Chapitre 20 - 1788*

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Chapitre 20

Tous les soirs vers vingt-trois heures, je prends des cachetons pour m’aider à dormir. Normalement, si je suis détendu, je sombre en une demi-heure. Cette nuit-là, alors que je pionce profondément, mes frères entrent dans ma chambre en m’appelant. J’ai beaucoup de mal à émerger…

— Debout merdeux !

— Mmmm ! je réussis à émettre un vague grognement.

— Tonio, viens ! insiste Max qui allume la lumière.

— Il est deux heures ! je soupire en jetant un œil à mon réveil.

J’arrive à peine à ouvrir les paupières. Je suis pile poil dans mon stade de sommeil profond. Si je suis perturbé durant cette phase, il m’est impossible de me rendormir. Je remonte le drap sur ma tête pour faire barrage aux rayons du plafonnier. Je ne suis pas en mesure de bouger. J’exige qu’ils me foutent la paix.

— Je sais, mais on a un truc à faire, tous les trois ! ajoute Paulo en tirant sur mon drap pour me découvrir.

— Quoi ?

Je veux comprendre ce dont il s’agit avant de faire l’effort de remuer un orteil et ils ont plutôt intérêt à ce que ça soit sacrément important pour me sortir du lit à cette heure-ci.

— Elles sont mûres ! me précise Paulo alors qu’il m’indique la fenêtre en sautillant tout excité.

— Quoi ?

Il me secoue dans tous les sens pour m’obliger à me réveiller.

— Les cerises ! finit par m’informer Max.

— Ah ! Sérieux, vous auriez pu me prévenir hier soir, j’aurais pas pris mes cachetons !

Je comprends enfin. Je pose difficilement deux pieds à terre, malgré ma tête lourde et mes gestes lents. Il faut que j’émerge rapidement et ce n’est pas gagné.

— Tu viens ? me bouscule encore Max.

— Putain, vous faites chier ! Je dormais !

Assis sur mon lit, je passe ma main sur ma nuque pour me donner du courage.

— Bouge ton cul, sinon on y va sans toi ! me provoque Paulo qui sait pertinemment que je ne laisserais ma place pour rien au monde. Je ne suis jamais le dernier à déconner…

— Non, je viens, attrape un truc pour les mettre dedans.

J’enfile rapidement un T-shirt et mes New Balance. Je suis totalement comateux et engourdi. J’ai beaucoup de mal à descendre le grand escalier. Je m’agrippe à la rambarde en bois pour ne pas trébucher puis je rejoins mes frères qui m’attendent dans la cuisine.

— Vous êtes sûrs qu’il dort ? je les sonde au sujet de notre voisin.

— Avec la cuite qu’il se tenait hier soir, on devrait être tranquilles, me confirme Paulo à propos de Gary.

Il ne s’agit pas de son vrai prénom, mais tout le village l’appelle ainsi… Je n’ai jamais su pourquoi. Son jardin est attenant au nôtre et au milieu de sa cour trône un magnifique bigarreau dont les cerises ressemblent à des cœurs de pigeon. Une catégorie de cerises que mon père ne cultive pas. Elles sont à pleine maturité, rouges et sucrées à souhait. Chaque année, les oiseaux en profitent alors que mes frères et moi pleurons ce gaspillage. Gary est égoïste, il ne mange pas ses cerises et préfère nourrir les merles et autres espèces qu’il chasse plutôt que de nous laisser nous délecter de ces merveilleux fruits. Patiemment, il attend, fusil à la main, que les volatiles soient tranquillement en train de déguster les baies pour les abattre et s’en faire un repas.

Nous escaladons prudemment le mur en pierres puis nous sautons de l’autre côté. Son jardin est une cour fermée, sans issue pour nous échapper, si ce n’est le muret de séparation.

— C’est toi qui montes, petit con ! me fait signe Paulo.

— Je me doute ! je m’esclaffe en retrouvant un peu mes esprits. Tu n’es pas assez agile et beaucoup trop gros, branleur !

— Bouge ton cul, je t’éclaire ! Max, envoie-le sur la première branche.

— Donne-moi le panier !

Je grimpe sur le dos de Max en m’accrochant au tronc. Puis Paulo m’aide à atteindre la branche et enfin, il me tend le panier en bois tressé.

— Tiens, et les écrase pas !

— Tu peux le faire si ça te convient pas !

Une fois installé dans l’arbre, je cueille autant de fruits que j’en mange.

— Faut que tu les prennes avec les queues pour qu’elles ne s’abîment pas ! me conseille Max.

— Ta gueule ! j’articule la bouche pleine.

En disant ces mots délicats, je crache sur mes frères une dizaine de noyaux que je gardais pour faire comme une mitraillette.

— Oh, le con ! râle Max.

— Tu les bouffes au lieu de les ramasser, merdeux ! me reproche Paulo alors que j’éclate de rire. Bouge ton cul !

— Éclaire plus haut, abruti ! Je n’y vois presque rien !

Très à l’aise au milieu du feuillage pourtant fragile, j’escalade un peu plus. L’arbre craque à chacun de mes mouvements. Je choisis où poser mes pieds et j’évite les branches mortes qui ne supporteraient pas mon poids.

— Dépêche-toi et arrête de bouffer tout ce que tu ramasses ! me presse Max qui commence à appréhender notre escapade.

— Ok.

Je les mitraille à nouveau alors qu’ils ne voient rien venir.

