Au sommet

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Alors que l’astre du jour sortait lentement de sa cachette nocturne, j’arrivai à hauteur de l’enfoncement rocheux. Sous l’air sec et les vents torrides qui battaient des herbes éparses et jaunies, l’endroit contrastait avec les forêts touffues de Chal. J’étais enthousiaste. Nerveux, également, car le mont interminable, perdu dans le ciel, m’avait semblé une invitation : qui d’autre que moi aurait pu atteindre son sommet ? J’escaladai les dernières pentes sans me hâter, de crainte d’être déçu. Et si c’était une fausse piste ?

Des pierres roulèrent sous mes pieds. Quiconque occupait ce sommet ne pouvait ignorer ma présence ; mais si on m’avait entendu, on ne se manifesta pas. Je fis davantage de bruit pour signaler que je n’étais pas un ennemi, que je ne cherchais pas à surprendre.

Seule une brise, ou un souffle mutique, me répondit.

Était-il judicieux de m’approcher ainsi d’un inconnu sans rien pour me défendre ? Je me préparai à m’éclipser à la moindre surprise.

Je gravis les dernières enjambées sous le regard impassible d’une figure émaciée.

Caei était là, devant moi. Enfin. Les mêmes yeux et cheveux dorés, le même regard farouche et lointain que par le passé, les oreilles sans cesse à l’affût. Comme si quelque danger pouvait encore l’atteindre. Sur sa peau hâlée de Dai, les quatre rayures qu’elle avait héritées de sa lignée couraient jusque sur sa mâchoire. Au bout de ses doigts maigres, ses griffes étaient mystérieusement intactes.

Le visage hâve et les cheveux en bataille, elle s’était engouffrée dans une vie de solitude et de haillons ; pourtant, elle m’éblouissait d’une lumière irréelle et je détournai les yeux de crainte de perdre la vue. Malgré la poussière qui la couvrait, je me sentais gris et sale en sa présence.

La boule au ventre, j’attendis un long moment devant elle. Sans doute ne me voyait-elle pas. Ils avaient tous raison, finalement. Caei n’était plus.

Puis une voix forte résonna, trop forte pour venir de son corps frêle :

— Tu vas rester là sans rien dire ?

Je sursautai. Elle m’avait fixé droit dans les yeux, avant de diriger son attention vers un millier d’autres choses, comme à son habitude. Caei n’avait pas encore disparu.

— Tu as soif, fit-elle sans me regarder. Et froid.

Ce n’était pas une question. Elle se leva. À sa démarche, j’avais l’impression qu’elle s’efforçait de ne pas léviter. Elle prit ma gourde, qu’elle remplit à une source que je n’avais pas remarquée, puis la posa sur un feu que je ne la vis pas allumer. Elle fit taire les flammes d'une pensée et me la rendit.

Je fixai ses deux mains.

— J’en ai eu besoin, expliqua-t-elle.

En quelle occasion ? Je jetai un coup d’œil aux flammes sans foyer. Même le bois ne lui servait plus, désormais.

Comme je m’en étais douté, il m’était impossible de la lire. Je ne percevais rien. Se cachait-elle sciemment ou était-elle, d’une certaine façon, trop lointaine pour que je puisse la voir ? Confronté aux limites du seul talent que j’avais maîtrisé, l'abattement m’assaillit.

— Tu ne peux pas comprendre, Karezial.

— Quoi ? parvins-je seulement à dire.

Mais elle s’absenta de nouveau. Caei s’échappait peu à peu de notre monde. Combien de temps lui restait-il ? Je devinai qu’il n’y aurait pas de tergiversations. Il faudrait que je saisisse tout, tout de suite, faute de quoi elle se désintéresserait de la conversation.

Elle avait l’air fatiguée. Sa silhouette amincie m’attristait.

— Je veux me défaire de ce corps.

Caei… Elle avait vraiment cherché à nous quitter.

— Je t’en prie, reste avec moi…

N’avais-je enduré ce périple que pour la voir s’en aller à nouveau ?

— La Caei que tu as connue n’est plus.

— Je sais.

Je ne mentais pas. Je m’étais préparé au pire, je m’étais préparé à ce qu’elle ait déjà rejoint son vrai clan, son clan céleste. De la voir si proche, sans pouvoir l’atteindre… Ma gorge se serra. J’arrivais trop tard. Caei n’attendait plus que de rentrer au ciel.

Je frémis à l’idée du fossé qui nous séparait désormais. Cháká, Caei, kaida, Nëluuj, Naræs… toutes avaient disparu. Ne restait qu’une âme ancienne, distante et insondable.

Elle posa une main sur mon épaule, lourde malgré sa maigreur, comme pour dire qu’elle était encore là. L’épée à ses côtés racla le sol : un dernier souvenir des terres de Chal et de ses âmes déchues, dont j’imaginai sans mal laquelle primait sur toutes les autres dans son esprit opaque.

— Est-il possible que tu nous reviennes ?

— Dans quel but ?

Stupéfait, je mis un instant à lui répondre.

— Pour terminer ce que tu as commencé. Pour nous unir ?

Rejoindre sa famille.

— Je l’ai fait. Ça n’a servi à rien.

— Mais tu dois nous rassembler pour de bon !

— Ça m’est égal.

Je fus estomaqué, incapable de dire quoi que ce soit jusqu’à ce qu’elle brise le silence. L’œuvre de sa vie… Comment pouvait-elle la balayer ainsi ?

— Ils attendent de nous des miracles, Karezial. Mais nous pouvons aussi en défaire.

— Alors tu abandonnes ? demandai-je à regret. Tu as échoué une fois, ça ne veut pas dire que tu ne peux pas réessayer.

Elle me répondit d’un ton calme, d’un ton qui frôlait l’excuse et qui ne lui seyait pas :

— Je me souviens seulement que c’était inutile.

— Ça ne l’était pas ! Tu signifiais quelque chose ! Et tu nous manques. Tu me manques. Tu as vraiment oublié ?

— C’est important pour toi.

Elle me regarda dans les yeux, trop pénétrante à mon aise. J’avais posé le même regard sur les autres toute ma vie, ce n’était qu’un juste retour des choses.

— Je pourrais me rappeler, mais je préférerais que tu le fasses pour moi. Tu en es capable, maintenant, Karezial le chroniqueur. Tu as vu ma vie mortelle de tes yeux et tu l’as lue dans mon âme. Je serai la première à entendre le fruit de ton travail.

La surprise me fit tressauter.

— Tu veux me convaincre de te suivre, poursuivit-elle, et me forcer à me souvenir. Tu veux que je me souvienne de ceux qui sont restés au clan, de ceux qui doutent que tu puisses me faire revenir. Alors je t’écoute. Persuade-moi. Rappelle-moi ce à quoi j’ai tourné le dos.

Tendait-elle, à sa façon, une main pour nous secourir ? Pour que nous la sauvions ?

— Ça m’est égal d’agir ou non, que tu me convainques ou non.

— Mais alors... pourquoi me réclamer ce récit ?

— Pourquoi pas ? Si l’univers a une conscience, peut-être est-ce la raison de tes facultés. Ou la tâche que tu t’es fixée.

Le don de comprendre les autres… c’était quelque chose qu’elle paraissait avoir perdu, tout comme sa tête. Ainsi ma raison d’être s’éclaira : je lui rendrais ses souvenirs. Je la ramènerais à nous.

Je commençai mon récit.

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