Le fond de la bouteille

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Le 14 mai 2020

 Les Belges forment un peuple plein d'humour, créatif, talentueux et beaucoup plus subtil que l'imagerie populaire nous le représente. Il suffit de citer Jacques Brel, Hergé et Georges Simenon pour en être convaincu. Bref j'ai beaucoup de sympathie pour les Belges, j'aime leur simplicité et leur modestie qui contraste avec l'arrogance française. Sans faire de bruit ce petit pays parvient à se faire une place honorable dans le concert des grandes nations. Citons par exemple son classement à la 12e place au classement mondial de la liberté de la presse réalisé par Reporters sans frontière, à comparer à la 34e place attribuée à la France. Son classement suivant l’indice de développement humain (IDH) est également remarquable, 17e en 2019, alors que la France pointe à la 24e place. Concernant un sujet d'actualité, le salaire des infirmiers à l'hôpital, le constat est encore en faveur de la Belgique, classée 12e parmi l'ensemble des pays de l'OCDE, alors que la France est en queue de peloton 26e sur 29 ! Et pour les frites, bien évidemment, les Belges sont meilleurs que nous. Mais rassurons-nous, compte tenu des décisions récentes de notre gouvernement, la France devrait occuper la première place concernant le nombre de médailles accordées au personnel de santé pour les remercier de leur engagement dans la lutte contre le covid 19.

 Revenons à la littérature. Parmi les grands auteurs Belges on peut citer : Émile Verhaeren, Maurice Maeterlink, Henri Michaux, Françoise Mallet-Joris, Amélie Nothomb et le plus célèbre, et le plus prolifique de tous Georges Simenon (1903-1989), un monument de la littérature mondiale. Sa puissance créatrice est phénoménale, il est très difficile de dresser un catalogue précis de toutes ses œuvres, on dénombre plus de deux cents romans, ainsi que des dizaines de nouvelles et d'articles parus sous vingt-sept pseudonymes, le tout traduit en 57 langues, et publiés dans 44 pays ! Ses romans se partagent en deux catégories, la série des "Maigret" et les romans "durs" (Ses plus nombreux romans sont ceux ou Maigret n'apparaît pas).

 Ce forçat de l'écriture rédigeait environ trois pages par jour, mais tous les jours sans exception. À cette cadence il pouvait produire quatre livres par an. Faulkner le comparait à Tchekhov, Gide disait de lui : « Simenon est un romancier de génie et le plus vraiment romancier que nous ayons dans notre littérature d'aujourd'hui. ». En considération de l'ampleur et de la qualité de sa production beaucoup l'ont désigné comme le Balzac du XXe siècle. Qu'en est-il ? En effet, la dimension de l'œuvre de Balzac et de celle Simenon sont comparables, avec toutefois un avantage pour Simenon car il a vécu 86 ans soit 35 ans de plus que Balzac. Balzac l'emporte peut-être concernant le nombre de personnages mis en scène, quelques centaines pour Simenon, plus de deux mille pour Balzac. Tous les deux sont les témoins d'une réalité bien ancrée dans leur société mais il y a plusieurs différences. Balzac a conçu son œuvre comme un tout cohérent où chaque roman se relie à d'autres, il a inventé le retour des personnages. Simenon n'avait pas d'intention d'ensemble, il a écrit ses romans les uns après les autres sans établir de liens entre eux. Les personnages de Balzac forment des types humains fortement marqués, Rastignac représente l'ambition, Gobsek l'avarice, le baron Nucingen personnifie le monde de la finance, le père Goriot symbolise l'amour paternel.

