Le Disciple

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Le 11 mars 2020

 Chaque livre à sa personnalité. Comme pour les humains, la première impression que l'on peut avoir d'un livre est basée sur l'apparence physique. Une collection se démarque par des caractéristiques génériques qui se déclinent ensuite en plusieurs variantes. Ainsi en est-il des livres de poche. Chacun sait que le "Livre de Poche" est apparu le 9 février 1953 à l'initiative d'Henri Filipacchi et édité par la Librairie générale française. Je ne vais pas faire un historique, mais rappeler simplement que l'idée est ancienne et remonte au XVIIe siècle avec les livres de colportage.

Je me souviens d'un reportage retrouvé récemment sur le site de l'INA ou un étudiant interviewé considérait que cette initiative du livre de poche était critiquable, car cela permettait à des personnes n'ayant pas la culture nécessaire de lire des oeuvres qui d'ordinaire étaient réservée à une certaine élite : "Cela fait lire un tas de gens qui n'avait pas besoin de lire... on leur a fait délaisser 'Nous deux' ou 'La vie en fleur' et d'un seul coup ils se sont retrouvés avec Sartre dans les mains, ce qui leur a donné une sorte de prétention intellectuelle qu'ils n'avaient pas avant". En d'autres termes, cet aristocrate de la lecture, pensait qu'il n'était pas donné à tout le monde de goûter à sa juste valeur, les grands auteurs et la crainte était que maintenant chacun se serait senti autorisé à porter un jugement sur des concepts mal assimilés. On est bien loin aujourd'hui d'un tel raisonnement, et je pense que cet étudiant qui doit avoir maintenant dans les soixante-dix ans ou plus a, depuis, changé d'avis et c'est heureux. Le livre de poche est un moyen de démocratiser la lecture en rendant accessible au plus grand nombre des ouvrages qui étaient jusque-là imprimés dans des éditions coûteuses et encombrantes. Editions conçues pour remplir les massives bibliothèques des appartements haussmanniens mais inaptes à trouver une place sur les chétives étagères IKEA du sous-prolétariat impécunieux (mais non moins férus de littérature). Le livre de poche, grâce à son format réduit et son poids plume a pu s'insérer dans les espaces réduits où vivent généralement les personnes de condition modeste.

 Ainsi, on peut éprouver plus ou moins de sympathie à l'égard d'un livre comme envers un humain. Les livres de poche se distinguent immédiatement par leur format, mais aussi par les couleurs des couvertures et leurs illustrations souvent attrayantes. À une certaine époque même la tranche était colorée, en vert, rouge ou jaune. Plusieurs piles de ces poches versicolores, posés du côté de la tranche, forment un tableau cubiste du plus bel effet. Il faut signaler aussi la légèreté, la maniabilité et la souplesse de ces petits livres dont l'épaisseur supplée parfois au manque de surface.

 Et s'il est vrai que les premières éditions des grands classiques étaient livrées nues, dépouillées de commentaires, il en est tout autrement aujourd'hui concernant la collection "Les classiques de poche" dans laquelle est édité le livre que je viens de lire "Le disciple" de Paul Bourget (1852-1935). Le roman est précédé de plus de trente-deux pages d'introduction ainsi que d'une note précisant le contexte de la publication de l'œuvre. En fin de volume, un dossier de trente-cinq pages contient des extraits des correspondances de Paul Bourget, des textes d'Anatole France et de Taine à propos de l'œuvre. Tous ces compléments (ainsi que de nombreuses notes de bas de page) permettent au lecteur d'approfondir sa compréhension de l'ouvrage.

 L'histoire est celle d'Adrien Sixte, éminent professeur de philosophie, dont la vie est perturbée par une convocation chez le juge à propos du meurtre d'une jeune femme perpétré par l'un de ses anciens élèves, Robert Greslou. De sa prison, ce jeune homme rédige une confession à l'intention de son maître à penser. En lisant ce texte, le professeur découvre l'influence néfaste de son enseignement sur l'équilibre mental de son disciple dont la sensibilité exacerbée a peu à peu évoluée vers un romantisme morbide. La mère de Robert Greslou, convaincue de l'innocence de son fils, sollicite le professeur pour que celui-ci vienne plaider sa cause au tribunal. Adrien Sixte est forcé de reconnaître que "…le caractère de Robert Greslou, déjà dangereux par nature, avait rencontré, dans ses doctrines à lui, comme un terrain où se développer dans le sens de ses pires instincts…" (extrait de la page 303). Écrivain chef de file de sa génération, académicien, Paul Bourget, nationaliste, royaliste et catholique est aujourd'hui oublié, mais son roman "Le disciple" qui ouvre un débat sur la responsabilité morale de l'écrivain et plus largement des intellectuelles est encore lu de nos jours. Il s'agit d'un roman à thèse, ou l'influence de Balzac, que Bourget admirait, est partout présente par ses références à des philosophes, à des auteurs comme Rabelais, à des généralités prenant à témoin le lecteur comme par exemple "Presque tous les cloîtres ne sont-ils pas bâtis dans des endroits qui permettent d'embrasser par le regard une grande quantité d'espace" (page 62). Le style est purement celui des grands écrivains du XIXe siècle ce qui explique sans doute en partie la désaffection des lecteurs d'aujourd'hui et en particuliers des plus jeunes, pour son œuvre. Pourtant cet auteur mériterait une plus grande place tant son écriture est belle, précise et riche, ponctuée de très fines observations et d'analyses psychologiques étaillées. Bourget se veut docteur en sciences sociales et tente, par le prétexte du roman (toutefois inspiré par des faits réels : le procès Chambige), d'énoncer ses propres théories sur les mécanismes psychologiques de la passion. C'est sans doute influencé par son père Justin Bourget, agrégé de mathématiques, qu'il prétend mettre en équation le sentiment amoureux. Ce besoin d'exprimer des idées peut parfois perturber le lecteur et le détourner d'une histoire qui est par ailleurs parfaitement racontée et non dénuée de suspense. Un roman complexe, mais servi par une langue d'une grande élégance rédigé à une époque où les écrivains avaient lu tout Shakespeare, Balzac et Stendhal avant l'âge de dix ans.

 Merci livre de poche, toi qui a introduit chez moi de si nombreux auteurs d'une disponibilité sans faille pour me conter, au creux de l'oreille, à toute heure du jour ou de la nuit, les aventures épiques de leurs personnages et à travers eux leurs plus belles et nobles pensées. Je rêve d'un monde ou les étagères des buralistes et les tablettes des bistrots seraient garnies de livres de poche, on verrait le soir, à une heure tardive, en sortir de riants jeunes hommes, ivres de littérature, les yeux remplis de rêves.

Bibliographie :

- "Le Disciple", Paul Bourget, Les classiques de Poche (2010), 378 pages.

- "Dictionnaire des littératures de langue française", article "Paul Bourget "par M.O. Germain, Bordas (1987).

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