La Goule

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Il pleut. Une froide pluie d’hiver martèle le sol en cadence. J’ai les orteils trempés et les doigts gelés. Je les glisse dans les poches de mon manteau pour les réchauffer. Je déteste la pluie, comme tout le monde, j’imagine. Elle est perfide, impartiale. Elle frappe les hommes, les femmes, les faibles, les riches sans distinction. Elle s’incruste partout. Elle est diabolique.

L’entrée du métro est proche. Je me dépêche. Je rentre. La rame est vide. Il n’y a que moi et une vieille dame bossue qui me tourne le dos. Malgré les nombreux sièges, elle ne s’assoit pas. Je la regarde, une seconde, parce qu’elle m’intrigue. Une seconde de trop. Elle le sent et se retourne. Et me fixe. Son œil est noir comme du pétrole, et vide. Tout autour de l’iris, les veines ont explosé, la faisant ressembler à un monstre malsain. L’autre œil est caché par des morceaux de tissus. Son regard est puissant, profond, terrifiant. On peut y lire une vie de souffrance, d’épuisement, mais aussi une volonté de fer. Elle me fixe, sans ciller, sans cligner des yeux. J’essaie de maintenir mon regard sur elle, sur son visage de cyclope, mais n’y parviens pas. Alors je me détourne. Mais pas elle. Elle continue sa scrutation silencieuse. Soudain, elle demande : « Me reconnaissez-vous ? ».

Je sursaute. Je m’attendais à une voix frêle et tremblante, mais son ton est sûr et posé. Il nécessite une réponse. Le genre d’air inquisiteur sur lequel parlent les politiciens. Je la regarde. Petite, rabougrie, peau grise, cheveux mal coiffés, nez pointu. Même si elle me rappelle vaguement quelqu’un, force m’est d’avouer que je ne connais pas cette personne.

« Non ».

Elle fronce les sourcils, apparemment mécontente. Le métro s’arrête et elle se dirige vers la sortie. Mais juste avant de quitter la voiture, elle lance : « Vous auriez dû vous rappeler... ». Elle s’en va finalement, disparaît. Sa façon de prononcer ces mots… Ce ton réprobateur… J’en ai la chair de poule.

Je rentre chez moi, bouleversé. Je n’ose ressortir, de peur de croiser à nouveau cette folle. Je me couche. Je rêve.

Je me trouve dans une vieille maison à la décoration rustique. Je marche et j’arrive dans le salon. Et je la vois, assise sur le canapé, le regard rivé au loin, avec une étrange poupée dans les mains. Lentement, elle tourne son horrible tête fripée vers moi.

« Qui… qui êtes vous ? » interrogé-je, les jambes tremblantes.

La vieille semble prendre le temps de chercher ses mots. Elle sourit : « Vous auriez dû vous rappeler…

– Vous me l’avez déjà dit ».

Elle n’accorde aucune importance à ce que je dis. À nouveau, elle se perd dans ses pensées. Son regard s’assombrit, un terrible souvenir doit lui revenir. Elle prononce d’une voix chevrotante : « Vous n’avez pas idée de ce que j’ai enduré. Par votre FAUTE ! Lance-t-elle d’un ton plein de haine tout en me lançant un doigt accusateur.

– Je… je ne me rappelle pas… je ne vous connais pas ».

Même en ayant pleinement conscience que je me trouve dans un rêve, un simple rêve, je ressens une peur indescriptible, qui me glace le sang. Elle prend sa poupée, et la lève vers moi.

« Vous ne vous rappelez-pas ! crache-t-elle. Et ça, vous vous rappelez ?! »

Je fixe la poupée. Et tout me revient.

J’étais alors en primaire, dans une petite école rurale. Mme Dujardin, mon institutrice, menait la classe d’une main de fer. Elle était méchante et cruelle avec tous les élèves ; en particulier avec moi. Elle ne ratait pas une occasion pour m’humilier, me faisait travailler plus que les autres et me traitait de « pauvre idiot » ou de « moins que rien ». Sa haine envers ma personne était réciproque ; alors je confectionnai, dans un accès de colère aveugle, une poupée qui la représentait. J’y plaçai toute ma colère, ma répulsion. Et le soir, pour calmer mes nerfs, je m’acharnais dessus. Je frappais la poupée, l’étranglais, la mettais sur une cible et tirais des fléchettes dessus. C’était devenu une pure obsession. Un jour, après qu’elle m’eût fait laver la salle de classe après les cours, je pris un couteau de cuisine et transperçai l’œil immonde de la poupée, veillant à ce qu’il reste coincé dans l’orbite blessée. Le lendemain, le directeur de l’école annonça que notre maîtresse était malade, et une remplaçante assura les cours. Je ne revis plus jamais Mme Dujardin, et jetai la poupée en prenant soin de laisser le couteau dessus, par principe.

Je regarde à nouveau la vieille et remarque des similitudes avec Mme Dujardin. Et l’œil crevé… Se pourrait-il que ? Mon estomac se noue. « Je… je ne comprends pas... ».

C’est la seule chose que je trouve à dire.

« Vous avez ruiné ma vie, fait de moi une hideuse sorcière ! tonne la vieille. Des années durant, j’ai ruminé, attendant, attendant ce moment. Je tiens ma vengeance. ».

