Le suspect n°1

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16.

Vendredi 18 mai.

 Après sa petite virée dans le quartier de Svetlana il était temps pour Kat de retrouver Sidorov. Le moment était venu d’interroger Ruslan Sloutchevski. Le suspect Numéro 1 du commissaire Gagarine. C’était la première fois qu’elle allait rencontrer ce chef de bande qui semblait mener une guerre personnelle contre le clan Iodanov. Tandis qu’ils se rendaient au lieu convenu pour le rendez-vous, le lieutenant Sidorov se montrait taciturne. Kat savait peu de choses sur lui. Seulement qu’il était le beau-frère de Kouznetsov et ne semblait guère l’apprécier et qu’il était un ancien des forces spéciales de l’armée russe. Ceci expliquant peutêtre cela. Pour sa part Sidorov était ravi de sortir un peu du commissariat pour ne plus voir cet énergumène qui lui servait de beau-frère. Et puis il n’était pas mécontent non plus d’aller interroger Ruslan, car, même s’il ne pouvait pas l’admettre devant ses collègues, il était plutôt content que cette brute épaisse existe. Il trouvait que Ruslan, au moins mettait un peu de piment dans cette ville. Il avait arrêté l’armée à contre cœur, uniquement parce qu’il avait promis à sa mère qu’à trente-cinq ans il arrêterait et reviendrait auprès d’elle. Homme de parole, il avait tenu sa promesse. Le problème c’est que non seulement sa vie de policier lui paraissait bien terne en comparaison de ses années passées dans l’armée mais en plus, il avait eu la désagréable surprise de trouver sa sœur mariée avec l’un de ses imbéciles de collègues, et pas le moins niais d’entre eux ! A part ça et malgré ses silences, Kat sentait que Sidorov était quelqu’un sur qui on pouvait compter en cas de coup dur. Tandis qu’ils se rendaient à pied au lieu convenu pour le rendez-vous Kat se décida à rompre le silence. Il était clair que le lieutenant Sidorov n’accepterait pas de se livrer sur sa vie privée. Mais peut-être voudrait-il bien parler boulot. Elle connaissait très bien la réputation de Gregor Iodanov, elle en savait peu en revanche à propos de Ruslan Sloutchevski. Alors elle demanda à son supérieur de lui raconter son histoire. A sa grande surprise il montra que sur certains sujets il pouvait se montrer volubile. Visiblement il avait potassé son dossier.

« Pour commencer : Ruslan porte le nom de sa mère, Nastasia Sloutchevski, une petite danseuse sans grande prétention, mais qui apparemment ne manquait de rien. Pas le luxe mais on ne mourrait ni de froid ni de faim chez Nastasia. Père inconnu. Il est né le 28 janvier 1975 à Podolsk. Pas grand-chose sur ses études si l’on peut dire. D’après son dossier on le ramasse plus souvent à faire des conneries en ville que sur les bancs d’une école. A 18 ans service militaire. Il se porte volontaire puisqu’on se bat au Kirgizistan. Apparemment il prend goût à casser du terroriste et signe pour un contrat de 2 ans à l’issue de ses 18 mois de service. Diverses mutations, un passage en Tchétchénie, il finit par en avoir assez et ne prolonge pas plus loin son aventure militaire. États de services corrects. On relève qu’il est plutôt grande gueule et n’hésites pas à recourir à la violence ; venons-en à sa vie mouvementée avec Gregor Iodanov. Démobilisé il apprend que sa mère est morte en lui laissant assez peu de choses : un peu d’argent sans doute et quelques papiers. »

« Et il monte sa bande » intervient Kat.

« Non ! Pas à ce moment là. Il semble qu’il soit plutôt largué. Il est arrêté dans quelques rixes d’ivrogne, on le retrouve un moment agent de sécurité, un autre videur. Pas vraiment de boulot. Pas de grand banditisme non plus d’ailleurs. Un paumé quoi. »

« Alors que s’est-il s’est passé, pourquoi mène-t-il une guerre contre Iodanov ? »

« En fait, on ne sait pas trop comment il a rencontré Gregor, mais celui-ci l’a engagé apparemment vers 97 ou 98. A son niveau on n’a jamais assez de gros bras prêts à faire le coup de feu ou le coup de poing. Ruslan avait le profil. Mais pas que. On s’est assez vite rendu compte que le petit Ruslan grimpait rapidement les échelons au sein du groupe Iodanov. Mais depuis 2010 changement de tableau : ces deux-là se font maintenant la guerre. »

« Jusqu’ici OK, mais pourquoi le « divorce » ? »

« A mon avis, le louveteau a grandi et s’est dit qu’il deviendrait bien le chef de la meute. Et ça, ça nécessite de mettre le vieux à genoux. »

