Youri Arseniev

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12.

Jeudi 17 mai.

 Youri Arseniev avait terminé son tour de garde en compagnie de son collègue Andrei Vitsine, songeant que ça aurait pu être pire ! Andrei était un gars efficace et relativement professionnel par rapport aux autres. Youri ne pouvait plus supporter Gregor, ni ces abrutis de collègues, et encore moins cette hystérique d’Irina à devoir gérer par-dessus le marché ! Ces derniers temps elle était devenue imbuvable avec toutes ses sautes d’humeurs. Jouer le rôle de son amant n’était pas de tout repos ! Heureusement qu’elle était plutôt agréable à regarder, c’était déjà ça de pris. Mais sa femme lui manquait terriblement. Il en avait assez de cette vie, ou plutôt de cette double vie, il voulait retrouver son foyer, ses filles, sa ville natale de Novossibirsk. Cela faisait deux ans que le FSB l’avait affecté à cette mission : surveiller Gregor Iodanov. Deux ans, même pour une mission d’infiltration, c’était long !

 Gregor ne s’était pas installé à Podolsk pour rien. Cette ville regorgeait de hauts fonctionnaires qui y avaient établi leurs résidences principales. Monsieur Iodanov donnait désormais dans la corruption à un haut niveau et il avait raison car « la criminalité en col blanc » pouvait rapporter gros, très gros, trop gros pour Gregor qui avait fini par devenir beaucoup trop important au goût de certains. Il y a six ans de cela, il avait réussi à imposer au maire de la ville l’implantation d’une usine de fabrication de produits chimiques appartenant un groupe allemand dans lequel il avait acheté beaucoup d’actions. En prime pour son « coup de main » il avait reçu de la part de cette société un très gros pactole pour service rendu. Cette opération lui avait permis d’accroître, si besoin était, sa fortune déjà considérable. Et il y a deux ans, il avait même réussi à soudoyer le Ministère des armées pour récupérer des cargaisons pleines d’engin de guerre, il s’en était en partie servi pour armer la police de Podolsk qu’il avait dans sa poche afin de mettre à mal les plans de son concurrent Ruslan Sloutchevski. Il ne cessait d’accroître son influence sur les dignitaires, comme une araignée qui étend sa toile et ce n’était pas vu d’un très bon œil par le service de renseignement qui protégeait la mère patrie.

 D’une manière générale toute prise de pouvoir trop importante par une tierce personne n’était pas bien vue. Question d’équilibre des forces. Gregor avait bien trop de personnes influentes de son côté pour pouvoir accepter de se soumettre au FSB un jour. C’est pourquoi Youri avait été dépêché par son employeur pour trouver une solution à ce problème. Il fallait trouver quelqu’un de plus malléable que Gregor.

 Youri n’avait pas eu à chercher très loin. Le pouvoir et la richesse ont cette particularité qu’ils suscitent toujours des envieux. Et dans ce milieu de la grande truanderie des envieux ça veut dire des concurrents d’abord, des ennemis ensuite. Et justement à Podolsk il était de notoriété publique que le grand souci de Gregor Iodanov avait un nom : Ruslan Sloutchevski. Un concurrent plus jeune que lui, les dents longues et la violence comme politique. La guérilla faisait rage entre les deux hommes : l’un pour préserver ses acquis, l’autre pour agrandir son pré carré. La frontière entre le territoire de l’un et celui de l’autre fluctuait au gré des affrontements autant que des luttes d’influence pour s’octroyer les marchés juteux. Gregor fort de son expérience tenait le jeune loup à peu près à distance mais Ruslan avec l’appui discret du FSB en la personne de Youri finirait bien par prendre le dessus. C’était souvent la règle. Et comme l’armada de Ruslan grossissait mois après mois, bientôt, Youri n’en doutait pas, il serait en mesure de renverser Gregor. Et l'agent du FSB pourrait enfin rentrer chez lui, ce n’était plus qu’une question de temps. Ruslan n’était pas un idiot, loin de là, mais un service est un service et appelle un renvoi d’ascenseur. Il ferait un remplaçant plus que convenable pour Gregor, et serait plus facilement manœuvrable par le FSB.

 Une fois ses pions bien avancés avec Ruslan la seconde étape consistait à affaiblir Gregor. L’agent infiltré avait tout de suite trouvé son point fort : c’était sa femme, Masha, c’était souvent elle qui avait les bonnes idées, Gregor se contentait de les mettre en application. Dessouder ces deux amoureux s’était révélé être une tâche ardue mais pas impossible. Youri savait se montrer patient, méticuleux. Il avait d’abord semé la zizanie au sein du couple en instaurant le doute. Des préservatifs masculins à peine dissimulés dans les affaires de Masha pour que Gregor tombe dessus, des traces de rouge à lèvres et pulvérisations de parfum sur les cols de chemise de Gregor afin de rendre Masha folle de rage : peu à peu mari et femme se mirent à se soupçonner mutuellement. Puis, quand Gregor fût à point, à cran comme il le fallait, il échafauda un scénario tel qu’il ne pourrait pas résister à la tentation. Il s’était arrangé pour que Masha soit au courant de l’écart commis par son mari. Séduire Irina n’avait pas été difficile, la convaincre d’épouser Gregor pour lui soutirer de l’argent non plus. Mais tout avait failli tourner au vinaigre quand cette petite dinde tomba malencontreusement sous le charme de son mari ! Heureusement que Gregor s’était très vite lassé d’elle et ainsi elle retomba dans les bras de Youri.

