Chapitre 28 - 2093*

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Chapitre 28

Ce matin, attablé dans la cuisine, je suis en train de glander sur mon iPad, terriblement soulagé de ne pas aller chez les vieux. C’est vraiment trop difficile pour moi de rester dans l’appartement de mes grands-parents où le souvenir de ma mère est présent partout. Je ne m’y sens pas bien et trop loin du seul élément qui me permet de survivre : l’océan.

Je réponds à mes notifications sur Messenger et suis tout particulièrement concentré sur une fille de ma classe qui me sollicite pour une explication en maths. Ça me gonfle que les meufs viennent vers moi uniquement quand elles ont besoin d’aide pour les cours. Comme chaque fois que cela m’arrive, je réplique toujours par des proverbes de beauf pour éviter de leur filer les solutions que je me suis creusé à trouver. Quoiqu’il en soit, cela m’occupe et m’amuse de les taquiner.

Speed : Hey, mais ton père travaille pas chez Windows ?

Megane : Non pourquoi ?

Speed : Tu m’as fait bugger !

Ça a le don d’énerver les autres et surtout de me délivrer rapidement de ce genre de corvée. Je n’ai aucune envie d’aider les gens.

Max s’agite autour de moi, il est en train de préparer à bouffer dans notre cuisine trop grande. Le raffut qu’il fait m’interpelle : il claque la porte du réfrigérateur et jette un sachet surgelé dans l’évier déjà plein de vaisselle sale. Entre deux messages que j’envoie, je l’observe, car je crève la dalle. Il rouspète en cherchant la dernière poêle propre au fin fond d’un placard. Sa mèche de cheveux dans les yeux, il se relève et allume le feu de la gazinière que mon père a recouvert d’aluminium pour éviter de la nettoyer.

Max ouvre grand les deux fenêtres de la cuisine pour tenter de faire courant d’air, il a chaud, à force de s’agiter dans tous les sens, malgré qu’il soit torse nu.

Le critique culinaire verse enfin de l’huile dans la poêle pour décongeler le plat déjà préparé.

— Tu fais quoi à crayave ?

— Tu parles gitan, maintenant ? me demande-t-il surpris.

— C’est Dylan qui m’apprend ! On passe son temps comme on peut en attendant la vague…

Malgré ma faim, il n’est pas question que je lève un petit doigt pour aider mon frère. Je préfère poireauter pendant qu’il s’affaire. Cela a toujours été ainsi depuis que je suis enfant. Mes parents ont bien essayé de m’obliger, mais j’ai systématiquement réussi à esquiver. Maman est morte et ça n’a pas changé pour autant, je ne fais rien. Max s’est résigné à prendre en main pas mal de choses, il n’aime pas le désordre ni les conflits et agit sans se plaindre pour épauler mon père, avant que la situation générale de la maison ne devienne dramatique. Même si Paulo l’aide de temps en temps, Max maintient l’habitation en état. J’ai parfois l’impression que ça le soulage mentalement de ranger comme le faisait ma mère. Il le fait de bon cœur, sauf quand il se rend compte que je ne fais attention à rien et que je dégueulasse tout.

Depuis qu’il voit une psy, il est moins renfermé en famille et retrouve peu à peu son sens de la répartie, il en est de même au lycée. Il prend un peu plus la parole dans les conversations et ne fait plus la moue quand on lui propose des sorties.

Peut-être qu’il ressent la même chose que moi pendant les fêtes : faire le vide dans sa tête, faire un break et tout se permettre, tout oublier et surtout que le pire nous est tombé sur dessus sans prévenir.

Il me tire de mes songes et se met à siffler un air de musique, puis verse la paëlla à demi décongelée dans la poêle, en se moquant de moi :

— C’est classe ! On va t’appeler Kendji !

L’huile saute partout et mon frère se fait attaquer de tous les côtés.

— Ahhhh ! Putain ! hurle-t-il.

Il se tord de douleur en se protégeant les tétons comme une fille. Je me marre en l’observant s’essuyer le torse avec un torchon de cuisine.

