Du côté de chez Swann

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Le 7 août 2020

 Il n’a ni odeur ni saveur, il ne peut pas être pesé, ni observé, il n’est pas visible, il est invariable et relatif, il est présent partout, il est plus important que tout, il est né avec l’univers et lui survivra peut être, on ne peut ni le saisir ni l’emprisonner, il s’écoule, mais ne s’évapore jamais, il disparaît au moment où il naît, il n’existe pas, mais sans lui rien ne pourrait exister. Le temps nous glisse entre les doigts quand nous croyons le saisir, il n’y a pas de notion plus floue, de concept plus vaporeux, de réalité plus fuyante. Par commodité nous distinguons le temps de la durée, le temps serait l’instant présent, autrement dit l’instant fugitif, insaisissable, éphémère qui nous donne l’illusion de flotter entre un passé qui n’existe plus et un futur qui n’a pas encore de réalité et qui n’en aura peut-être jamais. La durée est la distance temporelle qui sépare deux évènements, deux souvenirs. On pourrait gloser ainsi longtemps sur ces notions qui intéressent aussi bien le scientifique que le philosophe, Proust en a fait le thème de son roman « À la recherche du temps perdu ».


 « La vie est trop courte et Proust est trop long », disait Anatole France (un auteur que Proust admirait au point de le faire vivre dans son oeuvre sous le nom de Bergotte). En effet, il faut des circonstances particulières pour oser se plonger dans le fleuve de la recherche du temps perdu. Ce n’est souvent que contraint et forcé par l’immobilisation d’une longue maladie, la nécessité d’un confinement ou un impératif scolaire que l’on aborde cette œuvre. N’ayant pas eu à subir ces sujétions, hormis celle du confinement qui finalement n’aura pas duré assez longtemps, j’avais toujours écarté le moment de lire Proust. Ce qu’on m’en disait engendrait chez moi un sentiment double à la fois de rejet et d’attirance. Un sentiment de rejet entretenu par les arguments brandis par les anti proustiens dénonçant : les longueurs, les phrases interminables, l’absence d’intrigue. Et un sentiment d’attirance provoqué par les éloges et les commentaires dithyrambiques des fans qui mettent en avant le style, la délicatesse des émotions exprimées, l’originalité totale à la fois de l’œuvre et de l’homme :

« Aussi important dans l’histoire des lettres que Newton dans celle des sciences et Saint Thomas d’Aquin dans la théologie… » (Ghislain de Diesbach).
Comment après un tel éloge ne pas avoir la curiosité de lire Proust ?


 À la recherche du temps perdu est une méditation poétique et philosophique sur le temps et la création artistique.


 Lire Proust n’est pas un acte désinvolte, il faut un minimum de concentration pour ne pas se perdre dans les méandres des phrases aux arborescences multiples. L’auteur tisse une toile ou seul le lecteur consentant se laisse prendre, car ce labyrhinte littéraire pourrait lasser certains. Il ne faut pas chercher une intrigue claire, un suspense convenu, une histoire sensationnelle avec des rebondissements spectaculaires, de l’inattendu ou du surnaturel, non, Proust est plus que cela, chaque paragraphe doit se déguster par petites bouchées, il faut avoir le sens du détail, il faut prendre le temps, savoir goûter, sentir, analyser sans empressement, ne pas hésiter à interrompre sa lecture comme on arrête le temps pour mieux le retrouver. Proust parvient à saisir des instants de vie et à nous faire partager ses souvenirs comme s’il s’agissait des nôtres tant les réflexions qu’il développe sont universelles. Ainsi, lorsque Proust en observant les reflets d’un simple bouton de porte y voit une geste du moyen âge avec tout son décor, ses princesses, ses châteaux ou lorsque l'odeur d'une madeleine trempée dans une tasse de thé le transporte des années en arrière chez sa tante Léonie. Mais il n’y a pas que l’odeur des madeleines qui rappelle des souvenirs à Proust :

« Cet escalier détesté où je m’engageais toujours si tristement, exhalait une odeur de vernis qui avait en quelque sorte absorbé, fixé, cette sorte particulière de chagrin que je ressentais chaque soir, et la rendait peut-être plus cruelle encore pour ma sensibilité parce que, sous cette forme olfactive, mon intelligence n'en pouvait plus prendre sa part… ».

 Proust a inventé le « ralenti » en littérature. Il a réussi à capturer le temps et aussi à rallonger des instants vécus, même les plus fugaces, il a déployé, prolongé, donné vie à ses souvenirs en utilisant sa mémoire et sa capacité d'évocation pour revivre peut-être plus complètement et plus intensément, le passé.