« Alors tu penses comme Gagarine : Ruslan peut faire un coupable. »

« ça reste à voir, mais le gaillard a l’air plutôt porté sur l’emploi de la manière forte. L’enlèvement je ne crois pas que ça lui ressemble, mais vas savoir ! En tout cas on arrive. J’espère qu’il sera à l’heure. »

 Le lieu de l’entrevue avait été fixé lors d’une brève communication téléphonique avec Ruslan. Il s’agissait du petit square où trônait le monument aux grenadiers de Miloradovitch près de la cathédrale de la Trinité. Ruslan était ponctuel. Assis sur un banc sous le chaud soleil de mai, devant les parterres de tulipes au bout de leur floraison, il semblait contempler la petite pyramide jaune vif surmontée de l’aigle bicéphale de l’empire tsariste qui commémoraient les exploits et la bravoure de Mikhaïl Andreïevitch Miloradovitch face aux troupes napoléoniennes. Il se leva en s’avisant de la présence de Sidorov et de sa collègue. Ce dernier avait remarqué près de la grille qui menait dans l’enceinte de la cathédrale, à quelques mètres de là, deux lascars à la mine patibulaire. Sans doute deux gardes du corps. Pas fou Ruslan. Terrain neutre, soit mais pas tout seul. On n’était qu’à quelques pâtés de maisons du commissariat. Prudent le bonhomme se dit Kat.

 La jeune femme était étonnée : elle s’attendait à découvrir une brute épaisse, après tout c’est sur la violence qu’il avait bâti sa réputation, mais ce n’était pas le cas. Ruslan était grand mais pas excessivement, les épaules carrées sous la veste de cuir, le cheveux rares et d’étonnants yeux bleus. Il avait une certaine forme de prestance sauvage. Le visage était émacié, l’attitude raide. Le souvenir sans doute des années passées sous les drapeaux à chasser le terroriste. Kat se demandait quelle était la raison profonde de son désir de détruire Iodanov. Depuis qu’il avait quitté le service de Gregor c’est à la force des armes qu’il avait grappillé quelques miettes de l’empire bâti par celui-ci fort de son emprise sur la Podolskaia. Ruslan était une sorte de rebelle. Mais pourquoi diable avait-il bien pu se rebeller ainsi. Son avenir semblait tout tracé au sein de la mafia locale. En choisissant de « se mettre à son compte » il courait de gros risques. Curieux personnage. Et qui n’avait pas fini de l’étonner. En effet c’est lui qui prit la parole en premier, sans laisser le temps à Sidorov de lui poser ses questions.

« Que les choses soient claires, Sidorov et Mlle « je ne sais pas qui » : je lis le journal comme tout le monde vous savez et j’ai vu l’offre de récompense de Gregor dans l’édition de ce matin. Sa fille a disparu n’est-ce pas et vous croyez que c’est moi qui l’ai enlevée. J’ai raison ? Dans ce cas vous faites fausse route. »

Sidorov le laissa finir sa tirade avant d’intervenir « Écoutes Ruslan ».

Kat s’étonnait de l’entendre tutoyer son interlocuteur : peut-être était-ce sa manière de s’adresser aux malfrats, peut être aussi à cause de l’espèce de lien qu’il y avait entre eux, tous deux soldats, tous deux combattants. Une étrange fraternité se dit-elle.

« Évidemment qu’on pense que c’est toi. Il est clair que tu veux le mettre à terre. Quelle meilleure arme que sa fille ? Et tu penses bien qu’on ne va pas prendre pour argent comptant tes dénégations. Il en faudra plus pour nous convaincre. Qu’est-ce que tu veux, à la fin, Ruslan ? Tu attends quoi pour revendiquer l’enlèvement ? »

« Revendiquer ! Quel grand mot. Encore faudrait-il que je la détienne. Quant à ce que je veux Lieutenant Sidorov la liste serait longue. J’aimerai bien voir la juge Zenia Doudko en prison, ça lui ferait les pieds, je voudrais aussi que tous les postes de police ferment une bonne fois pour toutes et enfin c’est vrai que j’adorerai voir la tête de Gregor au bout d’une pique. On a tous nos rêves Lieutenant. Mais enlever Assia, jamais. »

Kat intervint à son tour. La façon dont il avait appelé l’adolescente par son diminutif comme une sorte de tendresse l’interpella : « On ne se connaît pas Mr Sloutchevski, je suis Katerina Machkof, une collègue nouvellement arrivée du Lieutenant Sidorov, je peux vous poser une question ? »

« Bien sur – il sourit - ma jolie! »

