Le langage et la pensée

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3 mars 2020

 J'ai été biberonné au "Que sais-je ?", cette collection créée en 1941 par Paul Angoulvent et publiée par les Presses universitaires de France. Elle a été inspirée par Montaigne qui en 1576 marquera cette devise "Que sais-je" sur une médaille. Il s'est lui-même référé à la maxime de Socrate "Je sais que je ne sais rien". Cette genèse d'une idée est l'occasion de mentionner ma citation préférée de La Bruyère exprimée dans le chapitre "Des ouvrages de l'esprit" extrait de son ouvrage "Les caractères" :

"Tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes, et qui pensent. Sur ce qui concerne les mœurs, le plus beau et le meilleur est enlevé ; l’on ne fait que glaner après les anciens et les habiles d’entre les modernes".

 Ma bibliothèque compte 234 titres de cette mini encyclopédie. L'idée d'une telle publication est géniale et traverse les années (voire les siècles) avec succès (plus de 4 000 titres parus depuis 1941). Dans l'imaginaire, on se représente une encyclopédie sous la forme d'énormes volumes reliés faisant le point sur des connaissances qui deviennent rapidement obsolètes. L'idée de publier des petits volumes d'environ 126 pages traitant chacun d'un sujet particulier, actualisés par des refontes régulières, est une petite révolution dans l'édition. À peu de frais et avec un minimum de place chacun peut se constituer une encyclopédie sur mesure qui traite chaque question avec sérieux et concision. Il suffit de quelques séances de lecture étalées sur une journée pour lire un "Que sais-je ?" et faire le tour d'un sujet aussi complexe soit-il. Rien n'empêche ensuite d'approfondir la question traitée avec d'autres ouvrages plus volumineux. Bref, vous l'avez deviné, j'aime ce concept et mes "Que sais-je ?" sont en bonne place dans ma bibliothèque. Je parcours souvent avec des yeux gourmands la série des titres en ma possession et je suis tombé hier sur "Le langage et la pensée", un thème qui m'a toujours passionné. L'auteur, Paul Chauchard (1912-2003), n'est pas un débutant. Docteur ès sciences, enseignant, il a publié près de 80 ouvrages sur des thèmes scientifique relevant de plusieurs disciplines.

 Mais qu'est-ce que le langage ? Le langage est un système structuré de signes verbaux ou non remplissant une fonction de communication . On distingue plusieurs types de Langage : gestuel, animal, informatique, verbal.

 Cette définition recouvre plusieurs disciplines et suscite déjà de multiple interrogations : Quand le langage est-il apparu chez l'homme, Sous quelle forme la pensée préexistait au langage ? Quel est le rôle du langage dans le développement de la pensée ? Ce "Que sais-je ?" tente d'apporter quelques réponses.

 Le livre de Paul Chauchard limite ses investigations aux rapports entre langage et pensée. Il privilégie l'étude du langage humain, mais aborde également ses points communs et ses différences avec le langage animal. Il ne traite pas de la physiologie du larynx ni de la linguistique. L'ouvrage est divisé en trois parties équilibrées. La première partie, la plus intéressante de mon point de vue, traite des sources du langage. On y découvre les différences entre le langage humain et le langage animal, le premier est appris, le second est inné. Il est également question du langage dansé des abeilles découvert par Karl von Frisch éthologue autrichien (1886-1982). L'auteur souligne notre ignorance sur la manière dont les Termites arrivent à coordonner de façon si remarquable leurs complexes architectures. On apprend que "...Singes et enfants ont d'abord une intelligence de même ordre à âge comparable. Aux trois derniers mois de la première année, l'enfant est au stade du chimpanzé. Puis vient un moment où tout change, où l'enfant se met à faire des progrès gigantesques. On constate que ceci se produit quand l'enfant a l'âge du langage et commence à parler... Dès que l'enfant parle les mots et leurs relations deviennent les véhicules de ses idées et les conservateurs de ses souvenirs".

 La seconde partie traite des structures et rouages cérébraux responsables du langage. Parmi les troubles du langage dont il est question, il en est un qui m'impressionne plus particulièrement, l'agnosie aux mots, autrement dit la cécité verbale, elle se manifeste par la perte de la capacité de lire !

 La troisième partie est consacrée à l'homme sans langage et en particulier aux enfants-loups. L'auteur cite le cas d'une fillette qui fut élevée jusqu'à l'âge de huit ans par un groupe de loups. Elle courait à toute vitesse à quatre pattes, poussait des hurlements, ne manifestait aucune parole. Au contact des humains elle ne pus apprendre qu'une cinquantaine de mots. Les capacités d'apprentissage du premier langage semblent se perdre après l'âge de 7 ans.

