Chapitre 3 - 2417 -

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Chapitre 3

En rentrant chez moi, mon père est en train de jardiner, torse nu. Le soleil fait ressortir les reflets blonds de ses cheveux longs. Je déteste quand il se les attache en queue de cheval. Je préfère qu’il les lâche, ça lui donne un faux air de Kurt Cobain. D’ailleurs, j’ai longtemps cru qu’il était le chanteur. J’aimerais bien lui ressembler, mais je suis tout son contraire. Autant mon père a les cheveux clairs, autant les miens sont foncés et il en est de même pour nos yeux, les siens sont bleus comme l’océan tandis que les miens sont aussi noirs que le crépuscule d’un soir d’hiver.

Il lève aussitôt la tête en me voyant approcher et se met à hurler :

— Bordel, Tonio, viens ici !

Mes deux frères me dépassent en pouffant. Ils savent, comme moi, que lorsque mon vieux se donne la peine de nous adresser la parole durant ses arrosages, ça ne présage rien de bon…

— Qu’est-ce que tu veux ? je lui demande.

Je m’allume une cigarette pour le provoquer davantage. Je prends un malin plaisir à le faire rager, comme tous les adultes.

— Écrase-moi cette clope !

— Non !

— Et arrête de toucher à mes plantations dès que je tourne le dos ! continue-t-il avec son mauvais air.

Il est concentré sur le débit du jet qui sort du tuyau. Le tenant à bout de bras, il avance lentement pour rassasier chaque plante afin que celle-ci grossisse et produise le maximum.

— J’y ai pas touché !

J’essaie de paraître détendu en recrachant la fumée de ma cigarette et je m’assois sur la marche de la porte communicante du jardin, d’où je peux facilement l’observer.

Il est grand, vraiment très grand, et musclé par ses activités manuelles. Il chérit la terre qu’il travaille chaque jour pour en tirer ses récoltes. Ses gestes sont les mêmes que ceux de son père et de son grand-père avant lui. Il répète quotidiennement la tradition familiale remontant sur plusieurs générations. Son jardin est immense, il s’étend à perte de vue sur plusieurs hectares derrière notre maison. Sur un côté, il y a le potager où les légumes varient en fonction des saisons et un peu plus loin, le verger, avec ses nombreux cerisiers, abricotiers, pruniers, pommiers et poiriers. Mon père aime tout ce qui vient du sol qu’il pétrit, retourne et façonne de ses propres mains, à la sueur de son front.

— Tu te fous de ma gueule ? s’énerve-t-il en s’essuyant d’un revers de main. Éteins ta clope, c’est mauvais pour ton développement !

— Nan, j’ai fait des estimations ! Avec la moyenne de ta taille et celle de mes frères, croisée à ma courbe de croissance de ces six derniers mois, je ferai au moins un mètre quatre-vingt, en retirant dix centimètres minimum à mes calculs, et tout ça en fumant un paquet par jour !

Mon père ne réagit pas. Il reste concentré sur ses légumes et la quantité d’eau qui leur est nécessaire.

— Bon ! Mais tu touches pas à mes feuilles de cannabis, merde !

— J’ai pas pris les feuilles, j’ai coupé des têtes.

— Les têtes ? crie-t-il à nouveau contrarié. Putain, tu fais chier, c’est là qu’il y a les graines, bordel !

Son visage se crispe légèrement en levant les yeux vers moi. Il plisse le nez et marmonne encore quelques grossièretés.

— C’est pour ça que je les ai cueillies !

— Tu les revends pas au lycée au moins ? me soupçonne-t-il alors. Je vais avoir des emmerdes !

Il me fixe avec son regard menaçant, fronçant les sourcils exagérément, puis se ravise pour doser encore une fois le débit qui sort du tuyau.

— Mais non, t’inquiète pas ! C’est Jimmy qui veut en faire pousser.

— Le fils du maire ?

Il s’arrête brutalement pour se gratter la tête et me détailler, d’un air affolé. Il s’imagine déjà la réputation qu’on va encore lui administrer dans notre minuscule village si cela venait à se savoir. Ici, tout le monde se connaît, s’observe et se critique. Moi, je m’en moque. On n’est plus à ça près !

— Ouais ! je confirme plutôt satisfait de moi.

Je recrache la fumée de ma cigarette en faisant des ronds. Je suis super content d’y arriver enfin. Ça fait des semaines que je m’entraîne. C’était pas évident au début, c’est comme quand on apprend à siffler, tout est dans le mouvement de la mâchoire.

— Mais t’es con ou quoi ?

— Non, justement, remercie-moi ! C’est une super couverture pour toi !

Je dois avouer que je suis fier de mon amitié avec Jimmy. Son père est à la tête de la mairie de notre village depuis deux ans et je me dis que ça pourra toujours m’aider.

