu voudras ! A ce soir ! »

 Yvonig se sépara du pêcheur et s’engagea sur un sentier boueux sillonnant entre les bruyères et les ajoncs. La pluie avait cessé depuis leur départ du Yeun Elez mais le ciel restait chargé et menaçant. Le garçon pressa le pas car il souhaitait faire son repérage rapidement avant de pouvoir rejoindre le confort d’une auberge. Car c’est de cela qu’il s’agissait… Trouver, de jour, la voie qu’il devrait emprunter à la nuit tombée.

 Il se savait proche. La cloche en était la preuve. Il pesta en y repensant… Il n’avait pas songé une seule seconde que sa présence pourrait permettre à Toch’ d’entendre l’angelus. Il devrait être prudent à l’avenir…

 Il rejoignit le bord de mer par le sentier et déboucha sur les rochers où des monceaux d’écume venaient se fracasser. La mer était agitée. Trop agitée. Comment pourrait-il atteindre Ys avec ce va-et-vient continuel et violent ? Il ne restait plus qu’à espérer qu’avec la marée basse les eaux se calment un peu. En attendant il observa les roches avec attention. Il lui fallait trouver l’entrée, le commencement. Il parcourut plusieurs centaines de mètres de côte, faisant des aller-retours dans les rochers, faisant glisser ses doigts sur certaines pierres, avant de déceler un signe.

 Dans l’anfractuosité d’un roc ses doigts rencontrèrent une forme qui n’avait rien de naturel. La pierre avait été creusée, sculptée, polie. Il s’agenouilla pour regarder dans la fissure et y découvrit un personnage féminin stylisé. Deux yeux et un nez au-dessus de cercles concentriques ainsi que deux disques pour figurer la poitrine. Une représentation épurée de la Déesse-Mère. Il était au bon endroit. Il se tourna alors face à la mer, ferma les yeux et inspira profondément. Il resta ainsi quelques secondes, écoutant le roulis des vagues contre la côte, le vent soufflant dans les buissons de pruneliers, le cri de quelque goéland de passage…

 Lorsqu’il rouvrit les yeux, il n’eut aucun mal à repérer les marches grossièrement taillées à même la roche. Un escalier se dessinait… et plongeait directement dans les flots tumultueux. Yvonig soupira. Il lui faudrait, le soir venu, affronter le ressac, l’humidité et le froid afin de descendre, marche après marche, jusqu’à sa destination.

 Pour l’heure, il lui fallait surtout une journée de repos et un repas chaud. Il remonta donc jusqu’au sentier côtier, autrefois usité par les douaniers, et l’emprunta en direction du port.

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