André Gide et Marcel Proust, à la recherche de l'amitié

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Le 27 juin 2020

 Je ne cesse de m’étonner de la diversité des types d’humains, de la variété des profils psychologiques, des goûts, des manies, des passions, des centres d’intérêt, de l’éclectisme des styles, des formes, des niveaux intellectuels, de la multiplicité des tempéraments, des qualités morales, de la pluralité des forces mentales ou physiques qui caractérise notre espèce.

 L’humanité est peinte d’après une palette aux nuances infinies. L’hétérogénéité des humains est telle que chaque individu est unique et constitue a lui seul un monde, avec ses valeurs, ses principes, ses règles de vie. Cette disparité n’exclut pourtant pas un vivre ensemble où chacun concède une partie de sa liberté pour préserver la cohérence du groupe.

 La capacité de chaque personne à vivre au sein d’une collectivité résulte du fait que nous possédons des traits communs ancrés en nous depuis l’origine de l’humanité. D’un point de vue général nous préférons tous le soleil à la pluie, l’été à l’hiver, l’abondance à la pénurie, la joie à la tristesse, l’affection à l’indifférence, la paix à la guerre, les vacances au travail, la liberté à l’asservissement, le calme au tumulte. Mais ces convergences s’expriment avec des intensités variées.

 En apparence les écarts entre deux personnalités peuvent parfois sembler minces, mais en réalité notre façon de comprendre le monde, de ressentir les choses, d’aimer ou de haïr est différente pour chacun. Les variantes que l’on peut observer, d’un individu à l’autre, sur la profondeur des stigmates laissés par les événements petits ou grands qui ponctuent nos vies, sont incommensurables. Tel détail peut revêtir une importance extrême pour l’un et rester totalement inaperçu pour un autre. La perception des faits et l’expression des idées sont propres à chacun, comme les empreintes digitales.

 On retrouve cette pluralité, ces divergences, ces grands écarts, dans la manière d’écrire des écrivains. On peut bien entendu, imputer ces différences, aux époques et aux cultures, ces variations s’expliquent par la distance spatiale et temporelle, « autres temps, autres mœurs » comme dit le proverbe. Ces disparités n’en restent pas moins intéressantes à observer. Certes, on n’écrit plus aujourd’hui comme au temps de Saint-Simon, mais à l’intérieur d’un même pays et d’une même époque les différences de style entre les écrivains peuvent aussi être considérables.

 Céline avait 28 ans à la mort de Proust en 1922, il y a un écart d’une génération entre eux, cependant le monde qu’ils ont connu n’était pas si différent. Leur style s’oppose complètement, phrases courtes combinant langue écrite et orale, pour l’un, phrase longue, aux multiples méandres, recherche permanente d’une pureté de la langue pour l’autre.

 Céline ironisait sur le style de Proust :

« Il faut revenir aux Mérovingiens pour retrouver un galimatias aussi rebutant. Ah ça ne coule pas ! Quant aux profonds problèmes ! Ma Doué ! Et la sensibilité ! Pic Poul ! Cependant je lui reconnais un petit carat de créateur ce qui est RARISSIME, il faut l’avouer. Lui et Morand, mais qu’y reconnaissent les critiques. Ces chiens borgnes, bigles, oreilles fausses, tout faux ! Pitié. » (p 73) [Céline, lettre à Jean Paulhan, 1949, Lettres à la NRF 1931-1961, Gallimard 1991]

 Chez Proust la pensée bourgeonne et développe de multiples ramifications, à tel point qu’une seule phrase exige du lecteur une certaine concentration pour ne pas s’y perdre comme dans un labyrinthe.

 Voici une phrase extraite de « Du côté de chez Swann » :

« Je n’oublierai jamais, dans une curieuse cité de Normandie, voisine de Balbec, deux charmants hôtels dix-huitième siècle, qui me sont à beaucoup d’égards chers et vénérables, et entre lesquels, quand on regarde du beau jardin qui descend des perrons vers la rivière, la flèche gothique d’une église, qu’ils cachent, s’élance, ayant l’air de terminer, de surmonter leurs façades, mais d’une manière si différente, si précieuse, si annelée, si rose, si vernie, qu’on voit bien qu’elle n’en fait pas plus partie que de beaux galets unis, entre lesquels est prise sur la plage, la flèche purpurine et crénelée de quelque coquillage fuselé en tourelle et glacé d’émail. »

 Le contraste avec Céline est évident, néanmoins est-il possible d’affirmer que l’un est dans le vrai et l’autre dans l’erreur ? Tous deux offrent un visage différent de la littérature et ils peuvent être appréciés sans être comparés.