— Dégage de là et va faire tes devoirs ! m’ordonne-t-il soudainement.

— Mes devoirs ? Fais-moi rire !

Plus tard dans la soirée, alors que nous sommes à table dans notre grande cuisine, mon vieux, qui est confortablement assis dans son fauteuil en train de lire son quotidien, s’énerve de nouveau en levant les yeux sur mes frères et moi. L’éclairage laisse à désirer, ça fait plus de trois mois qu’une ampoule a grillé sur l’un des deux lustres, mais personne n’a pris la peine de la changer. La vaisselle sale est entassée sur le côté de l’évier et nous feignons tous de l’ignorer. Nous pourrions utiliser le lave-vaisselle, encore faudrait-il penser à le lancer.

— Max, tiens-toi bien ! Bordel, Paulo, pose ton téléphone !

Mon père saisit la télécommande et baisse le son de la télé au grand désespoir de Max qui suivait son émission favorite, la Villa des cœurs brisés. Ce dernier grimace pour exprimer son mécontentement, mais ne dit rien, préférant fixer la toile d’araignée qui part de l’immense buffet au chapeau de gendarme pour s’accrocher au conduit du poêle à bois qui ne sert plus. Papa prétend qu’un jour, il prendra peut-être une aide ménagère si ses finances le permettent, mais au fond, aucun de nous n’a envie de voir une quelconque bonne femme mettre son nez dans nos affaires. C’est beaucoup trop tôt pour ça. Le téléphone de Paulo vibre et je lui demande en arquant malicieusement un sourcil s’il s’agit de Sophie.

— De quoi je me mêle ? me répond aussitôt mon frère sans quitter son portable des yeux.

Son comportement m’indique que le sujet « Sophie » est classé sensible et je ne saisis pas la raison de ce revirement. Paulo est sorti durant des années avec Caroline, cette relation avait démarré au collège. Sans véritablement donner d’explication, il l’a plaqué du jour au lendemain et s’est depuis tapé toutes les filles du lycée. Mais Sophie est censée être sa meilleure pote depuis la maternelle, je ne comprends vraiment pas pourquoi il fricote avec elle. J’ai dû louper quelque chose…

— Tu m’emmènes au ciné samedi avec Marion ?

— Nan !

— Je te file plus de capotes !

J’essaie de repérer par tous les moyens un axe de négociation…

— M’en fous ! rétorque Paulo, indifférent.

— Papa ! Paulo baise Sophie dans ta grange !

Autant mes frères me défendent, autant moi je n’ai aucun scrupule à les balancer.

— Non, mais ta gueule ! Toi, tu sautes Marion dans ta piaule, tu trouves ça mieux ? me répond-il du tac au tac.

— Tonio, tu touches pas Marion et encore moins dans ta chambre, bordel ! se fâche aussitôt mon père. Elle n’a que quatorze ans !

— C’est pas vrai, de toute façon ! je me défends, avançant une demi-vérité.

— Alors c’est quoi toutes les capotes que tu caches dans tes tiroirs ?

Paulo qui a certainement prévu de se taper Sophie samedi soir est capable du pire pour éviter de m’avoir dans ses pattes. Il a posé son téléphone pour m’affronter. Son regard noir me dit : va te faire voir ! Il est même en train de convaincre Max de l’aider, d’un coup de pied discret sous la table.

— C’est pour faire des ballons ! je déclare en leur faisant un doigt d’honneur.

— Fous-toi de nous ! intervient soudain Max pour prendre la défense de Paulo.

Trois contre un, c’est perdu d’avance ! Max et Paulo ont prévu leur coup. Je connais leur façon de faire par cœur. Ils vont me mettre plus bas que terre pour que mon vieux se concentre sur moi, ce qui va leur laisser le champ libre pour arriver à leurs fins.

— Ça pue le sexe dans ta chambre quand il y a Marion ! ajoute Paulo.

— Tonio, je ne plaisante pas avec Marion ! m’engueule sérieusement papa. Et écrase ta clope ! Tu fumes pas à table et encore moins à quatorze ans !

— Montre-moi l’exemple et arrête de fumer !

Mon père va craquer, je le sens. Il n’a plus la patience de nous écouter ni de nous raisonner pour nous réconcilier. Avant, il aurait cherché à comprendre chacun d’entre nous et aurait tranché le plus justement possible. Maintenant, il est las, fébrile et interrompt les disputes au plus vite pour avoir la paix. Il se laisse aller physiquement. Il ne s’entretient plus, et cet air triste et perdu ne le quitte pas. Il est tout simplement à bout, tracassé, depuis qu’il nous gère tout seul.

— Dégage dans ta chambre, tu nous fais chier ! me lance-t-il énervé. Je ne veux plus que Marion vienne ici, et tu ne touches plus à mes plantations !

