Chapitre 46 - 1844*

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Chapitre 46

Il est presque neuf heures lorsque Maurice débarque chez nous. Mon père descend de l’arrière de la voiture, à moitié bourré : il rentre de son week-end de dévergondage. Décontenancés, nous l’accueillons avec mes frères dans la cuisine.

— Vous êtes prêts à dégager, les maques* ? articule-t-il avec peine à notre intention.

En détaillant l’état dans lequel il est, j’en viens à douter qu’il ait une meuf dans sa vie ; j’abandonne également l’idée qu’il se soit rendu aux putes. J’en déduis qu’il a simplement dû partir se déchirer la gueule pendant trois jours et je trouve cela catastrophique. Ça va de pis en pis, il me préoccupe un peu plus quand je le vois tituber autour de l’îlot de la cuisine à la recherche des capsules de café. Paulo me sort de mes pensées en posant sa main sur mon épaule :

— Ton sac ?

— C’est bon, il est prêt ! je réponds sans quitter mon vieux des yeux.

— Va le chercher !

— Ouais…

Paulo me pousse vers l’entrée. Bien que très inquiet de l’état dans lequel mon père se trouve, je finis par le laisser à ses problèmes.

Après avoir longtemps débattu sur celui qui prendra la place de devant, mes frères se résignent rapidement à l’idée qu’il vaut mieux que ce soit moi. Aucun des deux n’est en mesure de me supporter en train de gigoter à ses côtés durant les neuf cents kilomètres que nous devons parcourir pour atteindre Nice.

Nous roulons dans le vieux Zafira défoncé de Maurice. Je suis assis sur le siège du copilote et il va s’en souvenir toute sa vie… Bien que ligoté par la ceinture de sécurité, je suis incapable de rester calme en voiture. Malgré quelques décontractants, je ne ferme jamais un œil. Pour couronner le tout, notre chauffeur écoute Radio Trafic, la station la plus glauque de tous les temps, celle qui te signale les bouchons ou les accidents en direct.

Bref, nous n’avons pas encore passé Bordeaux que je me fais chier. Et si je me fais chier, je fais chier les autres…

— Yo Maurice, accélère, vieux ! On n’est pas arrivés, à ce rythme ! je lance en tapotant le tableau de bord.

— Tu vas pas commencer à m’emmerder, dors !

Maurice frappe son volant. Le voir s’énerver me donne encore plus envie de le chicaner. Comme mon père, il a les traits tirés par le manque de sommeil et ne s’est pas rasé. Son haleine chargée d’alcool se répand dans la voiture chaque fois qu’il ouvre la bouche. J’ai du mal à lui donner un âge, peut-être cinquante ans. Je le connais depuis tout petit et je peux me permettre de dépasser les bornes avec lui. Il n’a aucune autorité.

— C’est ça ! j’approuve en fouillant dans sa boîte à gants qu’il tente de refermer en conduisant. T’as signé pour nous transporter, t’as signé pour en baver !

Mes deux frères se sont déjà endormis à l’arrière et ne donnent plus signe de vie. Je n’ai que Maurice pour me tenir compagnie.

— Vas-y Maurice, tu peux doubler, je gueule alors qu’il se décale sur la voie de gauche. Allez, allez, allez ! Ouais !!!

— Ta gueule, Tonio !

J’ai la sensation qu’il perd déjà patience. Sa mâchoire anguleuse se crispe chaque fois que j’ouvre la bouche.

— Allez, le camion, maintenant !

— Mais tu peux pas te taire ?

Il s’accroche fermement au levier de vitesse et pince ses lèvres sèches. Un jour, je l’ai tellement énervé qu’il m’avait attrapé par le col de T-shirt et décollé du sol au-dessus de lui en m’étranglant. Il est grand et costaud, il avait agi sans effort. Je suis resté longtemps traumatisé et effrayé. Il paraît qu’il a culpabilisé après cet épisode.

— Chauffeur, si t’es champion, appuie ! Appuie ! Chauffeur, si t’es champion, appuie sur le champignon ! je chante, histoire de le pousser à bout pour qu’on en finisse au plus vite avec ce long trajet. Pour Maurice ? Ouais !

— Non, mais t’as pas des jeux sur ton bordel ? me demande-t-il en indiquant ma tablette.

— Sur mon iPad ?

— Oui !

— Ah, non ! J’ai pas le droit, je suis addict aux jeux vidéo, ça me rend fou !

Avachi sur le siège, je retire mes chaussures pour mettre mes pieds sur le tableau de bord. Maurice me fusille du regard, mais se retient de me faire une réflexion.

— Oh, mais j’ai jamais vu aussi cinglé que toi !

Après une courte pause dans une aire d’autoroute où Maurice me menace dix fois de m’abandonner si je ne reste pas tranquille, nous repartons pour le pèlerinage en enfer.

— Je peux conduire ? je propose naturellement avant de remonter dans la bagnole.

— T’es malade ! refuse illico notre chauffeur en se posant rapidement au volant. Et tu fumes pas dans ma voiture ! Ça pue et tu vas cramer mes sièges !

— Alors laisse-moi conduire ! je supplie en terminant ma cigarette avant que le véhicule démarre.

— Tonio, arrête de l’emmerder ! soupire Paulo, installé sur la banquette arrière.

Je commence à le gonfler sérieusement lui aussi, tellement bien qu’il ressort de l’habitacle pour écraser ma clope et m’enfourner sur le siège avant.

— Je te passe les vitesses, alors ! je conclus en m’accrochant au levier que Maurice finit par me céder.