 Ce parallèle entre Céline et Proust est sans doute un peu iconoclaste, pourtant il permet d’illustrer la grande variété de style qui compose notre histoire littéraire.

 Mon propos initial ne concerne pas Céline mais le rapport entre André Gide (1869-1951) et Marcel Proust (1871-1922). Deux immenses écrivains que tout semblait rapprocher : même âge (deux ans de différence), un contexte familial comparable (bourgeoisie aisée), un état maladif, l’importance de la figure maternelle, une vie consacrée à l’art d’écrire et une orientation sexuelle identique.

 L’un des objets du livre de Pierre Masson est d’examiner les motifs du refus de Gide [fondateur de la NRF (1)], de publier le premier volume de Proust alors titré : « Le temps perdu ». Ce travail est aussi le prétexte à une étude psychologique. L’auteur retrace le parcours des deux hommes, analyse leur correspondance, évoque leurs amis communs ainsi que le contexte éditorial de l’époque et permet ainsi d’expliquer les sentiments d’admiration qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre sans pour autant se côtoyer comme auraient pu le faire deux véritables amis.

 La relation complexe qu’ils entretenaient est résumée par l’auteur :

« Ils se comportaient comme deux aimants de même signe empêchés de se joindre en dépit de leur similitude. » (page 108)

 Gide précisera plus tard le motif de son refus initial d’une œuvre aujourd’hui considérée comme l’un des chefs d’œuvres de la littérature de tous les temps, il s’adressera à Proust en ces termes :

« Pour moi, vous étiez celui qui fréquente chez Mme X ou Y et celui qui écrit dans Le Figaro. Je vous croyais, vous l’avouerai-je, du côté de chez Verdurin ! Un snob, un mondain amateur — quelque chose d’on ne peut plus fâcheux pour notre revue. » (page 86)

 D’autres raisons peuvent aussi expliquer cette condamnation, le texte n’était pas prêt, il comportait de nombreuses ratures et corrections et selon Jean Schlumberger (membre du comité de lecture de la NRF) :

« Lorsque, en 1913, Proust nous offrit “À la recherche du temps perdu”, nous dûmes écarter, sans même les ouvrir, les blocs de ses manuscrits, la publication d’un ouvrage qui s’annonçait en huit ou dix tomes risquant d’écraser notre naissante maison. » (page 78)

 Pierre Masson mène une enquête sur cette affaire en puisant dans toute la documentation disponible (correspondances, témoignages) et nous révèle que les motifs de ce refus sont plus subtils que ne le laissent supposer les apparences. La décision de Gide repose-t-elle sur des considérations purement matérielles ou est-elle imputable à une erreur d’appréciation artistique ? A t-il lu entièrement le texte de Gide ou seulement quelques extraits ? Quoi qu’il en soit, Gide se reprochera toute sa vie ce manque de discernement.

 Après cet échec, Proust s’adresse à Fasquelle, puis à Ollendorf avant d’être accepté, à compte d’auteur, par Grasset. Dès lors, Gide, qui s'est rendu compte de son erreur impardonnable, fera tout pour ramener Proust vers la NRF et y parviendra finalement. Son aveuglement aura été de courte durée et par la suite il ne manquera pas une occasion pour déclarer que « dans notre littérature, l’œuvre de Proust est irremplaçable et unique, d’une très grande importance. » (page 16)

 C’est l’histoire des relations complexes et hésitantes entre ces deux hommes que nous propose Pierre Masson, l’un des plus grands spécialistes d’André Gide. Une étude bien argumentée et passionnante, qui permet de mieux cerner la personnalité exceptionnelle de ses deux géants de la littérature.

Merci à Babelio et aux Presses Universitaires de Lyon de m’avoir adressé ce livre.

(1) La Nouvelle Revue française (souvent abrégée par le sigle NRF) est une revue littéraire et de critique française, fondée en novembre 1908, à l'initiative de Charles-Louis Philippe, avec quelques auteurs au talent prometteur : Jean Schlumberger, Marcel Drouin, Jacques Copeau, André Ruyters, Henri Ghéon et André Gide.

Bibliographie :

— « André Gide et Marcel Proust, à la recherche de l'amitié », Pierre Masson, Presses Universitaires de Lyon (2020), (138 pages).

Biographie :

— « Monsieur Proust » , Céleste Albaret, Robert Laffont (1973), souvenirs recueillis par Georges Belmont, 455 pages. Sans doute l'une des biographies les plus émouvantes de Proust, l'auteure à été a son service en qualité de gouvernante pendant près de 10 ans, ces mémoires apportent de nombreux correctifs aux biographies qui l'ont précédé.

— « André Gide par lui-même », Claude Martin, collection écrivains de toujours, Seuil (1963), 191 pages

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