Chapitre 62 - 1307*

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Chapitre 62

En cette journée de septembre, bien qu’il fasse encore très beau, la mer est agitée. Le vent caresse les sommets des dunes et vient flatter la houle. Les touristes ont enfin déserté les plages de l’Atlantique. L’océan m’appartient à nouveau pleinement. À ma droite, Max est songeur. Il se laisse bercer par les flots. À plat ventre sur sa planche, il pose son menton sur ses deux mains entrelacées.

Paulo, assis sur son surf, nous regarde en souriant, satisfait de nous avoir réunis pour l’après-midi. Au milieu de l’eau, loin des tracas de la maison, nous discutons tous les trois de la fête de ce soir quand soudain, Paulo dévie la conversation sur mon père :

— Hier, quand je suis allé à la mairie pour m’inscrire sur les listes électorales, cet enfoiré de maire était en train de parler de papa…

Intrigué par ce que Paulo a entendu, je donne deux coups de bras pour me rapprocher de son surf, puis je m’assois à califourchon.

— Il disait quoi, trou du'c ?

— Oh, des conneries : que c’est pas un mauvais bougre, mais qu’il lève le coude un peu trop facilement… Qu’avec ce qu’il a vécu, il peut le comprendre !

Je lis dans le regard de Paulo beaucoup de colère et ça m’attriste. Le maire est pourtant loin d’être parfait pour se permettre de juger mon vieux. Je rappelle à mes frères l’épisode de l’incendie qui a eu lieu la semaine dernière sur le village :

— Il s’est pas vu, ce con ! Il a débarqué complètement torché, les gendarmes l’ont envoyé décuver chez lui !

— Je sais, merdeux… approuve Paulo en s’accrochant au surf de Max qui dérive. Il a dit aussi qu’il s’occupe de ses drôles* comme il peut, qu’on est pas des faciles.

— C’est sûr que son fils à lui est parfait… je renchéris, énervé.

Mon pote Jimmy est un camé, il ne passe pas une journée sans fumer d’herbe. Comment Marion peut-elle sortir avec un abruti pareil ? Je revois les doigts aux ongles jaunis de Jimmy sur le visage de Marion, sa bouche sur la sienne. J’en ai un haut-le-cœur.

Le maire, je l’aime bien, mais avant de dénigrer mon père, il ferait mieux de regarder son cul.

— Sa fille par contre… s’esclaffe Max en levant les sourcils pour se moquer de moi.

— Pas vrai, branleur ?

Paulo me met une tape sur l’épaule pour me signifier qu’il est au courant de mes aventures avec Dakota. Nous échangeons un sourire complice. Je m’attends à ce qu’il me fasse pour la énième fois la morale sur l’utilisation indispensable des capotes, mais il n’en fait rien. Il se contente de secouer la tête en soupirant.

Je médite sur ce que Paulo essaie de nous faire comprendre. Je m’accroche désespérément à lui comme un naufragé perdu. Il est devenu mon repère et je tente de le rassurer sur l’avenir.

— Le maire n’a pas tort sur tout. Mais moi, je trouve qu’il n’est pas trop chiant, comme vieux, sauf quand je l’emmerde…

— Ouais et toi, tu l’emmerdes sacrément, Ducon ! rigole Max.

— Bah écoute, je lui rends la monnaie de sa pièce. Il est trop casse-couilles quand il est bourré, je rétorque en jouant avec le scratch de mon leash** que j’ai accroché à ma cheville gauche.

Max baisse la tête et trempe sa main dans le remous des vagues alors que Paulo regarde loin devant en se grattant la barbe nerveusement. Je sais à quoi il pense et son visage anxieux m’inquiète. Depuis que nous sommes rentrés de Paris, les tensions montent entre mon père et lui. Leur relation est de plus en plus compliquée. Paulo gère la plupart des problèmes depuis plus d’un an et par-dessus le marché, il encaisse les humiliations que le vieux lui balance régulièrement à cause de son échec au bac.

— Dans tous les cas, je sais comment le faire céder quand il punit, il faut taper là où ça lui fait mal…

Mes frères sont moins malins que moi dans les conflits d’autorité et je suis fier de pouvoir comment arriver à mes fins. Mais à ma grande surprise, Max me contredit pour prendre sa défense.

— Je trouve que c’est dégueulasse, ce que tu fais ! Tu oublies qu’il est courageux, quand même !

Max a changé. Je ne sais pas si c’est grâce à Agathe qu’il a gagné en assurance ou s’il est soudain sorti d’une longue période de léthargie, mais il est plus accessible. J’aime bien ce nouveau Max, je me sens plus proche de lui.

— Courageux, tu parles ! rage Paulo.

Il lâche le surf de Max et, pensif, il se gratte un peu plus fort le menton. Mais Max continue de défendre mon père alors qu’il essaie de se maintenir à notre hauteur :

— Vous n’avez pas découvert maman… Vous ne pouvez pas comprendre ! C’était horrible… Papa se sent coupable de ne pas avoir décelé les signes qui annonçaient son suicide. C’est moi qui l’ai trouvée ! Au fond du jardin, la tête explosée !

Max n’a jamais parlé de ce qu’il a vu ou ressenti. C’est la première fois qu’il se livre à nous. Je ne sais pas trop comment réagir face à sa confidence et j’admire Paulo, qui pose fraternellement sa main sur l’épaule de Max. J’ai du mal à trouver les gestes et les mots dans ce genre de situation. Je préfère m’éloigner et fuir. Je m’allonge sur ma planche et rame avec mes bras, laissant mes frères derrière moi.

Je suis seul face à l’immensité bleutée. Les rayons du soleil se reflètent sur l’eau, la faisant scintiller tel un diamant. En cet instant, je réalise que le temps de l’insouciance est bel et bien révolu. Je force une dernière fois sur mes bras pour prendre de l’élan et attaquer la première vague. Je songe à mon père, qui en un an a vieilli de dix ans. Chacun de nous a dû réapprendre à vivre avec une blessure profonde et encore douloureuse. Aujourd’hui, je ne suis plus le petit garçon qu’elle a abandonné. Je ne suis plus le même.

Sur le lip***, je décolle rapidement en totale osmose avec le courant de la vague. Le vent caresse mon visage humide et me fait frissonner. L’année prochaine, Paulo aura probablement son bac. Il est déterminé et à chacun de ses affrontements avec le vieux, je redoute qu’il ne nous quitte sur un coup de tête, qu’il m’oublie. Je ne suis pas certain d’avoir assez d’arguments pour le retenir.

Debout sur ma planche, je joue avec le fil de l’eau encore un peu fluide. La vague est plus forte que ce que j’avais imaginé. J’arrive à me faufiler dans le rouleau. Courbé sur mon surf, je me sens propulsé. Je suis prêt à affronter tout ce qui se présente.

Un véritable mur de flots se dresse devant moi. Mon cœur s’accélère, je prends une grande respiration et me mets en position.

Le regard de Marion revient me narguer. Les images dansent dans mon esprit.

Ma planche vibre sous mes pieds et me déstabilise. Je fléchis un peu plus mes genoux pour entrer tout entier dans le rouleau et glisser le plus longtemps possible dans le sens du courant. Mon surf répond parfaitement à chacun de mes mouvements.

J’agis.

Je fonce.

Je speede.

*Enfants.

** Attache pour relier le surfeur à sa planche

*** Lèvre ou crête de la vague

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