— C’est magnifique !

— Putain, ça tue !

Il examine son ventre à la recherche des marques que les brûlures ont laissées.

— Tu parles d’un chef cuistot.

— Tu vas me faire chier longtemps ? m’interroge-t-il en me massacrant du regard.

Au moment où le ton commence à monter, mon père pénètre dans la pièce, son fusil de chasse à la main. Il affiche son air renfrogné et son visage m’effraie. J’ai la sensation qu’il a totalement perdu la raison, à moins que ses yeux rouges ne soient la conséquence de pleurs. Il porte son bleu de travail taché par la boue et retire ses bottes sur le grand paillasson de l’entrée, puis il serre contre lui la crosse en bois et le long canon noir qui a expulsé la cartouche assassine.

Bordel, j’en reste bouche bée. Moi qui d’habitude ai toujours quelque chose à ajouter, je suis scié ! Il nous ramène sa merde dans la maison.

— C’est pas la peine de me scruter comme ça ! nous engueule-t-il. Le premier qui y touche, je lui colle une raclée ! C’est clair ?

Ni Max ni moi n’osons répondre. Nous échangeons juste un regard puis mon frère bouleversé, serre les dents et baisse la tête dans sa paëlla, alors que j’espionne mon père pour connaître l’endroit où il va planquer son héritage familial : l’arme qui a tué maman.

Je suis à fleur de peau après cet incident, j’ai les nerfs à vif, terrifié de me trouver en présence du terrible objet. Je ne comprends pas pourquoi il ramène cette arme à la maison. C’est un fusil qui appartenait à mes grands-parents, mais c’est aussi celui dont s’est servie ma mère pour mettre fin à ses jours. Ce putain de flingue était resté consigné à la gendarmerie avec les autres éléments, constituant le dossier de décès ; comment mon père a-t-il pu le récupérer ? Je n’en ai aucune idée… Surtout qu’il se dirige dans sa chambre et j’imagine qu’il va l’enfermer dans son armoire avec toutes les babioles qu’il a voulu sauver. Comment va-t-il pouvoir dormir sereinement à côté de ça ? Je trouve ça vraiment sordide.

Ce dont je me souviens, c’est simplement de tous les appels de Max, cette fameuse journée, l’an dernier. Ces coups de téléphone que je m’amusais à refuser pour l’emmerder. Il insistait, ça devait être sacrément important, alors moi, je le bloquais pour qu’il bascule direct sur ma messagerie. J’étais en train de skater avec mes potes et je ne voulais pas revenir. Finalement, il m’a envoyé un SMS : Maman est morte. Qui a envie d’apprendre la disparition de sa mère par texto ? Moi, c’est comme ça que tout m’est tombé dessus. Sur le coup, j’ai réellement cru à une blague. J’ai imaginé que Max avait cherché à me culpabiliser pour m’obliger à rentrer rapidement, alors je l’ai rappelé. Il était incapable de prononcer un mot, il ne cessait de geindre et j’ai compris que c’était vrai. J’ai repensé à maman, à son comportement perturbé et à son envie de mettre fin à ses jours. Elle pleurait souvent ces derniers temps, elle avait des discours incohérents, elle prenait un traitement qui la faisait dormir et devait l’empêcher de déprimer.

J’ai saisi que c’était grave. Vraiment grave. Que c’était fini. Vraiment fini. J’ai appelé maman. Pour la supplier de ne pas me laisser. Mais c’était trop tard. Vraiment trop tard.

Marion m’a traîné jusqu’à chez elle et tout s’est enchaîné. Paulo est venu m’engueuler parce qu’il me cherchait partout et que je n’étais pas rentré, il était paniqué et complètement chamboulé. Des voitures de gendarmes et un camion de pompiers, toutes sirènes hurlantes, ont traversé le village à fond. Paulo m’a interdit de foutre les pieds chez nous et m’a obligé à rester chez Marion où Max nous a rejoints. Un Max livide, traumatisé par ce qu’il a découvert en arrivant plus tôt à la maison pour changer de skate, car il avait pété le sien. Il pleurait énormément et cela me détruisait de le voir ainsi. Il se murait dans le silence et moi, je n’osais pas lui parler. Je n’avais pas besoin de l’interroger pour me faire mes propres films, être hanté par des images terribles, ravageuses, comme celle de maman, le cerveau à l’air, son magnifique visage complètement pulvérisé.

