Est-ce que ça en valait la peine?

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14.

Vendredi 18 mai.

J’entends encore leurs éclats de voix qui ricochent aux quatre coins de la pièce : celles des « adultes » qui s’en donnaient à cœur joie autour d’un énième débat d’« adultes ».Tetuschka Oksana et son père, en désaccord comme toujours, ma mère ajoutant son grain de sel quand elle était là, parfois, rarement, et Babushska qui tentait de mettre un terme aux hostilités. Ah Babushska ! Quelle diplomate extraordinaire ! Quel merveilleux jeu d’actrice de tragédie ! Ma grand-mère était véritablement la seule personne à pouvoir stopper les joutes verbales entre Dedushska et ses filles. Avec habileté elle usait d’un chantage affectif qui suffisait la plupart du temps à apaiser les esprits. Exceptionnellement, dans les cas les plus extrêmes, elle menaçait de quitter le foyer familial. Particulièrement efficace ! Je me rappelle d’une chaude journée d’été, une de ces journées pendant lesquelles je passais tout mon après-midi, mes écouteurs vissés sur les oreilles, à tondre la pelouse du jardin gigantesque ou bien à tailler par ci par là une haie de lauriers ou un arbre décagénaire. A cette époque de l’année, il y avait plein de camomilles en fleurs, j’en cueillais un petit paquet pour Babushka. Elle les faisait sécher pendant des semaines, pour en faire des tisanes parfumées qu’elle savourait en fin de journée. A l’heure du goûter je rentrais rapidement à la maison pour éviter que mes petites sœurs, qui passaient de temps en temps, ne se jettent sur mes Ptitchies Molokos préférés, même si je savais très bien que Babushska me les mettait précieusement de côté.

 Je m’en souviens comme si c’était hier ! Je faisais brusquement irruption dans la pièce, grand adolescent solide et sûr de lui que j’étais alors. J’essayais de m’immiscer dans leurs conversations mais en vérité, c’était à peine si je pouvais en placer une ! Le débit de Tetuschka était si impressionnant ! Ses mots, choisis avec soin, fusaient comme des balles de mitraillettes. Dedushska, quant à lui, avait un style différent : poussé dans ses retranchements par ses enfants il lâchait alors un « STOP » tonitruant qui faisait taire tout le monde. Il reprenait ainsi la main dans la partie, pendant un temps. Si je ferme les yeux, je peux les revoir tous, tels qu’ils étaient à ce moment précis, débordants de vie, comme de joyeux fantômes qui continuent d’animer cette maison que j’aime tant. Cette même maison qui est pourtant dramatiquement vide aujourd’hui, ou presque. Ils lui rendent son âme d’antan, rien que par leurs souvenirs. Ces souvenirs, si vifs, et presque tangibles, parfois me transportent de joie, parfois me brûlent horriblement.

 Très fusionnelles et toujours fourrées ensemble, Tetuschka et Babushska se trouvaient dans la cuisine, Babushska préparant le dixième thé de la journée. La mère et la fille se ressemblaient beaucoup, à la seule différence que Tetuschka avait hérité du mètre quatrevingt de son père. Mais sinon elles étaient toutes les deux brunes et sportives, le teint mat et deux grands yeux noirs qui pétillent. Elles étaient deux beautés slaves, naturelles et solaires, le temps n’ayant pas son emprise sur elles .Tetushka Oksana aurait dû paraître bien plus « femme » que son visage ne le laissait penser et c’est d’ailleurs en partie pour ça que j’avais du mal à la considérer comme une adulte ; ça et le fait qu’on s’était retrouvé en même temps à l’école primaire avec seulement huit d’écart entre nous. Quant à Babushska, elle faisait bien, sans exagération, quinze années de moins que son âge. Dedushska, de grande stature, barbe blanche et yeux bleus perçants, portait toujours son jean bleu brut et des chaussures à cette époque, dehors comme dedans et en toutes circonstances. Il passait le plus clair de son temps assis devant son ordinateur mais, sans même bouger de sa chaise, il participait activement au débat qui se tramait dans la cuisine.

 Quand j’entrai à mon tour dans la pièce pour attraper goulûment une part de mon gâteau favori, Tetushka me lança une vanne ou deux comme à son habitude. Elle se moquait de ma démarche nonchalante ou de mon air bougon parfois, ou bien encore de mes boutons d’adolescent qui bourgeonnaient l’été venu. On était comme chien et chat mais je sais qu’elle me considérait comme son petit-frère. Grand-père était en train de râler et de gronder, une fois encore sa fille et lui n’étaient pas du tout d’accords. Tetuschka parlait d’une situation rencontrée à son travail, elle était employée à la mairie et se montrait très investie dans la vie politique locale. Juriste de formation, elle s’intéressait aussi beaucoup au Droit. Elle racontait à quel point elle était scandalisée par le licenciement de l’un de ses collègues. Le pauvre homme avait été remercié, sans indemnité, juste parce qu’il avait osé critiquer ouvertement l’homme le plus fortuné de Podolsk. Quand son employeur l’eut appris, il a alors réuni plus d’une dizaine d’attestations parmi ses employés, toutes mensongères bien sûr, qui dénonçaient un comportement déloyal de la part de l’intéressé et une intention de nuire à son employeur. Le maire avait ainsi pu licencier l’indésirable pour faute grave, sans frais, et en salissant sa réputation au passage. Je me souviens qu’Oksana avait peur que son ex collègue ne commette l’irréparable car elle le savait au bord du gouffre. Et elle avait raison : quelques mois plus tard cet homme se suicida. Il n’avait sûrement pas pu supporter la honte, la trahison de ses anciens collègues, le désaveu par son employeur et enfin, la misère soudaine dans laquelle il l’avait plongé lui et sa famille en le congédiant comme un malpropre après vingt ans de loyaux services. Ma tante était choquée par toute l’histoire, depuis le motif réel du licenciement jusqu’aux moyens employés pour y parvenir. Elle pestait avec sa voix haut perchée :

