L'écume des jours

5 minutes de lecture

Le 11 avril 2020

 La profondeur abyssale de mon ignorance creusée par les lacunes qui caractérisent mon inculture me donne parfois le vertige. J'ai toujours pensé que "L'écume des jours" était un roman traditionnel. Ce titre très poétique évoquait, dans mon esprit brumeux, une histoire sentimentale basée sur une succession de scénettes, prétextes à une critique sous-jacente de la société. Pure intuition qui n'était pas loin de la vérité, sauf qu'il ne s'agit pas du tout d'un roman. Je me conforme à l'avis de la majorité pour admettre que ce livre est un conte même si cette définition me semble un peu restrictive.

 Je n'avais pas vingt ans lorsque j'ai découvert Boris Vian (1920-1959) et ses chroniques musicales où il défendait le jazz moderne (le bebop) face à un autre grand spécialiste, Hugue Panassié, qui lui, dénigrait tout ce qui n'était pas le jazz traditionnel. Par la suite, j'ai bien compris que Boris Vian était un iconoclaste de la littérature, un poète surréaliste à l'humour déjanté, un être à part, un musicien plein d'originalité, un pataphysicien et pourtant, je ne m'attendais pas à un tel feu d'artifice en lisant "L'écume des jours". La faute en revient à l'éclectisme de Vian, homme orchestre, journaliste, écrivain, trompettiste, ingénieur, inventeur, chanteur, parolier et compositeur. Je suis entré dans le monde de Boris par le pavillon de sa trompinette il y a de cela des lustres et j'y suis resté longtemps. À l'époque, je venais de découvrir le jazz et je pratiquais en amateur la clarinette, j'étais un peu focalisé sur la facette musique de son talent. Boris Vian n'est pas une personnalité "Tour Eiffel", celle dont la vue d'un côté nous laisse deviner le reste. Il est plutôt du genre polygone asymétrique en quatre dimensions. Et pour bien comprendre cela, il faut avoir lu "L'écume des jours" et c'est chose faite, j'en suis très heureux. D'instinct, j'ai toujours aimé Boris Vian, c'est ce qui me fera pardonner d'avoir lu si tardivement son chef-d'oeuvre.

 Que dire ? Il y a là tout un univers et surtout l'expression d'une grande liberté. Le propre du jazz est d'être basé sur l'improvisation, on peut sans doute établir un parallèle entre la musique de jazz et son écriture. L'auteur ne cherche pas à nous donner l'illusion d'une réalité, il privilégie l'imaginaire, il ne lit pas une partition, il donne libre court à sa fantaisie. Il brode autour d'un thème. Le mot qui résume le mieux son style, c'est, encore une fois, celui de liberté. L'histoire qu'il raconte est, d'une certaine manière, assez classique, c'est l'histoire d'un amour qui se heurte à une réalité à laquelle chacun tente d'échapper. Les personnages se conduisent d'une manière cohérente à l'intérieur de leur monde. L'écriture en elle-même respecte les règles et rien ne choque dans la construction syntaxique. Les chapitres sont équilibrés, le plan du récit est précis. Et cependant, ce livre est un OVNI littéraire. Les mots s'entrechoquent, s'entremêlent et cohabitent de manière inattendue. Les métaphores surgissent là où on ne les attend pas et sous une forme originale. L'humour, les sentiments, les idées s'expriment par un usage très poétique et surréaliste du vocabulaire. Boris Vian parvient à nous émouvoir et à nous faire rire et réfléchir en jouant avec le rythme de la phrase et en utilisant les mots comme des notes de musique, il détourne leur usage habituel pour mieux nous entraîner dans un univers absurde, onirique et féérique. Tel un alchimiste du langage, il mélange, retourne, frictionne, frotte les mots les uns contre les autres, il en résulte des étincelles qui allument l'imagination. Comme dans une recette où l'on mélange des ingrédients non compatibles, la conséquence est souvent d'obtenir une saveur qui est plus que la simple addition des éléments simples : "Un portecuir en feuille de russie...", "Une atmosphère bénigne...", "...leurs cris aigres se reflétaient dans l'eau...", "...Il leva vers Chick un regard désincarné et malodorant...". C'est une œuvre inclassable et innovante pour l'époque (publiée en 1947). Livre culte pour toute une génération et qui possède encore aujourd'hui un grand pouvoir d'attraction. L'auteur y dénonce les formes aliénantes du travail, le consumérisme, il tourne en dérision les rituels religieux et exprime une certaine défiance envers les intellectuels médiatiques en prenant pour cible Jean-Paul Sartre (Jean-Sol Partre).

 Le "prince de Saint-Germain-des-près", comme ses amis le surnommaient, s'est éteint un matin de juin 1959 terrassé par une crise cardiaque au cinéma Le Petit Marbeuf alors qu'il regardait une adaptation de son roman "J'irai cracher sur vos tombes". Il venait d'avoir 39 ans. Une mort prématurée dont il avait eu sans doute la prémonition en écrivant "L'écume des jours".

 Je vous recommande de lire cet ouvrage avec un fond musical tel que "Mood to be Wooed" de Duke Ellington avec Johnny Hodges au saxophone. C'est sans doute ce genre de morceaux qu'écoutait Boris Vian en écrivant.

Quelques extraits :

Un trait de personnalité :

"Il était presque toujours de bonne humeur, le reste du temps il dormait." page 10.

L'origine d'une recette :

"- Ce pâté d'anguille est remarquable, dit Chick. Qui t'a donné l'idée de le faire ?

- C'est Nicolas qui en a eu l'idée, dit Colin. Il y a une anguille - il y avait, plutôt - qui venait tous les jours dans son lavabo par la conduite d'eau froide.

- C'est curieux, dit Chick. Pourquoi çà ?

- Elle passait la tête et vidait le tube de pâte dentifrice en appuyant dessus avec ses dents. Nicolas ne se sert que de pâte américaine à l'ananas ça à dû la tenter." Page 16

Comment Colin s'est rapproché de Chloé :

"Il réduisit l'écartement de leurs deux corps par le moyen d'un raccourcissement du biceps droit, transmis, du cerveau, le long d'une paire de nerfs crâniens choisie judicieusement." Page 36.

Description de l'intérieur d'une église :

"Partout, de grandes lumières envoyaient des faisceaux de rayons sur des choses dorées qui les faisaient éclater dans tous les sens et les larges raies jaunes et violette de l'église donnaient à la nef l'aspect de l'abdomen d'une énorme guêpe couchée, vue de l'intérieur." Page 61.

Bibliographie :

"L'écume des jours", Boris Vian, J.J. Pauvert, collection 10/18 (1979), 187 pages avec une postface de Jacques Bens.

Adaptation au cinéma :

"L'écume des jours", film réalisé par Michel Gondry (2013). Avec Romain Duris, Audrey Tautou, Gad Elmaleh, Omar Sy.

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