Prologue - 1965*

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— Papa, ça brûle les pieds, je peux pas marcher !

En mimant de pleurer, je croise les bras sur mon torse nu et jette un regard exagérément triste en direction de mon père qui s’arrête. Chargé comme une mule, il soupire, mais finit par me céder. Malgré mes six ans, il me grimpe sur ses épaules au détriment de mes grands frères qui se retrouvent à porter mes jouets de plage que je leur abandonne. Dans un premier temps, mes deux aînés grimacent et râlent, mais s’affairent à tout ramasser quand papa hausse le ton.

Ma mère, un large sourire sur ses lèvres, marche derrière nous de manière décontractée. Ses grosses lunettes noires masquent ses yeux bridés, hérités de papi. Ses longs cheveux ébène sont retenus par son ample chapeau de paille qui cache la moitié de son visage. J’aime me retourner pour admirer son ravissant teint hâlé et ses fossettes, sa démarche élégante et sa fine silhouette drapée d’un paréo orange, assorti à son maillot.

— Arrête de bouger ou tu descends ! râle papa, ralenti par tout le barda qu’il se traîne et mon poids non négligeable.

Je m’agrippe à sa tête pour ne pas tomber, déséquilibré à chacun des pas qu’il enfonce dans le sable tandis qu’il tient sous le bras gauche son surf et le sac de serviettes. La montée est raide, il est essoufflé, je l’entends respirer de plus en plus fort. Papa est sportif et bien que je grandisse, je ne doute à aucun moment de la réussite de son ascension. Du haut de mon perchoir, j’apprécie les caresses aimables du soleil sur mon visage, la beauté du paysage paradisiaque qui s’offre à moi et surtout l’ambiance joyeuse de cette journée en famille.

Au sommet de la dune, nous marquons tous les cinq un temps d’arrêt pour observer l’immensité étincelante. Le regard brillant et les cheveux dans le vent, nous restons concentrés devant l’étendue infinie qui nous appelle. Mon père laisse tomber tout ce qu’il porte pour scruter l’horizon. Il pose sa main sur son front et protège ses yeux, détaillant la moindre vague dans l’océan tandis que j’imite son geste sans vraiment savoir quoi examiner. Puis, il me descend pour que je participe à la course effrénée dans laquelle se lancent mes frères sur la pente raide. Paulo et Max arrivent constamment les premiers et je déteste leurs moqueries à ce sujet. J’ai l’âme d’un vainqueur. J’aimerais tant pouvoir faire comme eux, être grand plus vite et profiter de cette complicité qu’ils refusent de me faire partager.

— T’as perdu, petit ! insiste Paulo.

Il blesse mon ego ! C’est chiant d’être toujours le petit. Je voudrais être l’aîné comme lui pour commander et être le plus fort, le chef ! D’habitude, je joue de ce handicap en me plaignant de leur comportement auprès des parents à la moindre altercation. Malheureusement, lorsque je jette un coup d’œil derrière moi, je les découvre encore trop loin.

— T’es arrivé le dernier ! ajoute Max, me plantant son index dans l’épaule.

Je me détourne immédiatement pour rejoindre ma mère qui s’attelle à aligner les serviettes sur le sable fin, pendant que mon père étale la wax sur les planches de mes frères.

— Laisse le petit, nous on va surfer ! lance Paulo d’un air autoritaire.

Il rabat sur le côté sa mèche brune qui lui tombe sur les yeux et jette énergiquement ses claquettes.

— Moi aussi, je veux surfer ! je crie aussitôt dans sa direction.

Mes deux frères échangent un regard qui me fait rager quand Max lâche à mon encontre :

— Tu sais pas nager…

Il joint ses deux mains pour cacher sa bouche édentée et rire de plus belle en me montrant du doigt. Je serre les poings, prêt à lui sauter dessus. Vexé par sa remarque, je me défends aussitôt :

— Oh le menteur ! Même pas vrai d’abord… Je sais très bien nager, pas vrai maman ?

— Arrêtez de vous disputer ! Il fait beau, le soleil brille, c’est les vacances ! Profitez donc de cette agréable journée !

Je jette un regard en coin vers Paulo qui roule des mécaniques alors que maman tartine tranquillement de crème sa peau bronzée.

— Maman, je sais nager ? je demande en boudant.

— Oui, tu sais nager, mon chat ! finit-elle par approuver pour avoir la paix.

Elle peut témoigner de mon endurance dans l’eau. J’arrive à traverser la piscine de Marion, sans brassards, dans toute sa longueur depuis le début de l’été. Quand elle rentre du travail, elle m’accompagne tous les après-midis chez mon amie Marion. Nos mères respectives s’entendent bien. J’aurais bien aimé que nos voisines se joignent à nous pour participer à cette sortie à la plage, mais aujourd’hui elles sont parties rendre visite aux grands-parents.

— Max, viens que je te mette de la crème !

Maman embrasse Paulo qui retrouve mon père et saisit sa planche avec assurance. Il accroche le leach* à sa cheville et attend Max.

— Papa, je sais nager, t’as vu ? Je peux surfer ?

— Non, non ! Tu sais nager, mais pas suffisamment pour surfer… me corrige ma mère.

Papa se tourne vers moi tandis que je me courbe pour prendre une position affligée. Je suis un excellent comédien, j’ai toujours réussi à faire plier mes parents. Je lis sur son visage que mon père hésite, alors j’avance la lèvre inférieure pour exprimer davantage la supplication.

Il me fait un clin d’œil complice et passe sa main sur mes cheveux pour me réconforter avant de céder.

— Bon, on peut essayer, tu peux surfer avec moi…

Je saute de joie et nargue mes frères en leur tirant la langue. Ces derniers préfèrent m’ignorer en partant vers l’océan sans m’adresser plus d’attention.

