Chapitre 38 - 2262 -

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Chapitre 38

Je suis abusivement puni par le vieux juste pour un petit délire de rien du tout et je dois rester enfermé alors que tous mes potes sont partis surfer. Par-dessus le marché, j’avais totalement oublié mon rendez-vous chez ma psy déjantée qui va encore me prendre la tête et me harceler de questions sur ma vie privée.

Après m’avoir laissé poireauter plus de quarante-cinq minutes dans la minuscule salle d’attente, ce qui a le don de me mettre dans un état de nervosité incroyable, elle me fait enfin entrer dans son cabinet qui pue l’encens aromatisé à la rose. Je me suis toujours demandé si ce n’était pas pour masquer l’odeur de la cigarette ou des joints. Elle a une tête à fumer : ses pupilles sont souvent dilatées, elle ne se maquille pas beaucoup, porte des vêtements amples et plutôt décontractés, dans le style pantalon africain. Derrière elle, un poster de la plage paradisiaque de Maya Bay en Thaïlande est censé plonger définitivement ses patients dans la zen attitude.

— Comment tu vas, Tonio ? me demande-t-elle, en mettant ses lunettes pour mieux me jauger.

Je soupire en guise de réponse et m’affale dans le large fauteuil au velours rouge et moelleux. Pendant ce temps, elle récupère mon dossier déjà prêt sur son bureau et s’installe à proximité de moi. Côte à côte, la vieille échevelée dépose ses fiches en vrac sur une table basse en verre. Nous nous retrouvons dans son pseudo salon, telles deux bonnes femmes qui s’apprêtent à se raconter leur vie, il ne manquerait plus qu’elle me serve une tisane et des petits gâteaux.

Je déteste venir ici, j’estime que je perds mon temps. Elle exerce si bien son job de psy qu’elle me saoule ! Elle récupère des informations privées à mon sujet pour les analyser et tenter de modifier ma personnalité. Mais je lui donne du fil à retordre, je ne lui lâche rien.

— Tu souhaites parler de quelque chose en particulier ?

— Non !

Ses yeux noirs globuleux m’examinent au travers de ses binocles tandis que, totalement avachi dans le fauteuil confortable, je la fixe un grand sourire aux lèvres, histoire de la provoquer. Je veux lui faire sentir que je ne suis pas d’humeur coopérative. Avec un peu de chance, elle n’insistera pas et me restituera plus vite ma liberté. Elle farfouille dans ses notes, peut-être des informations que mon père lui a fournies, puisque je sais qu’ils font le point tous les deux une fois par mois à mon sujet. Elle est tenue par le secret professionnel, mais mon paternel ne se prive pas de se plaindre et de balancer mes dernières conneries, comme si la meuf avait le pouvoir de me rendre raisonnable.

— Ça se passe comment à la maison ?

Gagné, elle a du avoir vent de l’épisode de l’iPhone et de l’histoire de la Marianne, il a peut-être aussi raconté mon refus d’aller chez les vieux. Je cherche les réponses dans les yeux de ma psy qui se maintient droite comme un manche à balai sur sa chauffeuse. L’entretien commence à peine et voilà, elle me fatigue.

— Très, très bien ! je lui réplique en articulant exagérément.

Elle hoche la tête et se concentre pour gribouiller quelque chose sur le papier qu’elle tient entre ses doigts. J’en ai vu défiler des tas, mais celle-ci est plus coriace, moins facile à berner. Elle n’est pas dupe et ne croit pas un mot de ce que je dis, mais elle se garde bien de commenter ou d’émettre la moindre réaction. Penchée sur ses fiches, elle se contente de sourire pour gagner ma confiance. Elle n’a pas du tout l’intention de me lâcher rapidement. La séance va durer les quarante-cinq minutes prévues. Rho, ça m’énerve, je ne tiens pas en place. Je lui lance sur un ton provocateur :

— Je peux fumer ?

— Tu sais bien que non…

— Mais pourquoi ?

Elle ignore ma revendication et lève les yeux au ciel tandis que mes genoux tremblent et deviennent incontrôlables. Je vais péter un câble, enfermé avec cette meuf, qui pose des questions à la con. Pour me calmer un peu, je me mets debout et me dirige vers l’énorme bibliothèque où tout un tas de livres est classé précisément par noms d’auteurs et par ordre alphabétique. Faut vraiment qu’elle soit tarée et complètement psychorigide pour faire ce genre de rangement.

