Tranches de vie.

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Comme chaque matin, Achille s'installa sur le banc de pierre, sous le vieux chêne. Celui-ci avait été planté un siècle avant sa naissance. On pouvait dire qu'il avait grandi à l'abri de son feuillage. À cette époque, sa mère posait le couffin de paille sur le banc et alors qu'il babillait, elle s'extasiait sur ses joues rondes et roses, qu'elle couvrait de baisers et ses rares cheveux blonds. Ses sourires ne laissaient entrevoir qu'une ou deux quenottes, pas plus grosses que des grains de riz.

Plus grand, il se pendait à ses branches, la tête en bas, sa courte toison couleur de châtaigne tombait et son teint virait au rouge. Ses lèvres se serraient en un unique trait incolore, alors que son nez un peu large palpitait. Ses yeux, ouverts sur l'envers du décor, il se laissait étourdir. Alors, son front plissé par l'effort, se parsemait de perles de sueur qui gouttaient sur le sol herbeux...

Jeune homme, il contait fleurette aux plus jolies filles du pays. Il leur tournait la tête et elles succombaient devant sa haute stature, ses larges épaules, ses longues jambes, ses prunelles de jais qui brillaient comme des escarboucles. Sa tignasse indisciplinée partait dans tous les sens, Son sourire était irrésistible. Il enlaçait délicatement ses conquêtes de ses bras si forts et leur volait mille baisers...

Quelques années plus tard, il demandait en mariage sa chère Henriette. Vaincu par sa fraicheur, ses éclats de rires, sa façon de lui résister. Pris au piège de ses yeux verts pailletés d'or qui étincelaient dans un visage rond encadré de cheveux roux frisés. Sa vivacité d'esprit et son physique voluptueux, acheva de le conquérir. Il l'épousa six mois plus tard.

Les années passèrent, les enfants grandirent, les parents prirent de l'âge. Il y eut quelques nuages bien sûr, quelques éclats de voix, personne n'y échappait vraiment. Le garçon s'en alla travailler dans une autre région, puis ce fût le tour des filles. Les cheveux d'Henriette grisonnèrent, blanchirent, quelques rides vinrent parer çà et là, l'écrin de son visage. La beauté de son regard, si lumineux, ne se ternissait aucunement, pas plus que l'amour qu'elle éprouvait pour Achille et celui-ci le lui rendait bien. Lui aussi restait robuste, solide, tel le vieil arbre sous lequel ils s'asseyaient tous les deux, lors des longues soirées d'été.

Le garçon revint habiter au village. Il ouvrit un magasin de fleurs avec celle qui était déjà sa compagne et qu'il présenta à ses parents. Elle sut les séduire. Achille trouva magnifique cette beauté originaire d'îles ensoleillées avec sa peau d'ébène, ses prunelles foncées, ses lèvres lippues, son corps souple à la démarche dansante. Lui qui ne regardait plus d'autres femmes depuis son Henriette, se surprit à penser brièvement : "Ah, si j'avais vingt ans de moins !" Il s'interdit d'aller plus loin. Le bonheur de son fils le comblait et la jolie Rose devint sa fille.

L'année suivante, les jeunes gens donnaient à Henriette et Achille leurs premiers petits-enfants. Des jumeaux au teint caramel. Les filles restèrent au loin, mais se marièrent aussi. Cinq petits-enfants supplémentaires s'ajoutèrent au bonheur du vieux couple. Les années s'écoulèrent inexorablement, puis un orage frappa le cœur d'Achille.

La maladie emporta Henriette.

L'infection fit fondre sa chair, émacia son visage, assécha ses lèvres et rendit ses cheveux ternes. Même ses yeux si magnifiques n'avaient plus d'éclat. Elle s'éteignit un jour d'avril, les oiseaux chantaient, l'ancêtre végétal éclatait en bourgeon et le ciel se parait de bleu. Il pleuvait dans le cœur d'Achille. Les larmes se répandirent sur ses joues parcheminées, son visage se figea et son sourire, tout comme celui de sa bien-aimée, perdit sa lumière.

Le vieil homme sortit de ses souvenirs, quand une voix s'adressa à lui. Il s'agissait de l'une de ses petites-filles. Elle avait déjà vingt ans. Il tenta de se rappeler son prénom, en vain. Depuis quelque temps, sa mémoire ne lui restituait que les images du passé. Il la contempla, sa peau pain d'épice l'interpella, ainsi que ses yeux sombres et son allure souple.

" Tu es la fille de Rose, n'est-ce-pas ? "

Elle acquiesça.

"Il est l'heure de déjeuner grand-père !" dit-elle ensuite.

Elle lui offrit l'appui de son bras. Il accepta volontiers, se leva, reprit sa canne en main. Doucement ils s'engagèrent sur le chemin de la maison familiale. Un vent léger fit frémir les feuilles du vieil arbre, qui avait vu tant d'années défiler. Un rire résonna dans l'air. Achille arrêta sa marche, se retourna lentement. Un vague sourire fendit son visage ridé, son regard brilla, il murmura : "Henriette". Son cœur se mit à danser...

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