« Je comprends qu’on veuille sanctionner un employé…disons, peu loyal, mais de là à le licencier pour une parole malheureuse et après autant d’ancienneté, c’est un scandale ! Je suis sûre que Monsieur le Maire a juste voulu faire un exemple ! Mais est-ce que ça en valait la peine ? Et puis le travailleur a des droits, il a quand même le droit d’avoir sa propre opinion ! ».

Elle était si passionnée et révoltée, quand j’y repense, je crois qu’elle était en guerre contre le monde entier ! Dedushska rétorqua :

« Non, je ne suis pas du tout d’accord avec toi ! Un employé de la fonction publique a un devoir de réserve et tu devrais le savoir si tu as fait du droit. Il n’avait pas à s’exprimer ainsi aussi librement, et sur son lieu de travail qui plus est ! La réalité c’est que ce sont l’argent et le pouvoir qui font tourner ce monde, il aurait dû se montrer plus prudent. Et toi aussi d’ailleurs, tu devrais faire un peu plus attention… ».

Sentant que ça allait tourner au vinaigre, Babushska me repéra et elle leva les mains au ciel :

« Vous n’avez pas bientôt fini de vous chamailler ? Ça suffit ! Est-ce qu’on a au moins le droit de prendre son goûter en paix ici oui ou non ? Sinon, moi je vous préviens je m’en vais ! ».

 Des cris, des rires, des engueulades : je regrette tant cette vie ! Nous formions une famille ! Nous en formons toujours une, mais… ce n’est plus pareil aujourd’hui. Les gens pensent souvent que les disputes sont négatives, qu’elles révèlent toutes les différences et les points de tension entre deux personnes. Moi je pense au contraire que les disputes : c’est la vie, c’est même une démonstration d’amour ! Car enfin, il faut faire preuve de courage pour oser affronter l’autre. Je considère que si on tient vraiment à cette personne, et pour les sujets qui nous tiennent à cœur, ce courage on le prend. Le courage est une chose qui se perd de nos jours. Vassilissa Mikoulichna, elle, n’avait pas manqué de courage pour tirer son bien aimé des griffes du prince de Kiev. Et du courage ma tante Oksana n’en manquait pas.

 Entre mon grand-père et ma tante, deux grands pudiques, c’était encore autre chose, leurs disputes c’était leur façon très originale de s’aimer, une manière détournée d’attirer l’attention de l’autre. Les grandes embrassades et les phrases toutes faites c’était pas leur truc. L’Amour ! De l’amour il y en avait ! Je sais que ça peut paraître complètement niais mais je peux ressentir que la maison toute entière en est imprégnée ! C’est pourquoi je l’adore. Et puis un jour….elle est morte. Et depuis tout a changé. Babushska et Dedushska sont partis vivre dans une ville voisine, car ils ne supportaient pas de rester ici, dans ce lieu chargé de souvenirs. Cependant la maison qui a vu grandir tous leurs enfants, moi y compris d’ailleurs, le premier petits fils, est restée dans la famille. Je récupère souvent les clés auprès de mes grands-parents pour venir m’y ressourcer, mais je suis bien le seul à le faire.

 Cette Isba est mon havre de paix. Grande, de taille familiale, il y a de la place pour circuler. C’est beaucoup d’entretien, il faut traiter le bois régulièrement, rafraîchir la peinture, faire fonctionner de temps en temps le vieux poêle fatigué pour qu’il ne s’encrasse pas. Mais qui d’autre à part moi allait le faire ? Babushka et Dedushka n’en avaient pas envie et ma mère avait refait sa vie avec ses deux filles et un nouveau compagnon. Mais ça ne me dérange pas, bichonner cette maison est devenu mon rituel. Il y avait encore quelques meubles éparpillés, un canapé un peu affaissé en cuir vert, la table à manger en bois massif sur laquelle on a fêté tant d’anniversaires, et puis ce bon vieux Samovar24 en cuivre, qui méritait bien une petite retraite après tous les thés qu’il avait servi ! Je promène mes mains le long des murs pour sentir le bois frais sous mes doigts et je savoure le silence environnant qui me permets de réfléchir. Silence… pas tout à fait : je les entends au loin, ou peut-être que ce sont des voix dans ma tête, les cris de ces jeunes filles que j’ai séquestrées en bas, au soussol. C’est peine perdue pour elles, nous sommes en pleine nature, personne ne viendra les sauver. Elles ne dépendent que de moi. Et de lui. Et puis j’entends à nouveau la voix de ma tante et sa phrase qui résonne en moi : « est-ce que ça en valait la peine » ?

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