— Prenez garde aux courants, les garçons ! Restez bien devant nous afin qu’on ait un œil sur vous ! recommande ma mère avec un soupçon d’inquiétude qu’elle a du mal à masquer.

— Je les rejoins dès que tu en as fini avec Tonio ! la rassure mon père.

Maman me fait signe d’avancer vers elle pour étaler délicatement la crème sur moi. Ses caresses sont douces et affectueuses. Ses doigts fins ne manquent de recouvrir un seul centimètre de ma peau brune.

— Voilà, conclut-elle.

Alors que je tente de m’échapper, elle me retient pour me réclamer un bisou. Je ne me fais pas prier et me jette dans ses bras pour la serrer contre moi. Elle est la femme de ma vie, ma reine, il n’y a qu’elle qui compte pour moi, je la chéris plus que tout. Parfois, j’essaie même d’imiter papa en lui volant un baiser sur la bouche.

— Bon, on y va ? nous interrompt mon père, avec autorité.

Je le soupçonne d’être jaloux de la relation fusionnelle que j’ai avec sa femme. Pour marquer son territoire, il embrasse ma mère après moi. Je hausse les épaules, un brin contrarié de devoir la partager et fonce vers l’océan qui m’appelle.

Le ronronnement des vagues m’impressionne un peu. Il fait très chaud et l’eau est glacée. J’ai du mal à y mettre les pieds, puis les jambes. Mon père se mouille la nuque en tenant son surf sur le côté gauche. Je ne veux pas qu’il m’abandonne sur le bord alors je décide de me tremper rapidement de peur qu’il ne change d’avis.

— Monte dessus, on va rejoindre tes frères, je vais te pousser.

Je me hisse à plat ventre sur la planche qui, dans une puissante impulsion, est propulsée vers l’avant pour affronter les flots. Je regarde droit devant, un sourire arrogant sur mon visage. Ça leur apprendra à ces deux imbéciles ! Un jour, je serai plus fort qu’eux et ils comprendront qu’on ne m’abandonne pas derrière.

En remarquant notre arrivée, Paulo et Max s’élancent sur la première vague. Ils se lèvent fièrement sur leurs surfs et se laissent porter vers la plage. Un peu jaloux de les voir faire, je rage une fois de plus de ne pas pouvoir les suivre.

Nous finissons par atteindre la barre, papa, toujours dans l’eau, m’explique tous les rudiments et me propose d’essayer en restant allongé sur la planche.

— Mais je tiens debout, je peux le faire, je suis sûr !

Papa choisit avec minutie la vague qu’il va m’offrir. Il laisse passer une série de vaguelettes tandis que je m’impatiente. Lorsque je découvre mes deux frères qui remontent vers nous, je ne résiste pas.

— Celle-là, j’indique en montrant du doigt l’horizon agité.

Mon père soupire, me donne une dernière recommandation, puis il me pousse vers le courant qui m’aspire.

Dans l’élan, j’ai l’impression de manœuvrer le surf. Je suis le plus heureux du monde. Tandis que la houle m’entraîne, je tente de me lever. Je tangue d’abord vers la droite puis la gauche, avant de prendre enfin de la hauteur. Je suis le maître de l’univers. Je glisse sur l’eau, quelle sensation magnifique ! J’ose un coup d’œil vers la plage pour vérifier que ma mère me regarde quand la vague me submerge brutalement. Je suis enseveli, emporté vers le fond, je n’arrive plus à remonter à la surface. Je bloque ma respiration le plus longtemps possible, mais c’est rapidement inconfortable. Divers courants me malmènent, comme si des bras me tiraillaient ou tentaient de me démantibuler. Les secondes passent et je n’en peux plus. Je suis à bout de souffle, roulé dans l’eau et le sable qui me griffe. J’ai envie de pleurer, de hurler « maman ». Maman vient m’aider, j’ai peur ! J’avale le liquide salé par la bouche, le nez. Ça me pique la gorge. Je ne peux pas tousser ni cracher. J’essaie d’ouvrir les yeux pour comprendre où je suis. Tout est gris. Maman, au secours ! Je sens que je vais mourir. Ne plus jamais te revoir. Je ne veux pas te perdre. Je ne peux pas être séparé de toi. Maman, sauve-moi !

Je cogne contre le sol mou de la plage. J’ai envie de dormir, de lâcher prise, d’abandonner. J’ai les oreilles bouchées par l’eau qui s’approprie mon corps. Je ne perçois plus rien. Je ne sens plus rien. Seul le souffle de ma mère complètement affolée me ramène à la vie. J’entends à nouveau. Des cris. Son cri.

— Tonio ! Tonio ! Il est mort ! Oh non, ce n’est pas possible !

— Mais non, il n’est pas mort. Il réagit, regarde ! la rassure mon père.

— Tu vois, j’avais bien dit qu’il ne savait pas nager… commente Paulo.

J’ai envie de me jeter dans les bras de maman pour qu’elle me serre fort, mais je ne peux toujours pas bouger. Sa main sécurisante me caresse la joue pendant que je l’entends murmurer :

— Calme-toi mon chat, je suis là, tout va bien !

Je finis par tousser, cracher l’eau. Je respire, maman ! Je vis. J’ouvre les yeux, mais le soleil m’aveugle.

Je cherche le visage de ma sauveuse, je ne le vois pas. Je tends mes bras au-dessus de moi, en direction de la voix, mais en vain. Il n’y a personne, je suis seul…

Je reprends mes esprits tandis que mon souffle se calme. En sueur et empêtré dans les draps de mon lit, je m’oblige à respirer fort pour sortir de ce cauchemar qui me hante si souvent…

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