L’attrape-cœurs

6 minutes de lecture

Le 10 septembre 2020

 Mon expérience de lecteur m’a conduit à constater que la réputation des livres considérés comme des chefs-d’œuvre est rarement (peut-être même jamais) usurpée. Lorsque je rencontre ce type d’ouvrage, je le mets immédiatement dans ma liste de livres à lire. Mais qui décerne ce saint Graal et selon quels critères ? Pour qu’une œuvre puisse se détacher de la masse il faut tout d’abord que de nombreux maîtres de l’art, critiques et doctes spécialistes s’accordent a lui porter un jugement favorable. Ce bon accueil de la critique peut être tardif par rapport à la publication de l’œuvre, mais il doit être confirmé par un large panel de lecteurs appartenant à toutes les nationalités. Un chef-d’œuvre n’est pas forcément un livre ayant obtenu un ou plusieurs prix littéraires. Le temps est un facteur déterminant. On ne peut décerner ce titre qu’aux œuvres qui parviennent à maintenir l’engouement des lecteurs au fil des années. On peut citer comme exemple l’Iliade et l’Odyssée encore présents dans les rayons de nos librairies 3000 ans après leur naissance. Un chef-d’œuvre doit présenter une qualité de forme irréprochable dans son genre, il doit être reconnu comme tel par le plus grand nombre, pour cela il doit posséder des qualités universelles qui le rendent insensible au temps qui passe, il parle à toutes les générations et à toutes les cultures. Un chef-d’œuvre de la littérature porte l’humanité en lui et chaque lecteur doit reconnaître dans les personnages ou l’histoire une part de lui-même. Un chef-d’œuvre doit secouer, foudroyer, surprendre ou tout simplement émouvoir par ses qualités esthétiques ou pour le message qu’il délivre. La lecture d’un tel livre est susceptible de transformer notre vision du monde et pour le moins de modifier ce que nous pouvons penser de la littérature en général.

 Sur le Net, fleurissent une kyrielle de listes où sont répertoriées les plus grandes œuvres littéraires de tous les temps. Plusieurs ouvrages ont pour objet de présenter par thème ou par nationalité le top de la littérature universelle, en voici quelques-uns que je consulte régulièrement :

« La Bibliothèque idéale » de Bernard Pivot, Albin Michel, 1988,

« Les 1001 livres qu’il faut avoir lus dans sa vie », Peter Ackroyd, Le Grand Livre du mois, 2008).

 Si l’on prend seulement les livres qui sont classés dans les cent premiers de chacune de ces listes, on peut se constituer un très bon programme de lecture. Il faut préciser que cette « élection », souvent basée sur le nombre de tirages, donne un résultat assez fiable dans la mesure où elle s’appuie sur un suffrage universel à l’échelle mondiale et qu’elle réunit dans son électorat toutes les générations et toutes les cultures de toutes les époques. Ce qui donne un résultat beaucoup plus fiable que n’importe laquelle de nos élections politiques qui se déroule pour la plupart des cas dans des conditions ne garantissant pas un résultat incontestable. On obtient ainsi l’élection de Donald Trump, que l’on ne peut pas vraiment qualifier de chef-d’œuvre si tant est que ce titre puisse être transposable à un humain. Est-ce à dire que nos gouvernants devraient être désignés par des « lecteurs » et non par des « électeurs » ?

 La vie est courte et les livres sont innombrables, il n’est donc pas idiot pour un jeune qui débute dans sa carrière de lecteur de se constituer une liste en faisant un choix personnel parmi tous les chefs d’œuvres reconnu comme tel par les générations qui l'ont précédé. Cela n’empêche pas, par la suite, de s’en remettre parfois au hasard ou de suivre son instinct, il y a tant à lire. Chacun doit aussi préserver son droit de construire son propre Panthéon littéraire.

 « L’attrape-cœurs » de Jerome David Salinger (1919-2010) fait partie de ces livres souvent cités dans les listes dont j'ai parlé plus haut. Avec l’expression spontanée de son anti héros, l’adolescent Holden Caulfied, l’auteur donne une définition de ce que pourrait-être si ce n'est un chef-d’œuvre du moins un très bon livre :

« Ce qui me sidère c’est un bouquin où, une fois qu’on a fini de le lire, on aurait envie que l’auteur qui l’a écrit soit un super ami à soi, et qu’on puisse l’appeler au téléphone chaque fois qu’on en aurait envie ».

