Journal de prison

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3 décembre 2019

 L'univers carcéral est un thème qui me fascine. En littérature, il me fait penser irrésistiblement au comte de Monte-Cristo, mais aussi, d'un certain point de vue, à Robinson Crusoe lui aussi confronté à l'isolement. Transposé au cinéma, je pense au prisonnier d'Alcatraz (Clint Eastwood), à la grande évasion (Steeve McQueen), à la ligne verte (Tom Hanks) et à bien d'autres films qui m'ont laissé d'impérissables souvenirs. Toutes ces œuvres abordent ce thème sous des angles différents, elles ont toutefois de nombreux points communs.

 La grande question posée est la confrontation de l'homme face à la solitude et à la perte d'une des libertés les plus fondamentales, celle d'aller et venir. Autant de contraintes qui peuvent conduire à une lente déshumanisation. Sous cet aspect, c'est une problématique qui peut aussi concerner les personnes affectées d'un lourd handicap ou les personnes âgées dans certains EPAD.

 Que faire dans ces conditions pour ne pas devenir fou et comment envisager l'avenir ? La prison est-elle l'occasion de se livrer à une introspection fructueuse, peut-elle fournir l'occasion de s'amender, de se reconstruire, de se convertir, de préparer une revanche, de mieux profiter de la liberté une fois celle-ci retrouvée, de reprendre des études, de lire, de prier, de se consacrer a temps plein à un projet unique ? L'éventail des possibilités est large et peut déboucher sur des transformations radicales des individus concernés.

 La prison est un catalyseur qui transforme ses occupants en chrysalide. Nul ne peut savoir ce qu'il en ressortira : un imago, une chimère ou un écrivain comme Albertine Sarrazin ?

 L’espace clos de la prison peut devenir un lieu de recueillement, une thébaïde propice aux réflexions métaphysiques et religieuses.

 Les écrivains célèbres ayant fait des séjours en prison pour divers motifs plus ou moins graves sont plus nombreux qu'on pourrait le penser : François Villon, André Chénier, Gérard de Nerval, Dostoievski, Verlaine, le marquis de Sade, Oscar Wilde, Appolinaire, Robert Brasillac, Céline, Jean Genet, Soljenitsyne et quelques autres. Le cas d'Albertine Sarrazin est cependant unique à bien des égards. Comme souvent, avant de lire un auteur, je m'intéresse à sa biographie et c'est après avoir pris connaissance de sa vie tourmentée aux rebondissements à peine croyables que je me suis décidé à entreprendre la lecture de son "journal de prison" rédigé entre 1958 et 1959.

 Son parcours illustre le fait que les aptitudes fondamentales d'un individu finissent toujours par émerger, quelles que doit l'adversité. Les épreuves et la misère peuvent d'ailleurs parfois constituer un terreau fertile pour l'imagination créatrice.

 Son enfance est déjà un parcours du combattant : assistance publique dés sa naissance, paludisme à deux ans, à dix ans, elle est violée par son oncle.

 En 1952, interne au lycée, elle y démontre de réelles aptitudes intellectuelles, mais ses enseignants se plaignent de son indiscipline ; son père adoptif la place en maison de correction au bon Pasteur et demande peu après la révocation de l'adoption.

 En 1953, Albertine obtient le baccalauréat avec la mention bien et s'enfuit à Paris. Elle mène une existence marginale en vivant de petits larcins et en se prostituant. À la suite d'une tentative de hold-up à main armée, elle est condamnée à sept ans de prison. En détention, elle prépare le certificat d'études littéraires générales, commence à écrire des poèmes et poursuit l'écriture de son journal commencé dès l'âge de quatorze ans.

 Albertine est libérée en 1960. Quelques mois plus tard, elle a un accident de voiture avec son ami Julien (qui deviendra son mari en 1959) et sa mère adoptive. Cette dernière meurt.

 Elle connaît un court répit dans sa vie tumultueuse et publie en 1964 L'Astragale (qui raconte sa tentative d'évasion au cours de laquelle elle va rencontrer Julien). Le succès vient en 1966 lorsqu'elle reçoit le prix des quatre-jurys. Mais Albertine, de santé précaire doit subir une opération du rein, elle meurt à 29 ans à la clinique Saint-Roch de Montpellier, des suites d'une série d'erreurs médicales. Le chirurgien et l'anesthésiste responsables de son décès seront condammés à deux mois de prison avec sursis. La clémence des juges contraste avec les condamnations sévères qu'Albertine eut à subir pour avoir voulu simplement exister.