— Et avec tes frères, vous vous disputez toujours ?

Je hausse les épaules, soupire avec exagération et m’interroge sur ce qu’elle attend comme réponse. J’ai envie de lui demander ce que ça peut lui foutre, mais finalement je lui lance sans grand intérêt :

— Comme d’habitude ! C’est comme ça dans toutes les familles de toute manière !

— Tu es sûr de ça ? insiste-t-elle avant de mordiller le bouchon de son stylo.

— Pourquoi vous me saoulez avec mes frères, là ?

Je ne souhaite pas cogiter sur eux. Je ne veux pas réfléchir à la situation de merde qui se trame chez moi. Si j’apprécie être dehors à traîner dans le village ou mieux : au bord de l’océan, c’est pas pour rien ! Je reviens vers une étagère de la bibliothèque, celle qui contient toute la collection de Pagnol. J’attrape instinctivement « Le château de ma mère ». Ma psy retient une grimace, elle n’aime pas que je touche à tout et moi je fais exprès, chaque fois qu’elle m’attaque avec une question, je me venge sur son classement méthodique. Juste pour le plaisir de titiller ses tocs.

— Ton père s’est fait mal, Max aussi, tu veux en parler ?

— Non, c’est leur problème !

En comprenant qu’elle n’arrivera à rien avec moi aujourd’hui, elle pince les lèvres et soupire un peu fort.

Je lui dis n’importe quoi, bien sûr que je ne suis pas indifférent à ce qu’il s’est passé ! J’ai très peur de perdre mon vieux, après tout, je n’ai plus que lui comme adulte pour veiller encore sur moi. Je suis inquiet. Je le vois sombrer de plus en plus et ça me fait mal, je suis le spectateur de sa longue et infernale déchéance. J’aimerais faire quelque chose pour lui, mais je n’ai pas les armes pour le tirer de là. Je préfère laisser tomber.

Et puis, à côté de moi, il y a mes frères. J’adorerais être davantage avec eux, être plus complice, leur montrer qu’ils peuvent avoir confiance en moi, mais quelquefois je me sens encore considéré comme le petit de la fratrie, celui qu’ils ne supportent pas, qu’ils ne veulent pas dans leurs pattes, qui les encombre. Ils me saoulent tellement, prennent plaisir à me faire rager et je le leur rends bien, ils me balancent, me menacent, me frappent à certains moments, et pourtant, nous sommes liés à jamais par cette plaie.

Nous partageons ce même vécu, cette même peine ancrée au plus profond de nous, cette entaille profonde que personne d’autre ne peut comprendre. Sans eux, je suis perdu. Combien de nuits j’ai dormi avec Paulo, combien de fois m’a-t-il consolé et ramené à la vie ? Il a changé depuis que maman est morte, il est plus attentionné avec moi, plus à l’écoute et affectueux. Il me surveille et n’aime pas quand je traîne avec la racaille du lycée. À trois, nous résistons. Dans les mauvais moments, nous faisons front, côte à côte. Mes frères sont les seules personnes sur qui je pourrai systématiquement compter.

Parfois je fais exprès de faire l’inverse de ce qu’ils me conseillent, juste pour attirer leur intérêt. Je sens que notre relation évolue, mais je suis pris de court, nous ne savons pas communiquer. Je dois lire entre les lignes et décoder dans les attitudes de chacun ce qu’ils veulent me dire. Je ne comprends pas tout et c’est fatigant de toujours s’affronter, j’ai besoin d’une trêve avec eux.

— Écoute, Tonio, on va pas y arriver si tu prends tout comme ça ! Est-ce que tu peux faire un petit effort ?

— J’ai pas envie !

J’ouvre le livre et jette un œil sur les mots de la page : « Les gouttes de pluie coulaient lentement sur la vitre ; sur ma figure, lentement coulaient mes larmes. » Je referme le bouquin en le claquant avec force, Pagnol a lui aussi perdu sa mère durant l’adolescence, nous avons la même faille. Pour éviter de m’épancher davantage sur notre peine commune et dévoiler mes faiblesses, je repose le livre loin de sa collection, juste pour enquiquiner ma psy. Elle pince les lèvres et mordille encore une fois le bouchon de son crayon en me voyant faire puis se reprend. Elle a saisi mes intentions et se concentre à nouveau sur ses notes.