 L’impression que j’ai ressentie après avoir tourné la dernière page est bien de cette nature. J’aurais aimé qu’il y ait une suite et que l’auteur nous accompagne au-delà des quelques jours dans lesquels sont rassemblés tous les évènements de cette histoire. L’action se déroule dans les années cinquante aux États-Unis. Holden a 16 ans lorsqu’il est exclu de son collège pour niveau insuffisant dans toutes les matières, sauf en littérature, domaine dans lequel il parvient à exprimer sa sensibilité. C’est l’histoire d’un adolescent révolté qui n’accepte pas le monde qu’on lui propose. Il a pourtant la chance d'appartenir à un milieu aisé, mais il ne trouve sa place nulle part. Hanté par le décès de son petit frère Allie il entre en conflit avec tout le monde, ses camarades de classe, ses professeurs, ses parents. Son affection il la réserve à sa petite sœur Phœbé qu’il trouve brillante et drôle. Après son exclusion Holden n’a pas envie de rentrer chez lui pour affronter les remontrances de ses parents, il va ainsi déambuler dans les rues de New York à la recherche de son identité. Il fait de nombreuses rencontres et revoit aussi quelques amis, mais son enthousiasme et ses projets tournent court à chaque fois, il est déçu et ne parvient pas à se faire comprendre. Au cours de ses pérégrinations, il s’adonne à toutes sortes d’expériences, l’abus d’alcool puis le sexe avec une prostituée. Il se réfugie chez l’un de ses anciens professeurs, monsieur Antolini, celui-ci se montre bienveillant et compréhensif, il lui donne quelques conseils pour le guider dans la vie, mais Holden croit discerner en lui une tendance pédophile. Il considère cela comme une trahison, désormais il condamne le monde des adultes et pense qu’il ne pourra plus jamais leur faire confiance. Il décide de quitter définitivement New York et de s’isoler dans une cabane loin de tout le monde.

 La personnalité d’Holden est riche de contrastes. Souvent il manifeste avec force sa colère et son dégoût pour une société qu’il juge absurde, mais il fait preuve aussi d’une sensibilité touchante, par exemple lorsqu’il se montre généreux et bienveillant avec deux nonnes qu’il rencontre par hasard dans une salle d’attente. Il n’aime pas la plupart des gens qu’il croise dans sa vie, les jugeant superflus, voire idiots, mais il s’inquiète à plusieurs reprises de savoir ce que deviennent les canards du lagon situé près de Central Park l’hiver venu. La rupture de ban d’Holden n’est pas celle d’un mauvais garçon, mais plutôt celle d’un jeune en souffrance qui a le courage de dire non à l’avenir tracé d’avance qu’on lui propose.

  Ce qui fait la force de cette histoire c’est le style à la fois familier et troublant, satirique, parfois humoristique et tellement original de l’auteur. On peut au-début être choqué, surpris par la crudité et la simplicité du langage qui détonne par rapport au style et aux thèmes de l’époque, mais au fil de la lecture on est littéralement happé et conquis par la voix de l’auteur qui se cache derrière celle de ses personnages. La force de ce texte réside dans son authenticité, et la simplicité apparente du style, les tournures faussement maladroites d’un adolescent en dérive se transforment en une petite musique familière qui procure au lecteur un sentiment de proximité, une sorte de connivence avec le héros de l’histoire.

  Salinger est l’un des auteurs les plus énigmatiques de l’histoire de la littérature, il a écrit très peu en dehors de l’attrape-cœurs et à vécu la plupart de son existence, en reclus, loin des grandes villes, fuyant les médias. Un court roman et trois recueils de nouvelles ont suffi à le rendre célèbre. C’est un écrivain atypique qui a produit une œuvre originale et unique avant de se murer dans le silence. Sa vie ressemble à celle d’un éternel adolescent en quête d’absolu. Un roman singulier au style déroutant qui ne peut laisser personne indifférent.


Bibliographie :


— « L’attrape-cœurs », J.D. Salinger, traduction : Annie Saumont, Pavillons poche Robert Laffont (2016), 246 pages. Si l'on ne maîtrise pas l'anglais, comme moi, il est important de lire ce livre dans une bonne traduction, celle d'Annie Saumont me paraît excellente.

Le titre original est « The catcher in the rye », il est inspiré d'un poème de Robert Burns qui évoque des enfants qui courent dans un champ de seigle au bord d'une falaise et qu'il faut rattraper avant qu'ils ne tombent. La falaise symbolisant le passage à l'âge adulte.

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