Souvenirs dormants

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Le 12 juin 2020

 Tous les ans, il revenait sur le môle, à l'entrée du vieux port de Pornic, avec ses toiles et ses pinceaux. Il disposait quelques-uns de ses tableaux sur le muret en pierre qui le séparait de l'eau et installait son chevalet face au château. Cette ancienne place forte - dont les fondations étaient léchées par la houle et en partie masquées par la végétation - datait du XVe siècle. Elle avait appartenu au célèbre Gilles de Rais, plus connu sous le nom de "Barbe-bleue".

 Inlassablement, le peintre reproduisait le même motif : le château posé sur le bord de l'océan avec à ses pieds quelques bateaux de plaisance. Au-dessus, les mouettes tournoyaient dans un ciel bleu où flottaient de rares nuages poudreux. Tous les étés, fidèle au poste, la casquette vissée sur sa tête aux cheveux grisonnants, l'œil rivé tantôt sur la toile tantôt sur le château, rien ne le divertissait de sa tâche : il peignait et repeignait sans cesse l'édifice. La précision de son trait et la beauté de ses couleurs attiraient le regard des touristes, et les habitués, comme moi, ne pouvaient pas envisager un été sans sa présence sur le port. J'éprouvais beaucoup d'admirations pour son talent et aussi, je m'interrogeais sur les raisons qui le poussaient à reproduire toujours le même thème. Seules des nuances de couleur et d'angle de vue permettaient de distinguer des différences dans son travail. En se consacrant à un seul sujet, il espérait atteindre une sorte de perfection. À quoi bon se disperser ? N'est-il pas plus efficace pour atteindre un but d'explorer un seul chemin ? Il me faisait songer à Balthazar Claës, un personnage de Balzac, qui sacrifie sa fortune, et même sa vie, à la recherche de la perfection. Le peintre du château était en quête d'absolue dans une démarche qui témoignait d'une modestie et d'une humilité artistiques sans pareil. Son génie ; c'était la constance, sa vertu ; l'abnégation, son talent ; l'amour de l'art. Aujourd'hui, il n'est plus, mais son souvenir demeure.

 Patrick Modiano appartient à cette famille d'artistes (Monet et ses "Nymphéas") qui tentent d'explorer tous les détails d'un sujet. L'œuvre de Modiano semble isolée et figée dans un espace-temps au milieu duquel tourne un monde qui offre pourtant tant de voies d'explorations. Il représente l'écrivain le plus singulier, le plus attachant, le plus modeste et le plus discret que je connaisse. Je n'ai lu que trois de ses livres, mais je retrouve chaque fois dans son œuvre un climat, une ambiance, une musique, un style unique au service d'un seul et unique objectif : reconstruire le puzzle de sa vie en puisant dans les souvenirs de son enfance. Son univers est circonscrit à une époque et un lieu : les années d'après-guerre à Paris. Le narrateur (Modiano lui-même) est marqué par l'absence de ses parents, un père instable aux activités louches et une mère comédienne :

« Vers quatorze ans, je m'étais habitué à marcher seul dans les rues, les jours de congé, quand le car du collège nous avait déposés à la Porte d'Orléans. Mes parents étaient absents, mon père occupé à ses affaires, tandis que ma mère jouait une pièce dans un théâtre de Pigalle. » (page 10).

 Ses livres ne forment qu'un seul livre, toujours le même : l'histoire d'un homme qui déambule dans les rues de Paris en quête de son identité. Il fait des rencontres, mais ne crée pas de liens durables, il ne communique pas vraiment ; il questionne. Ses fréquentations durent quelques semaines, quelques mois puis ses relations disparaissent, quelques années plus tard, il les croise par hasard sans oser les aborder, parfois, il reprend contact pour finir une conversation entamée quelques années plus tôt. La nostalgie domine, le mystère aussi. Il est question d'activité secrète, de spleen des dimanches soir, de souvenirs, de rêves. Les lieux qu'il fréquente sont les bars, les restaurants, les hôtels, les cabarets de Paris. Il y retrouve toujours une part de son enfance et fait la connaissance de personnalités troublantes, énigmatiques aux activités incertaines. Comme Geneviève Delame passionnée par les sciences occultes et aussi Madeleine Peraud disciple du maître spirituel Gurdjieff qui prétend que la plupart des humains sont dans un état hypnotique et qu'il détient la méthode permettant de les "réveiller". Le thème du rêve, du somnambulisme, revient très souvent dans ce livre, ses héros et le narrateur lui-même semblent marcher à côté de la vie :

« Elle me regardait droit dans les yeux, et ce regard provoquait chez moi un engourdissement, comme dans ces rêves où vous cherchez à fuir, mais où vous êtes cloué sur place » (page 47).

 Son obsession est de comprendre d'où il vient, il voudrait parfois aussi pouvoir changer le passé :

« Si l'on pouvait revivre aux mêmes heures, aux mêmes endroits et dans les mêmes circonstances ce qu'on avait déjà vécu, mais le vivre beaucoup mieux que la première fois, sans les erreurs, les accrocs et les temps morts…ce serait comme de recopier au propre un manuscrit couvert de ratures… » (page 58).

 Il pourchasse des fantômes :

« Paris, pour moi, est semé de fantômes, aussi nombreux que les stations de métro et tous leurs points lumineux, quand il vous arrivait d'appuyer sur les boutons du tableau des correspondances. » (page 18).

 La mémoire lui échappe et la réalité ensevelie sous la neige de l'oubli ressemble à un rêve :

« De temps en temps, il me semble que le café s'appelait Le Bar vert, à d'autres moments, ce souvenir s'estompe, comme les mots que vous venez d'entendre dans un rêve et qui vous échappent au réveil. » (page 20).

 Ce qui est caractéristique de l'œuvre et de la personnalité de Modiana c'est qu'il n'y a rien d'artificiel. Ce qu'il raconte témoigne de ce qu'il est, en toute sincérité, en toute vérité, cela se ressent. La part de fiction qu'il rajoute à ses souvenirs n'est qu'un liant pour combler les trous de sa mémoire. Il s'agit d'une fiction qui échappe au romanesque, l'invention est au service d'une vérité éprouvée.

 Pour mieux apprécier la personnalité de cet auteur qui, malgré son immense talent, traverse avec discrétion le monde de la littérature (il a refusé d'entrer à l'Académie française mais il a été couronné par le prix Goncourt en 1978 et le prix Nobel en 2014), je recommande de regarder au moins deux des entretiens qu'il a donnés à la télévision : le premier en 1969 à propos de "Ronde de nuit" pour une émission littéraire de TSR (Télévision Suisse Romande) et l'autre daté de 2019 pour François Busnuel. Son discours de réception du prix nobel de littérature est également un grand moment. Ses prises de parole sont rares, car il fuit les micros et les caméras. À l'oral, sa pensée est hésitante, heurtée, il s'exprime avec difficulté, commence trois phrases sans en terminer une seule. Mais ce manque d'habileté oratoire le rend encore plus sympathique, pIus spontané, plus attachant. Il est frappant de constater l'extrême modestie et l'humilité de cet homme ainsi que la constance de sa personnalité et de ses thèmes de prédilection.

 Je partage l'avis du secrétaire perpétuel de l'Académie suédoise Peter Englund qui considère que Modiano est le "Marcel Proust de notre temps".

Bibliographie :

- "Souvenirs dormants", Patrick Modiano, Gallimard folio (2019), 110 pages.

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