— Connard ! hurle Paulo.

— Chut, le stoppe Max.

Les chiens se mettent à aboyer à l’intérieur de la maison de Gary.

— Putain ! C’est ta faute Paulo, t’es pas discret ! je me moque de mon aîné.

— Dépêche-toi de descendre parce que si Gary sort, on est dans la merde !

— Attends, j’ai un nid* ! je proteste, en continuant sereinement ma cueillette, malgré les avertissements répétés de mes deux frères.

Les chiens poussent des couinements et des aboiements de plus en plus intenses. Je les entends même gratter derrière la porte qui se situe à une cinquantaine de mètres de mon perchoir. Ils sont excités et peut-être affamés. La lumière finit par s’allumer dans la cuisine de mon voisin.

— Redescends, il va lâcher ses clebs ! me lance Max en paniquant.

J’éclate de rire à l’idée que Gary libère les chiens sur mes deux frères. Je m’installe un peu plus confortablement. Je n’ai pas d’autres choix que de rester accroupi, l’arbre est vieux et fragile. Je ne voudrais pas me casser la figure, alors je garde une main fermement agrippée à une branche qui me paraît solide.

— Ça le fait marrer, cet abruti ! s’affole Paulo. Moi, je me barre ! T’auras qu’à te démerder à descendre tout seul, sale petit con !

— Ouais, tu feras moins le malin quand Gary… lance Max qui perd patience.

— Hey ! Y a quinquin ??? hurle soudain mon voisin. Moi, ché lâche les djoukels** !

— Tonio, on y va, bordel ! m’ordonne Paulo. Fais pas le con ! Moi, je me barre !

— Moi, aussi ! approuve Max. Tonio, viens et arrête de faire ton malin !

Je les mitraille une dernière fois de noyaux en étouffant mon rire.

— Mais qu’il me saoule, putain !

Paulo éteint sa torche et commence à escalader le mur de séparation.

— Bonne nuit, le pigeon ! me salue Max en suivant Paulo.

Ils s’assoient en haut du muret, me laissant seul dans l’arbre où je continue tranquillement à cueillir les quelques cerises que je distingue à la lueur de la lune, pendant que les chiens gueulent tout ce qu’ils peuvent.

— Alors, y a quinquin ? demande Gary en guise de dernier avertissement. Tant pis !

Les deux gros bâtards, trapus, crasseux, ne ressemblent à rien, comme leur maître. Ils foncent sur mon arbre. Ils m’ont bien vite repéré et tentent de grimper pour me choper un mollet. Leurs dents me menacent et leurs pattes grattent le tronc du cerisier. Je n’ai pas peur, je les connais bien. L’an dernier, j’ai même planqué le plus jeune dans ma chambre pendant trois jours. Gary lui avait collé une raclée et ça m’avait brisé le cœur. Le chien dormait avec moi, nous étions bien tous les deux l’un contre l’autre. J’ai dû me résigner à le rendre à son maître quand je me suis rendu compte que j’étais envahi de puces et que mon corps était recouvert de boutons. Je ne supportais plus les démangeaisons. Depuis, que je l’ai nourri et protégé, ce chien m’aime !

Mes frères sont passés de l’autre côté du mur et je ne distingue que leurs fronts. Ces deux imbéciles m’observent en silence.

— Gipsy, Tommy ! Chut ! À la niche ! j’ordonne aux deux chiens qui, en me reconnaissant, commencent à faire des petits sauts de joie. Couchés !

Je leur envoie par la même occasion quelques cerises qu’ils adorent. C’est incroyable comme ils sont voraces, ces deux sales cabots, ils avalent même les noyaux ! Gary n’a pas l’air décidé à traverser le jardin pour venir me dénicher. Il finit par rappeler les deux clébards qui lui obéissent aussitôt, et me laissent ainsi achever ma cueillette. Je suis en équilibre et je ne peux pas vraiment monter bien haut… Je siffle un coup discret pour annoncer à mes frères que j’ai terminé.

— Démerde-toi, se fout de moi Paulo depuis le mur.

Il faut croire qu’il est resté pour veiller à ce que je ne me fasse pas dévorer…

— Bouge-toi, pauvre con, ou je balance tout par terre ! je le menace, alors que mon voisin éteint sa lumière.

— Arrête de te la péter, Tonio ! riposte Paulo en bondissant à terre pour récupérer le panier que je lui lâche.

Il le tend à Max qui n’a pas osé refranchir la limite, et repasse dans notre jardin. Je descends alors sur la branche la plus basse et saute tranquillement sur le sol. La récolte est terminée.

— Les pêches seront mûres dans une quinzaine de jours, m’informe Paulo en m’attendant avec le panier plein de cerises.

— Ouais et bien tu te démerderas pour aller les cueillir, parce que c’est moi qui ai tout fait ! je l’envoie balader.

Je secoue mon pantalon qui est recouvert de paille et de mousse provenant du muret.

— On va t’aider à les bouffer, t’inquiète ! me rassure Max les lèvres déjà colorées par la chair tendre et rouge des bigarreaux.

— Mouais, je m’en doute, abruti !

Je pose le panier sur la table de la cuisine et chacun repart dans sa chambre. Mes frères ne mettent pas longtemps à se rendormir, pour moi c’est une autre histoire. Je ne retrouve pas le sommeil. Je surfe sur internet le reste de la nuit.

* une branche chargée de cerises.

** chiens en gitan

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