 L'ensemble de ses livres a été tiré à plus de 3 millions d'exemplaires et deux d'entre eux (l'astragale et la cavale) ont fait l'objet d'une adaptation au cinéma.

 Sa vie ressemble au synopsis d'un roman noir dont on pourrait dénoncer l'exagération morbide et pourtant tout ceci est authentique. Foudroyée en pleine ascension, elle portait en elle la puissance de vie, l'esprit de révolte, l'impertinence et le goût de la liberté que l'on prête à la jeunesse. Ses écrits en sont le reflet, c'est la raison pour laquelle elle peut encore parler aux générations d'aujourd'hui. Sa soif de liberté la conduira à sauter d'un mur haut de dix mètres pour échapper à la prison. Elle provoque ainsi un bouleversement dans sa vie, car ce saut dans l'inconnu sera le chemin qui la conduira vers le grand amour de sa vie, Julien, qui est lui-même un marginal. Le "journal de prison" doit se lire comme une longue lettre à Julien. Albertine s'y exprime avec sincérité, sans tricherie, ni artifice. On retrouve dans son style toute la singularité de sa personnalité. Un texte parfois difficile à saisir, que j'ai même parfois trouvé hermétique. Il faut le prendre comme une poésie qui délivre une musique, mais conserve toujours une part de mystère et d'informulé. Elle écrit à la page 78 (s'adressant à Julien) : "Si tu lis un jour, ce ne sera que prise de conscience plus nette de mes maladroites tentatives. Maladroites parce que volontairement en friche. Je préfère l'ébauche et le paradoxe : ça me permet de dire ce que je veux, et pense. Si je fais profession de démontrer, j'y perds en sincérité et liberté. L'artifice...non ! Mais oui à l'incohérence, magie des mots en pagaille."

 Ce texte mérite qu'on s'y attarde pour son originalité, sa force et l'étonnante maturité de l'auteure (elle avait vingt et un an). Mais, pour mieux l'apprécier, je pense qu'il serait utile de bien connaître la vie d'Albertine en lisant au préalable ses romans autobiographiques notamment l'Astragale (sa rencontre avec Julien) et la Cavale (sa vie en prison). Il existe aussi une biographie complète écrite par Josane Duranteau. J'ai ces livres dans ma bibliothèque (sauf celui de Duranteau que je vais essayer de me procurer) depuis pas mal de temps, et même si je connaissais un peu le parcours d'Albertine, je n'avais pas encore lu ses textes. Je viens de lire quelques pages de l'Astragale et il me semble plus adapté à une découverte de l'auteure que son journal de prison.

 Sa dernière évasion était en voie de réussite, elle devait lui permettre d'échapper à l'enfermement et à l'injustice sociale en devenant un écrivain reconnu. Le sort s'est acharné sur elle en l'empêchant d'achever une œuvre dont les premiers chefs-d’œuvre demeureront toutefois dans la mémoire des hommes.

 J'ai cherché en vain une édition de ses œuvres complètes. Ce serait une bonne idée de rassembler ses romans, lettres et poésies dans un volume de la collection bouquin par exemple. Cela comblerait un manque et rendrait hommage à une comète de la littérature qui a rejoint trop tôt le paradis des auteurs précoces, comme Rimbaud, Alain-Fournier ou Radiguet.

Bibliographie :

Journal de prison, Albertine Sarrazin, le livre de poche (1973), éditions Sarrazin.

l'Astragale, Albertine Sarrazin, le livre de poche (1969), Jean-Jacques Pauvert.

La Traversière, Albertine Sarrazin, le livre de poche (1966), Jean-Jacques Pauvert.

Albertine Sarrazin par Josane Duranteau (le livre de poche 1975), éditions Sarrazin.

Document :

Albertine Sarrazin, le roman d'une délinquante, documentaire (2004) écrit et réalisé par Sandrine Dumarais (52 mn).

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