 Les conclusions de l'auteur, malgré l'ancienneté de l'ouvrage (1979), sont proches de celles auxquelles aboutissent les plus récents travaux en la matière, à savoir que l'homme est prédisposé à l'apprentissage du langage. L'enfant aurait en sa possession, dès sa naissance, un logiciel prêt à s'activer au moment de l'apprentissage de la langue maternelle. Autrement dit l'humain dispose d'une capacité innée à apprendre un langage.

 Les mots, briques élémentaires de la pensée, ont une grande importance, il faut les sauvegarder et en multiplier le nombre.

 Si l’on admet que la pensée est antérieure au langage et qu’elle existe en soi sans l’aide des mots, il faut bien reconnaître que les mots sont indispensables pour exprimer et transmettre la pensée. Les mots sont les reflets des choses et des idées. De même qu’à chaque objet, doit correspondre un mot, chaque idée doit également correspondre à un ensemble de mots formant une phrase respectant une certaine syntaxe.

 Ainsi, le vocabulaire d’une langue doit naturellement s’étendre afin de permettre à l’homme d’exprimer sa pensée avec toujours plus de précision et de simplicité. Comme le monde est de plus en plus complexe et que les connaissances s'accumulent, la pensée est avide de nouveaux mots pour exprimer cette complexité croissante. Lorsque un mot nouveau apparaît dans les dictionnaires, s’il ne fait pas double emploi avec un autre, je pense qu'il ne devrait jamais être abandonné, car la pensée qui l’a fait naître ne saurait pas elle-même disparaître.

 Et pourtant, c’est à une hécatombe lexicale, à laquelle nous assistons tous les ans lorsque paraissent les nouvelles éditions des dictionnaires.

 Mensurer, mésoffrir, assoter, monseigneuriser (1) ces mots ont dû céder leur place dans le dictionnaire larousse au profit de termes nouveaux. "Depuis la première édition du Petit Larousse illustré en 1906, près de 10 000 mots ont été supprimés, alors que 18 000 ont été ajoutés" (Source : Le point du 15/11/2018).

 Bien sûr certains mots ne disparaissent pas aussi facilement, ils ont la vie dure et se maintiennent dans le vocabulaire encore longtemps. Mais le fait de ne plus figurer dans les dictionnaires les plus utilisés est l'amorce de leur déclin. Je pense que les mots vraiment utiles finissent par réapparaître plus tard sous une autre forme, mais quelle perte de temps inutile ! La naissance d’un nouveau mot dans le vocabulaire d’une langue est un événement important, qui arrive au terme d’un long parcours et personne ne peut décider de le faire disparaître. Les dictionnaires devraient donc grossir indéfiniment sans subir une censure en partie motivée par des considérations mercantiles (économie de papier).

Trésor inestimable, trousseau de clés pour ouvrir les portes du savoir, décodeur de l'information, ADN du langage, le dictionnaire est l'indispensable outil permettant de s'entendre sur le sens des mots. Comme le musicien recours au diapason pour accorder son instrument et le rendre audible, nous devrions nous référer au dictionnaire avant chaque prise de parole.
Les débats d'experts auxquels nous assistons tous les jours sur des sujets politiques ou sociétaux sont rendus stériles à cause du sens différent que chacun donne aux mots qu'il emploie. Souvent deux conceptions de la société s'affrontent en se posant l'une et l'autre comme le paradigme de la justice et de l'égalité.

Ainsi, on nous propose une réforme pour une retraite universelle, plus juste et plus simple. Qui pourrait ne pas être séduit par ce projet ? Encore faudrait-il s'entendre sur ce que recouvrent ces termes, et ceux qui considèrent comme de l'obstruction le temps passé à discuter du sens des mots se trompent de débat.

 Les mots sont le véhicule de la pensée. Mais la pensée n'est-elle pas parfois trop riche pour que les mots la traduise de façon juste ? vaste question.

Bibliographie :

- "Le langage et la pensée", Paul chauchard, Que sais-je ? n°698, Presses universitaires de France (1979), 125 pages

- "Les origines du langage et de l'écriture", magazine trimestriel "Science et univers", numéro de janvier-avril 2020.

- Site de l'académie française :  http://www.academie-francaise.fr/le-dictionnaire-la-9e-edition/exemples-de-mots-supprimes

(1)

assoter. v. tr. Rendre sot. Vos discours finiront par m’assoter. Il se dit parfois pour Rendre sottement amoureux. Il s’est assoté d’une femme qui le ruinera.

mensurer. v. tr. Soumettre à la mensuration. L’individu arrêté a été mensuré à son arrivée au Dépôt.

mésoffrir. v. intr. Offrir d’une marchandise moins qu’elle ne vaut. Il est vieux.

monseigneuriser. v. tr. Honorer quelqu’un du titre de monseigneur. Je l’ai monseigneurisé. Il ne s’emploie qu’ironiquement.

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