Les parents de Marion nous ont recueillis plusieurs jours sans que nous puissions entrer en contact avec mon père. À force de sonder les adultes, nous avons fini par apprendre qu’il avait été arrêté et placé en garde à vue. Une enquête a été ouverte pour le disculper d’une quelconque implication dans l’affaire. Une autopsie a été effectuée.

Je ne comprenais rien. J’étais ailleurs. J’avais perdu complètement ma voix. J’étais en état de choc. Mon corps n’était que chagrin. J’étais inconsolable. Personne n’y pouvait rien. Je n’avais plus aucun repère. Je ne sais pas combien de temps ça a duré.

Puis un matin, mon père est réapparu. En quelques jours, il avait vieilli de dix ans. Ses traits étaient tirés. Il n’était ni rasé ni coiffé. Il était soûl. Il divaguait. Il était brisé. Il pleurait.

Toute la famille a débarqué chez nous. Il y avait du monde. Mes grands-parents, mes oncles, mes tantes et aussi des cousins, des gens que je n’avais jamais rencontrés. Tous chialaient et parfois, ils agissaient comme si de rien n’était. Je ne sais pas qui étaient les pires, je m’en moquais, je n’étais que l’ombre de moi-même, totalement déconnecté de la réalité.

J’ai fait semblant de ne pas voir les mouches qui volaient dans le jardin et qui suçaient les morceaux de cervelle, éclatée un peu partout. Ces petits bouts de chair tellement minuscules qu’ils n’avaient pas pu être nettoyés. J’ai arrêté de respirer pour ne pas sentir l’odeur du coup de feu mélangée à celle du sang. Chaque seconde qui défilait était une souffrance, chaque heure passée m’éloignait davantage d’elle, chaque matin, après une nouvelle nuit sans sommeil, la vérité tonnait dans mon esprit, elle m’avait abandonné. Elle était morte.

Les jours s’écoulaient et je n’avais toujours pas récupéré ma voix. Personne ne s’en inquiétait. J’avais tellement de chagrin que j’en étouffais. J’étais si oppressé que rien ne pouvait sortir de ma gorge. J’ai pris beaucoup de médicaments pour m’apaiser, pour calmer mes nerfs et mes angoisses. J’ai dormi avec Paulo de nombreuses nuits. Puis vers la mi-août, le curé a débarqué chez moi pour préparer les obsèques. J’ai compris que l’autopsie était terminée et que le corps était prêt à être enterré. Mais personne ne me parlait de ce qui s’était vraiment passé au fond de mon jardin, personne ne m’expliquait pourquoi elle avait décidé d’en finir. Alors j’ai voulu savoir pourquoi. J’ai cherché par moi-même, pour dissiper mes doutes.

Avec Marion, nous sommes tombés sur un article daté de juillet dans le journal local, qui déclarait que l’erreur médicale d’une infirmière avait entraîné le décès de son patient.

Une erreur médicale, c’était donc bien pour ça qu’elle était abattue et qu’elle avait mis fin à ses jours. Cela me paraissait inconcevable, et pourtant c’est grâce à cet article que j’ai pu interpréter les six petits mots inscrits sur un bout de papier froissé que ma mère avait déposé sur la table de la cuisine, avant de se donner la mort. Six petits mots insignifiants, laissés à l’attention de tout le monde… Six petits mots négligents, sans pensées particulières pour mes frères, mon père ou moi… Six petits mots insuffisants que les gendarmes m’ont confisqués en tant que pièce à conviction.

Elle est partie, sans me prévenir, sans me dire au revoir. Laissant derrière elle tant de questions et de douleurs que le temps n’y pourra jamais rien. Il existe des blessures qui ne cicatrisent pas, je dois vivre avec celles-ci.

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