— D’accord, mais est-ce que Paulo peut m’emmener au ciné ? j’interroge sans oublier le sujet initial de la conversation.

C’est alors que mon père conclut en changeant de chaîne pour mettre le journal télévisé :

— Paulo, t’emmènes tes frères au ciné ou je te prête pas ma caisse ! Et foutez-moi la paix maintenant !

J’ai gagné, le vieux a flanché ! Je souris victorieusement tandis que Paulo, contrarié, me jette des regards noirs.

Bizarrement, Max m’accompagne dans les escaliers, puis dans ma chambre qui est un peu isolée des autres, car il s’agit d’une partie plus ancienne de la bâtisse, spécialement aménagée à ma naissance.

Mes frères ont les deux plus grandes piaules qui donnent sur le palier, et moi, en tant que petit dernier j’ai droit à celle qui jouxte la suite parentale. Notre maison est ancestrale, il paraît qu’elle date d’avant la Révolution française. Elle a toujours appartenu à ma famille paternelle. Avec ses cinq chambres, ses deux salles de bains, ses importants volumes en enfilades comme dans les demeures d’autrefois, cette bicoque est immense.

J’enjambe mon sac de cours pour entrer. J’aime le foutoir qui y règne. Je m’y sens bien. Le plafond mansardé au-dessus de mon lit offre un côté chaleureux à la pièce. Une grande fenêtre donne sur la rue principale d’où je peux voir la piaule de ma voisine, Marion.

Je saute sur mon pieu défait et allonge mes bras derrière ma tête. Mon frère peine à fermer ma porte à cause du linge sale qui jonche le sol. Sa présence m’indique une discussion qui va virer en morale de l’histoire par monsieur Max-le-grand-philosophe. Il y a quelque temps, on aurait ri ensemble de voir le vieux tourner en bourrique, mais Max a perdu son humour et sa bonne humeur. Il arbore désormais un air sérieux et estime que je devrais prendre exemple sur lui pour ménager mon père. Il souhaite éviter à tout prix les conflits et les emmerdes, si bien qu’à force de prendre sur lui, il est en train de se renfermer totalement. C’est égoïste de ma part, pourtant je préfère ignorer tous ces changements. C’est plus facile ainsi…

— Qu’est-ce que tu veux ? je le sonde tranquillement.

— J’aimerais juste que t’arrêtes de faire ton chieur avec tout le monde ! dit-il en se posant sur mon lit.

— C’est pas moi…

— Tu la ramènes tout le temps ! me coupe-t-il aussitôt.

Il se passe la main dans les cheveux pour vérifier la longueur de sa mèche brune qu’il rabat sur le côté. Monsieur Parfait est toujours bien coiffé et bien habillé. Tout mon contraire. Je n’attache aucune importance à ce genre de détails.

— Non, mais Paulo…

— Mais fous-lui la paix ! s’exclame-t-il sans me laisser finir ma phrase pour la seconde fois.

— Il dit que je couche avec Marion !

Je lève les yeux au ciel pour lui montrer mon agacement tandis qu’il pousse mon ordinateur et s’installe sur mon plumard. Il poursuit calmement, d’un air légèrement contrarié :

— Arrête de me baratiner, je sais que tu fricotes avec elle de temps en temps et tu ne devrais pas t’amuser comme ça, d’ailleurs ! C’est dégueulasse !

— Quoi, mais elle n’est pas dégueulasse ! je rétorque, faisant mine de ne pas comprendre sa morale à deux balles.

Il m’énerve même si au fond, je sais qu’il a raison. Mais j’aime jouer avec lui et faire preuve de mauvaise foi, alors pour l’ignorer, je sors mon téléphone et commence à consulter mes messages.

— J’ai pas dit ça, Marion c’est ton amie, pas ton plan cul ! Tu piges ?

Il me met un coup de coude pour me faire réagir, mais je fais semblant de n’avoir rien senti.

— C’est pas mon plan cul, vous vous faites des films, je nie sans culpabiliser, les yeux toujours rivés sur l’écran de mon portable.

— Bon, laisse tomber, on ne peut jamais parler avec toi ! Et arrête de piquer les clopes de la pionne !

Il soupire, puis commence à se lever pour partir.

— Comment tu sais ? je le questionne, surpris qu’il soit au courant.

— Elle les cherchait partout, ce soir…

— Ah ouais ?

J’imagine soudain la pionne s’acharner à retrouver ses fichues cigarettes, rouspétant à travers les couloirs du lycée. Ça m’amuse tellement d’emmerder cette pauvre femme qui devient parano à cause de moi. Je jubile intérieurement.

— Non, mais t’es trop con des fois ! Tu veux qu’on finisse avec les services sociaux au cul ou quoi ?

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