 L’écriture de Proust est comparable à un tableau de maître. Je songe par exemple à Johannes Vermeer et sa « vue de Delphes », une extrême précision dans le trait et dans les couleurs, un souci du détail et une perfection à rendre une scène vivante, à restituer, à sublimer, à cristalliser les moments de vie, même les plus insignifiants. En lisant Proust et ses descriptions de Paris où, dans les avenues, les parcs et les jardins, déambulent des femmes coquettes aux toilettes fleuries, j’imagine les toiles de Jean Béraud le peintre de la vie parisienne à la belle époque. Si Balzac est le peintre du relief et de la profondeur comme le dit Anatole France, Proust est le peintre des émotions et des couleurs.

 La comparaison de l’œuvre de Proust avec une composition picturale est éloquente. Si l’on s’attache uniquement aux détails des motifs, on est subjugué par la technique raffinée de l’artiste, mais pour apprécier pleinement l’œuvre et en saisir le sens il faut prendre du recul et contempler l’ensemble. Du côté de chez Swann est divisé en trois parties de longueur inégale, la première « Combray » est la plus importante c’est l’armature de la partition, elle est consacrée à l’enfance du narrateur et nous montre l’amour inconditionnel qu’il éprouve pour sa mère, mais aussi son goût pour l’imaginaire et la littérature. « Un amour de Swann » relate l’histoire de Charles Swann, ami de la famille du narrateur, un homme distingué et cultivé épris d’une passion jalouse pour Odette de Crécy une femme un peu superficielle aux mœurs condamnables. La troisième partie, « Noms de pays : Le Nom », raconte l’adolescence du narrateur à Paris et son amour non partagé avec Gilberte la fille de Swann. En exposant ses souvenirs Proust tente de figer le temps et de reconstruire sa vie par le biais de l’écriture. Ses réminiscences sont sublimées par l’imagination et dépassent ainsi en intensité les émotions procurées par l’instant présent auquel ne s’attachent que des faits bruts. Proust nous démontre que la littérature n’a pas seulement un intérêt esthétique, mais qu’elle permet de rendre plus palpable et plus profond ce que nous vivons au jour le jour.

 J’ai apprécié la subtilité, la délicatesse, la sensibilité, l’élégance et l’humour discret du style de Proust. Malgré quelques longueurs qui en réalité n’apparaissent que lorsque la concentration de lecteur est dissipée par une perturbation extérieure, Proust, grâce à la perfection de son style, réussit à éviter la préciosité et l’emphase autant d’écueils qui menacent une écriture qui abonde en métaphores.

 Proust s’émerveille de tout et parvient à nous révéler la magie qui se cache derrière chaque instant de vie, chaque paysage ou chaque objet du quotidien :
« La haie laissait voir à l’intérieur du parc une allée bordée de jasmins, de pensées et de verveines entre lesquelles des giroflées ouvraient leur bourse fraîche du rose odorant et passé d’un cuir ancien de Cordoue, tandis que sur le gravier un long tuyau d’arrosage peint en vert, déroulant ses circuits, dressait, aux points où il était percé, au-dessus des fleurs dont il imbibait les parfums, l’éventail vertical et prismatique de ses gouttelettes multicolores. »

 Par curiosité, et après avoir constaté que son texte était parsemé de nom de fleurs, j’ai commencé à les noter après avoir lu quelques pages, j’en ai trouvé plus de quarante (cattleya, géranium, coquelicot, anémone, ampélopsis, myosotis, ancolie, pervenche, nymphéa…), ce qui témoigne de l’importance que Proust attachait aux parfums et aux couleurs. Les odeurs et les tableaux champêtres agissaient comme des stimulants sur sa mémoire.

 Nous avons tous notre « madeleine de Proust », une odeur, un parfum, un paysage, une silhouette, une mélodie, une saveur qui nous plongent subitement dans le passé. Proust a merveilleusement analysé les mécanismes de la mémoire et du temps. Lire Proust c’est le bon moyen pour faire une longue pause au milieu de notre époque agitée et tendue vers un futur incertain. C’est aussi une invitation à évoquer le passé pour retrouver les moments saillants, les souvenirs qui émmergent comme autant de rochers sur lesquels poser nos pieds pour retraverser le fleuve d’une vie.

Bibliographie :

– « Du côté de chez Swann », premier des sept volumes de la série « À la recherche du temps perdu » réalisé par les éditions Visaphone, Marcel Proust, Plaisir du livre, illustrations en couleur de Grau-Sala, (1961), 355 pages (format 21x27), édition reliée.

Biographie :

– « Proust », Ghislain de Diesbach, Le grand live du mois, (1991), 774 pages. Une importante biographie qui complètera utilisement celle de Céleste Albaret « Monsieur Proust », Laffont, Paris, (1973) qui nous rèvèle plutôt le quotidien et l'intimité de Proust.

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