Elle me scrute du regard, prend une bobine de laine et se met à coudre, sans détacher son œil de mon visage. Je mets un moment à saisir ce qu’il se passe. Elle est en train de confectionner ma propre poupée ! J’essaie de m’enfuir, mais mes jambes sont soudées au sol. Je cache mon visage, pour ne pas qu’elle le fabrique, mais mes mains reviennent aussitôt le long de mon corps, entraînées par une puissance invisible. Je suis raide comme du bois. Je panique. Il faut que je me réveille. Tout de suite. Mais la vieille goule me tient prisonnier. Elle coud méthodiquement. Mes cheveux, qu’elle colle sur le crâne. Mes vêtements, qu’elle enfile autour du corps. Mes yeux, qu’elle fixe au visage. J’assiste à ma propre conception, à la fabrication de cette poupée vaudou, terrorisé.

Une fois l’ouvrage terminé, elle nous compare. Puis me montre la chose. Nouveau sourire démentiel. Elle sort une aiguille. Je me débats, tentant d’échapper à mon immobilité. Elle approche la pointe de l’œil de la poupée en chuchotant des mots que je n’entends pas. Je la supplie de cesser. Elle s’arrête, à un centimètre de l'iris cousu. « Et toi, as-tu arrêté quand je souffrais ? ». Et elle plante l’aiguille.

La douleur me transperce, froide et lancinante. Mes jambes jusque-là paralysées cèdent sous le poids du tourment. Le sang jaillit de mon œil à gros bouillon. Je pousse un cri terrible, et porte la main à mon organe parti. J’entends vaguement la vieille hurler de bonheur, sa vengeance accomplie. Elle m’étrangle. Je me mets à suffoquer et me retrouve à terre à me tortiller comme un ver agonisant. Ma bouche cherche vainement un peu d’air qui ne vient pas. Elle me plante d’autres aiguilles, partout. Elle charcute la poupée, la cisaille, la tord, l’écartèle. La souffrance que j’éprouve est infinie. Il n’y a plus qu’elle, et moi.

Comprenant que mon destin est lié à celui de la poupée, je m’avance, je rampe vers elle, vers la diablesse qui me torture. Mais plus je m’approche, plus la poupée semble loin. Elle rétrécit, jusqu’à ne former qu’un petit point infime à l’horizon.

Je me réveille. Je ne me trouve plus dans mon lit, mais par terre. La douleur m’a amené ici. J’ai les yeux clos, et je n’ose pas les ouvrir, car j’ai peur de découvrir l’impensable. J’ai peur de la vérité. Alors, je laisse mes yeux fermés. Je tâtonne le tapis, à la recherche d’un quelconque objet pouvant me relier à la réalité.

Mes mains entrent en contact avec une chose molle et couverte de tissus : une poupée avec un couteau planté dans l’œil. Je le sais. Je comprends aussi que la seule manière de mettre fin à mon supplice est de cesser le sien. J’agrippe le manche, et retire le couteau. Quasiment aussitôt, je sens quelque chose d’indescriptible changer en moi. J’ouvre mes paupières. Je vois à nouveau. Je vois, et je regarde la marionnette. Elle est striée de griffures, de cicatrices. Je m’en saisis. Je comprends alors l’immensité de mon pouvoir : je suis maître de son corps, je peux décider de la tuer ou de la laisser vivre. La laisser vivre ? Alors qu’elle même peut mettre fin à ma piètre vie en un instant ? Quelle idée saugrenue…

Je n’hésite plus. Elle doit mourir. Pour que je vive. Je garde un briquet dans le tiroir. Oui. Brûler cette démone. C’est le sort que l’on réserve aux sorcières.

Je regarde la flamme vacillante du briquet, et je me dis que je m’apprête à commettre un homicide. Non. Je me protège juste. C’est de la pure légitime défense.

Je porte la flamme au pied de la poupée. Je ne vais pas tuer, je vais juste punir. Punir. Oui, c’est cela. J’embrase la peluche, et sa jambe commence à brûler. À travers la poupée que je tiens dans mes doigts tremblants, je perçois sa rage. Elle hurle de colère, de douleur.

Mais c’est alors que je sens comme une chaleur à mes pieds. Je me penche. Mes chaussures ! Elles brûlent ! Je m’empresse de les retirer, mais les flammes me picotent les orteils. Ils prennent feu aussi ! La sorcière ! Elle doit tenir ma propre poupée dans ses mains caleuses. Et elle m’emporte vers la mort. Elle brûle, et je brûle. Nous brûlons, ensemble. Peut-être que cela vaut mieux… Je ne sens même pas la douleur.

Je pourrais être en colère contre elle, mais je me sens juste triste. Cette histoire a assez duré.

Je m’agenouille, cale ma tête entre mes jambes, et attends patiemment que la mort vienne me cueillir.

Je repense à Mme Dujardin, qui doit elle aussi être au supplice des flammes, à toute cette souffrance emmagasinée, à la vendetta explosive qu’elle me préparait, et je me dis que tout n’est peut-être pas de sa faute. Alors, juste avant de m’abandonner au silence infini qui m’attend, je lui pardonne. Je lui pardonne tous ses vices, tout le mal qu’elle a pu causer. Toute la culpabilité secrète que j’avais cachée ma vie durant s’envole alors. Et pour la première fois depuis longtemps, je me sens enfin bien, soulagé. Le poids de cette haine, le poids de la vie. Partis. Je suis enfin libre.

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