— Si tu veux ! Vas-y ! Fais-toi plaisir et surtout, fous-moi la paix !

Il s’essuie le front dégoulinant à cause du stress que je lui fournis et de la chaleur étouffante.

— Cool ! En plus, je suis gaucher, donc elles sont bien placées !

C’est ainsi que nous mettons quasiment deux jours pour parvenir jusqu’à Nice. Nous faisons deux étapes chez des potes de Maurice et de mon père, et je n’en peux plus de tous ces interminables kilomètres… Mais ce n’est rien quant à ce qui m’attend en arrivant au camping choisi par ma tante.

Le petit mobil-home est placé au fond d’une allée parallèle aux autres ruelles. Sur la terrasse, accoudées au salon de jardin, mes trois cousines sont penchées sur leurs portables. Clotilde lève la tête la première et nous reconnaît aussitôt. Elle envoie un coup à sa fausse jumelle, Louise, qui ne lui ressemble en rien.

« Clo » est blonde avec des cheveux épais et lisses, et de grands yeux bleus, alors que son double, « Lou », est brune et bouclée avec des yeux noirs. Mise à part cette différence, elles ont la même taille et la même stature. Elles sont de l’âge de Max.

— Tiens, les voilà ! crie Clo avec son accent du Sud. Ce qui me rappelle que nous avons longtemps été voisins.

Ma tante habitait mon village avant son divorce. J’ai passé toute mon enfance avec mes cousines. Nos deux familles étaient très proches et ça a créé des liens très forts que nous aimons entretenir.

— Maman, hurle Laura.

C’est la plus jeune, elle a mon âge, mais c’est la plus grande des trois en taille.

— C’est pas trop tôt ! soupire ma tante en sortant du mobil-home.

Elle porte son maillot rouge une pièce, trop serré pour elle. Plutôt ronde et bien portante, elle s’assume ainsi et n’a aucun complexe. C’est une belle femme blonde aux yeux bleus, exubérante, dans la quarantaine. Les mains sur ses larges hanches, elle affiche son air renfrogné.

— Je vous attendais hier ! Oh putain, Tonio, t’as grandi depuis Noël ! Allez, sortez vos sacs ! Vous avez une tente à monter !

Je suis peut-être différent, mais ma tante, elle, n’a pas changé du tout.

Bienvenue en enfer !

Les allées goudronnées se ressemblent toutes, alignant à la chaîne les mêmes mobil-homes les uns après les autres. Bien qu’étant immense, le camping est relativement calme avec un esprit familial. Des cris d’enfants se font entendre du côté du terrain de jeux.

Ma tante est installée dans le mobil-home qu’elle partage avec mes cousines, « les filles » comme mes frères et moi les appelons. Paulo, Max et moi campons dans une grande tente dans laquelle nous avons chacun une « chambre ». Évidemment, nous échangeons rapidement en toute discrétion nos plans pour faire le mur. Bien que nous nous querellions régulièrement, nous sommes toujours complices pour braver les interdits. Le regard malicieux, Paulo essaie de se concentrer sur les sardines qu’il enfonce dans le sol. Il étouffe un fou rire en nous imaginant tous les trois seuls cette nuit.

— À table ! nous appelle Clothilde.

Elle dépose un saladier sur la table dressée de la terrasse. Nous dirigeons nos yeux sur le contenu du récipient, alléchés par l’idée que nous n’aurons pas à cuisiner durant notre séjour. Ça va nous changer de la bouffe régionale de chez nous : Picard !

— Hey Clo, attrape ! je lui dis.

Au même moment, je lui balance la bouteille d’eau sans bouchon qu’elle nous a donnée pour nous désaltérer pendant notre installation. Depuis la terrasse, ma cousine saisit la bouteille qui lui gicle dessus suffisamment pour lui tremper le T-shirt. Tout le monde éclate de rire, sauf ma tante qui me stoppe net dans mon élan de déconnade :

— Toi, tu commences bien les vacances. Déjà, à table, tu te mets à côté de moi ! Et je te préviens qu’il reste une place sur le canapé du chalet ! Alors, t’as plutôt intérêt à te tenir tranquille.

Je m’assois donc à la place indiquée sans moufter, tête baissée dans mon assiette et bras croisés. Je n’ai vraiment pas envie de louper les nuits blanches que se préparent mes frères et je choisis alors de fermer ma gueule, pour une fois.

— Vous vous êtes décidés pour quelle Première ? interroge Max.

— ES, répond Louise, ma cousine la plus timide et la plus réservée.

— Moi, je continue en hôtellerie, mais ça me gonfle, rétorque Clothilde. Je passe mon bac et j’arrête tout ! Et vous ?

— Tous les deux S, réplique Max. Et toi, Laura ?

— Je passe en Seconde !

Je n’ai pas beaucoup d’écart avec Laura, mais ce n’est pas avec elle que je m’entends le mieux. Bien que j’adore mes trois cousines, je préfère Clothilde, la plus dynamique et la plus effrontée.

Dans le camping, nous ne sommes pas discrets : six ados, trois garçons, trois filles, qui parlent tous aussi fort les uns que les autres, et qui prennent les ultimes transats de libres sur la terrasse… Mais ce n’est rien comparé à ma « tata », ultra-décontractée, qui s’autorise à hurler en passant le portail de la piscine :

— Le dernier à l’eau fera la vaisselle ce soir !

Et qui finit sa course par une bombe qui vide quasiment la moitié de l’eau, sous les regards médusés des maîtres-nageurs qui n’ont probablement jamais vu ça.

*Les maques = enfants

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