— Tu es content d’être en vacances ?

En m’appuyant au dossier du fauteuil vide, je ne peux m’empêcher de sourire et de lâcher un oui spontané. Merde, elle m’a eu !

Les vacances, c’est tellement bien, surtout cette année. Je songe à mes après-midis de surf, à mes nuits au camping et surtout à la jolie Dakota avec qui je vis d’agréables moments.

— Tu les passes en compagnie de ta voisine Marion ?

Elle a capté à mon enthousiasme qu’il y a une fille derrière mon sourire. Seulement, elle se plante de meuf…

Marion ? Je l’ai un peu délaissée ces dernières semaines. Notre relation a évolué et je ne sais plus comment me comporter avec elle. Avant tout était transparent entre nous, mais j’ai l’impression que ça a dérapé depuis qu’on a failli baiser. D’un côté, j’ai vraiment envie de le faire avec la première venue, de l’autre je suis soulagé que Max nous ai interrompus. Je ne regrette pas de n’avoir rien fait avec elle. Nous avons grandi ensemble et je ne veux pas la faire souffrir, car je devine à ses petites crises de jalousies, notamment au sujet de Dakota, qu’elle attend des choses de moi que je ne peux pas lui donner. Je ne sais plus où nous en sommes tous les deux ni où placer le curseur de notre amitié. Le désir et l’attirance que je ressens pour elle affectent mes idées. Je suis perdu et c’est exactement pour cette raison que je refuse toute relation de couple, bien trop prise de tête.

— C’est bientôt l’heure, non ?

Je profite de ma question pour consulter mon portable et surtout vérifier que je n’ai pas reçu de message.

— Pas de téléphone, Tonio ! Plus que cinq minutes et je te libère…

Je le range dans ma poche pour qu’on en finisse au plus vite.

— Tu fais toujours des cauchemars ?

Nous nous affrontons du regard, je sais que si elle m’en parle c’est parce qu’un jour, j’ai fait la connerie de m’épancher là-dessus. Y penser me rend nerveux, je ne tiens plus en place et commence à arpenter la pièce dans toute sa longueur.

Les mauvais rêves qui me tourmentaient et m’angoissaient disparaissent peu à peu. Je ne souhaite pas ressasser cette phase de ma vie. À l’époque, j’avais même désiré rejoindre ma mère pour comprendre, communiquer avec elle, lui exprimer ce que nous ne sommes pas dit avant qu’elle parte. Je n’avais pas vraiment eu envie de mourir, j’espérais juste la revoir pour combler ce vide, ce gouffre immense qu’elle a laissé. Je songeais que sa disparition m’avait fait si mal que c’était peut-être la seule solution pour arrêter de souffrir.

Aujourd’hui, je n’ai plus ce genre d’idées, je suis en colère après la vie, après elle. Je lui en veux terriblement de m’avoir abandonné, de m’avoir brisé le cœur, d’avoir été si égoïste. J’accepterais de la gommer de ma mémoire pour cesser d’être en peine, faire en sorte de ne jamais l’avoir rencontrée, de ne pas la connaître pour ne pas l’avoir aimée. Mais c’est impossible alors j’avance vite, je m’accroche à ceux qui consentent à m’épauler, je fonce en avant tête baissée sans réfléchir, sans penser à elle, en refoulant au plus profond de moi son souvenir. Je fais comme si de rien n’était, comme si tout allait bien, je suis si bon menteur que j’arrive à me persuader moi-même qu’il n’y a pas de malaise, que la situation est normale.

— Non, ça va !

— À t’entendre, tout va bien !

— Oui, tout va parfaitement bien !

La psy soutient mon regard, à la recherche de la moindre faille. Je devine dans ses yeux qu’elle ne me croit pas un seul instant, mais je ne lui laisse pas le pouvoir de s’infiltrer dans une quelconque brèche. Malgré son don pour poser les questions qui me déroutent, elle n’est pas suffisamment conne pour s’acharner inutilement. Elle rassemble ses fiches et préfère abandonner la partie, pour cette fois.

Elle n’a pas le temps de ranger son dossier que ma main est déjà sur la poignée. Sans daigner dire au revoir, je fuis le bureau de la hippie, pressé de retrouver ma liberté.

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