« C’est curieux. Vous l’appelez Assia de son diminutif. C’est un peu affectueux non, pour la fille de votre pire ennemi ? »

« La fille n’est pas le père inspectrice. Vous savez j’ai longtemps vécu aux coté des Iodanov. Je pense qu’en ce temps-là le vieux Gregor m’aimait bien. Assia je l’ai vue naître, je l’ai vue grandir. Je n’ai pas eu de frère, encore que…., pas de sœur, pas d’enfants. Vous me croirez si vous voulez mais pour Anastassia j’étais dyadya Ruslan. Quand on s’est, disons, fâché pour faire bref, elle avait déjà sept ans. Malgré ce qui se passe avec son père je ne manque jamais de lui souhaiter son anniversaire. »

« De bien belles paroles Mr Sloutchevski – continua Kat – mais avouez tout de même que vous souhaitez malgré tout prendre la place et peut être plus de son père. Vous croyez qu’elle appréciera ? Et puis cela vous arrange bien. Gregor Iodanov est aux abois. En témoigne son offre de récompense. »

« Je ne peux pas dire le contraire : je n’ai pas enlevé Assia mais c’est vrai que la fin du règne de son père pourrait bien venir plus vite que prévu du fait de cette disparition. De toute façon il s’est fait un tas d’ennemis, et certains sont haut placés. Très haut croyez-moi. D’ailleurs je ne suis plus seul sur le coup. J’aurai tort de ne pas profiter de l’occasion, vous ne croyez pas ? »

C’était Kat qui avait pris en main la conversation et Sidorov se contentait d’écouter essayant de se faire une opinion. « Que voulez-vous dire ? »

« Rien de spécial inspectrice sinon que les choses pourraient changer rapidement. Mais pour ce qui est d’Assia, croyez moi je souhaite vraiment la retrouver, et si vous pouviez me lâcher un peu mes hommes pourraient eux aussi essayer de la chercher. Vous pouvez bien continuer à envoyer vos policiers dans toutes mes petites affaires ils perdent du temps. Un temps précieux pour la petite. »

Sidorov intervint « Toujours des mots Ruslan ».

Celui-ci mis la main dans sa poche intérieure. Il en sortit un petit portefeuille de cuir noir assez usé. Et du portefeuille, il sortit une photo. Lui, il y a dix ans et à ses côtés une gamine rieuse : Assia. « J’espère juste que vous me croirez » et il tourna les talons.

Ses deux gardes du corps ouvrirent la porte de sa voiture et Ruslan disparut au coin du square.

 Les deux enquêteurs restèrent quelques instants sur place, interloqués, avant de reprendre en silence le chemin du commissariat. Ils ne savaient que penser des déclarations de Ruslan. Il semblait sincère mais le gaillard pouvait avoir plus d’un tour dans son sac. Sitôt arrivée Kat alla dans son bureau : elle avait du temps avant la réunion prévue avec Gagarine et ses collègues pour faire le tour des investigations. Elle s’installa devant son écran d’ordinateur pour tenter de découvrir à qui appartenait la Mercedes que l’on voyait arriver et repartir du lycée. Elle avait la première lettre, le O, les 3 chiffres suivants – 383 – une lettre difficile à discerner – H ou M – suivie d’un B et trois chiffres, de cela elle était sure, mais lesquels ? Elle opta pour 177 le code de Moscou, la seule ville à comporter trois chiffres dans ses immatriculations. Cela ne lui laissait que quelques options. Elle entra dans le répertoire et tapa « O383HB177 ». Quelques secondes plus tard elle pouvait rayer cette immatriculation de sa brève liste : il ne s’agissait pas d’une Mercedes. Elle savait que sa seconde tentative lui apporterait sans doute un tout petit début de piste . Elle avait le cœur un peu rapide en rentrant « O383MB177 ». « Bingo ». Il s’agissait bien d’une voiture appartenant à Gregor Iodanov. Y avait-il des passagers ? Mystère. Qui la conduisait ? Mystère. Que faisait cette voiture aux alentours de 20 h devant le lycée ? Mystère aussi. Mais, en tout cas, elle pressentait que cela avait de l’importance. Depuis le début de l’enquête, même pas 48 heures, songea-t-elle, elle avait l’intuition que le lycée occupait une place centrale dans l’histoire qu’il s’agissait de démêler. Et cette aperçue de la voiture personnelle de Gregor le soir de la disparition des deux filles dans ces lieux la confortait dans cette idée. Même si elle ne voyait pas ce que sa découverte apportait directement à la résolution de l’affaire. Elle comptait bien tirer sur ce fil en espérant qu’il la mène plus loin.