  Balzac avait l'ambition de décrire tous les tempéraments et tous les groupes sociaux de son époque. Il a fait œuvre non seulement de romancier mais aussi de sociologue et d'historien en décrivant les mœurs de la société de la première moitié du XIXe siècle. Les personnages de Simenon ont parfois moins d'épaisseur, moins d'autonomie et n'appartiennent pas tous à des catégories bien définies. Dans Balzac c'est la puissance et la volonté des personnages qui provoquent et conduisent l'action, dans Simenon c'est la société qui s'impose aux personnages qui doivent composer avec leur passé où se frayer un chemin dans les vicissitudes de la vie. C'est un schéma un peu réducteur mais qui permet de mieux comprendre la différence entre ces deux monstres. Simenon, qui avait une grande admiration pour Balzac, déclarait d'ailleurs « Je ne me crois aucun point commun avec le romancier de la Comédie humaine, sinon, peut-être, l'abondance ».

 "Le fond de la bouteille" est un roman à part dans la production de Simenon. Il y a une grande part autobiographique, non pas dans les détails de l'histoire mais dans l'esprit.

 L'action se passe en Arizona dans les années 1940, à la frontière du Mexique. Ambiance Cow boy du XXe siècle : des chevaux, des shérifs, des bagarres, des poursuites, du Whisky mais pas seulement. Il y a aussi une vraie intrigue et une méditation sur la condition humaine et les relations familiales en particulier entre deux frères. Un soir d'orage, P.M. (Patrick Martin) légèrement alcoolisé, rentre chez lui et a la désagréable surprise d'y trouver Donald son frère en rupture de ban. Ils ne se sont pas vus depuis longtemps et ne s'entendent guère. Donald veut que P.M. l'aide à traverser la rivière Santa Cruz pour qu'il puisse rejoindre sa femme et ses enfants sans ressources qui l'attendent à Nogalès. La région est isolée à cause de pluies torrentielles qui ont gonflé la rivière, les habitants de plusieurs ranchs sont réduits au confinement forcé pour plusieurs jours. Les deux frères vont devoir cohabiter le temps que le niveau d'eau baisse. Auprès de sa femme et de leurs relations, P.M. invente une fausse identité pour ce frère dont il a honte, lui qui a réussi dans la vie en se faisant une place dans la bourgeoisie aisée n'accepte pas cette situation qui lui rappelle un passé médiocre. La tension monte entre les deux hommes au milieu de soirées passées avec la petite communauté de ranchers qui trompent l'ennuie en organisant des soirées alcoolisées. Au fil des chapitres l'intensité dramatique monte et l'on découvre au travers de nombreux dialogues et de quelques flash-back, l'histoire des deux frères que tout oppose. L'avocat d'un côté, le repris de justice de l'autre. C'est l'histoire de Caïen et d'Abel.

 Le récit est d'autant plus poignant qu'il correspond à une réalité vécue par l'auteur. Les parents Simenon ont toujours préféré Christian à son frère Georges, le mal aimé. Mais c'est Georges qui va le mieux réussir dans la vie en devenant l'écrivain que l'on connaît, tandis que Christian, petit fonctionnaire sans envergure, sombrera dans l'alcoolisme et la collaboration. Au début de 1946, Christian rencontre son frère et lui demande de l'aider. Georges lui conseille de s'engager dans la Légion étrangère pour échapper aux représailles de l'épuration et se faire oublier. Christian se résigne à cette perspective. Quelques années plus tard, début 1948, Georges reçoit l'avis de décès de son frère tombé dans une embuscade au Tonkin. Simenon se sent responsable. Il exprimera ses regrets en écrivant "Le fond de la bouteille" quelques mois après ce dramatique évènement. Je précise toutefois que ce livre, dont la fin est également tragique, se termine différemment.

 La mise en scène de l'histoire est envoûtante, Simenon maîtrise parfaitement l'art d'écrire et parvient avec une économie de moyen remarquable à retenir l'attention du lecteur de la première à la dernière page. Comme tous les grands écrivains, il déforme la réalité pour la rendre encore plus intense et plus troublante.

Bibliographie :

- "Le fond de la bouteille", Georges Simenon, Belfond (1997), 184 pages avec une postface de Pierre Assouline.

Adaptation au cinéma :

- "The Bottom of the Bottle", film américain réalisé par Henry Hathaway, sorti en 1956, avec Joseph Cotten et Van Johnson.

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