 Assis au volant de la Mercédes qu’il conduisait habituellement pour Gregor, Vassily Gretchko était à cran. Il était le chauffeur privé des Iodanov depuis six ans. Il aimait son travail : rouler uniquement dans des voitures de luxe, être attitré à une seule famille, avoir le plus gros salaire entre tous les chauffeurs de Podolsk. La situation était confortable certes, mais Vassily trouvait que sa paye n’était pas encore assez élevée par rapport aux risques encourus. Son prédécesseur avait reçu une balle de PP 2000 dans sa tempe droite, il était mort sur le coup et Dieu sait ce qui pouvait lui arriver. Avec ses cent quarante-huit kilos pour un mètre soixante-huit, le chauffeur de quarante-quatre ans avait pourtant appris à se contenir car son médecin l’avait prévenu que son cœur ne supportait pas l’énervement. D’ailleurs, il avait tellement bien réussi à se maîtriser, que ses collègues le surnommaient « Vassily le Boudha ». Mais ce matin, il n’y avait rien à faire, il agrippait son volant en cuir en soufflant comme un bœuf, même caresser le cuir luxueux de l’intérieur de la Limousine ne le calmait pas cette fois-ci. Il n’aurait jamais dû accepter. Il savait que c’était impardonnable. En plus de ça, il avait déjà gâché un bon morceau de la somme qu’il avait acceptée. Et pas pu s’empêcher de fêter ça avec des copains. Des gars de Gregor, des collègues, qui avaient quartier libre et qu’il avait embarqué dans une sacrée fiesta. Pas la chose la plus intelligente qu’il ait faite. Bon, d’accord ! Malgré le nombre impressionnant de vodkas ingurgitées il n’avait rien dit qui puisse le compromettre, mais ses compagnons de beuverie se demanderaient sûrement d’où il tenait tout ce fric. Mais qu’est-ce qu’il lui avait pris de payer toutes ces tournées ! Quelle connerie ! Et en prime, il avait récolté une belle engueulade avec sa femme à son retour ! Bon ça c’était habituel quand il se lâchait un peu trop. On verrait plus tard. Il avait des soucis bien plus gros actuellement. Il n’aurait jamais dû accepter la proposition, il n’aurait jamais dû prendre l’argent, qu’est-ce qu’il lui avait pris ? Sur le coup, ça semblait sans risque. Juste un service. Bien payé. Oui c’est ça ! On avait bien dit sans risque. Sauf que la gamine n’avait pas refait surface et que les risques maintenant c’était pour sa pomme. Vassili se sentait pris dans un piège, sans porte de sortie. Et il ne manquerait plus que les gars racontent à Gregor que l’argent lui brûlait les doigts mercredi soir… Andrei Vitsine le tira de ces sombres réflexions. Toujours de bonne humeur, il le salua à son passage :

« Salut Vass’ ! Comment va notre bouddha préféré ce matin ? »

« Hey ! - dit Vassily, tachant de faire bonne figure, mais déjà tout transpirant en abaissant sa vitre teintée pour toper la main de son collègue – ça va impeccable ! »

« T’es sûr ? Ça n’a pas l’air d’aller ? On dirait que t’as chaud. Tu viens pas boire une petite Kvas avec nous ? »

« Non … euh, si si ça va mais, je pense que j’ai eu mon quota d’alcool, mercredi soir, là je dois faire une petite pause, préconisation du médecin ! et puis ce foutu mois de mai est quand même bien ensoleillé » -lui répondit Vassily avec une mine de clown triste.

« Ah d’accord, c’est pas de chance mon vieux ! Et bien je trinquerai pour toi avec les autres ! »

Le chauffeur se sentait stressé. Pas bon ça pour son cœur. Il était à l’affût du moindre signe de soupçon de son patron. Gregor ressemblait à un animal blessé. Un animal féroce. Et Vassily savait que lorsque les animaux féroces sont acculés c’est là qu’ils deviennent les plus dangereux. Il évaluait à présent ses différentes options. Première option : tout raconter à son patron, sachant que cela allait sûrement lui coûter sa place, dans le meilleur des cas, mais plutôt sa tête après il n’en doutait pas une séance de questions particulièrement musclée. Seconde option : garder le silence. L’inconvénient c’est que ça allait être éprouvant pour lui. Il ne savait pas mentir, et le stress avait des conséquences dévastatrices sur son métabolisme. Mais le gros avantage c’est que ça pouvait lui sauver la vie ! Vassily essayait de se rassurer, se raccrochant sans grande conviction aux branches les plus frêles et essayant de se convaincre que la fille Iodanov ne courrait aucun danger et qu’après tout mentir par omission, ce n’était pas vraiment mentir.

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