 Là où l’agent secret avait eu le plus de chance, c’est que pour se venger de son mari, Masha Iodanov avait entrepris de séduire tous ses hommes de main, il avait eu le bon goût de lui résister et les conséquences avaient été fabuleuses ! Gregor lui accordait désormais une confiance sans bornes et lui faisait même parfois quelques confidences à l’occasion ! Une chance inespérée ! Privé de sa femme Masha et à présent de sa fille également, Gregor était très vulnérable, plus que jamais, c’était le bon moment pour le frapper de plein fouet. Youri n’avait pas la moindre idée de qui pouvait avoir enlevé l’adolescente mais l’occasion était trop belle de frapper un grand coup. Il décida de se rendre au quartier général de Ruslan pour essayer de le convaincre de mener prochainement un assaut sans précédent contre les hommes de Gregor. Le plus vite possible. Il fallait absolument profiter de cette opportunité sans précédent.

 Nikita s’apprêtait à aller au-devant de Youri, le sourire avenant, comme un nouveau collègue souhaitant faire connaissance. Mais celui-ci s’était arrêté devant le parking et sans prêter attention au détective qui s’avançait vers lui s’engouffra dans une voiture et démarra en trombe. Nikita n’avait plus qu’à faire la même chose et se mit au volant de la sienne pour le prendre en filature. « L’air faux » avait dit le personnel, « l’air louche » avait dit Masha. C’était désormais aussi un peu le sentiment de Nikita devant l’empressement qu’avait mis le garde du corps préféré de Gregor à quitter la propriété. Arrivé à Podolsk dans un quartier un peu excentré Youri se gara et avant de sortir il releva la plaque de la voiture qui s’était stationnée à l’autre bout de la rue et qui le suivait depuis un bon bout de temps maintenant, il lui faudrait découvrir qui était ce conducteur qui l’avait pris en filature.

 Grâce à ses jumelles, Nikita pouvait observer de très près Youri Arseniev. Il l’avait vu gribouiller quelque chose sur un bloc-notes avant de sortir de sa voiture, il avait également remarqué que Youri regardait dans sa direction. Le détective sentait qu’il avait été repéré. Pourtant, il n’était pas mauvais en filature, c’est donc que cet homme avait dû suivre une très bonne formation en matière d’espionnage. Le FSB était réputé pour son excellence en matière de techniques d’espionnage, Nikita songea qu’il se pouvait très bien que Youri Arseniev soit en réalité un agent sous couverture. En tout cas c’était une éventualité sérieuse. Heureusement que le détective, déposé par Grégor dans le centre-ville, après son arrivée en gare, avait loué la voiture sous un autre nom d’emprunt que celui qu’il portait pour sa couverture afin d’éviter qu’on ne remonte sa trace en relevant la plaque d’immatriculation de son véhicule. Plusieurs précautions valent toujours mieux qu’une ! A présent il lui fallait découvrir qui Youri venait rencontrer ?

 Il ne pouvait pas sortir de sa voiture car aussitôt que celui-ci le verrait il le reconnaîtrait s’il était si bien entraîné que cela. Il ne pouvait manquer de l’avoir vu avant de quitter la propriété des Iodanov et un homme tel que Youri semblait être ne se laisserait sûrement pas duper par un prétexte inventé à la hâte pour expliquer sa présence. Alors comment faire ? Il était rentré dans un café qui avait tout l’air d’être un repère de malfrats. Il fallait vite trouver une idée car il était susceptible de s’en aller d’une minute à l’autre. Nikita aperçu quelques gamins qui jouaient dans le quartier et soudain il eut une idée de génie. Il avait plus d’un tour dans son sac. Le détective avait toujours de quoi fabriquer une bombe artisanale factice dans son coffre, une manie qu’il avait gardé de sa période étudiante quand avec quelques amis ils allaient régulièrement en découdre avec les groupuscules d’extrême droite qui fleurissaient à Moscou. Rien de tel pour se sortir d’une échauffourée qui tournait mal qu’une grosse détonation et un nuage de farine. L’engin était rudimentaire, facile à transporter et en fait sans danger. Un pétard de taille raisonnable, un sac de farine et un peu de ruban adhésif suffisaient. La recette avait fait ses preuves il gardait toujours le nécessaire à porte de main, en l’occurrence dans le coffre de la voiture qu’il avait louée. Sans perdre de temps, dissimulée derrière le véhicule il s’affaira : glisser le pétard dans le sac de farine, laisser déborder la mèche, bien serrer la sortie au ruban adhésif et il n’y avait plus qu’à allumer. Effet garanti. Nikita attrapa au vol un des gamins qui passait à vélo et lui proposa de jouer un bon tour à un de ses amis qui était rentré dans le café un peu plus loin. Les enfants ne purent s’empêcher de négocier leur participation et Nikita leur offrit 2000 roubles pour aller balancer son sac de farine mèche allumée dans le café. Bien entendu ils en demandèrent 3000 et juste pour la forme il négocia à 2500. Puisqu’il ne pouvait pas aller à la rencontre de ces truands, il ferait sortir les rats de leur trou.

 Sitôt le marché conclu les enfants s’élancèrent à vélo, mèche allumée, envoyèrent l’engin avec vigueur par la porte heureusement ouverte et détalèrent sans demander leur reste et en rigolant à gorges déployées. Nikita avait réintégré l’habitacle du véhicule et sortit immédiatement son appareil photo. La suite ne fut pas longue à venir. Il y eut une belle déflagration et énormément de fumée. Enfin un impressionnant nuage de farine plutôt. Bientôt ce fût un, puis deux puis une dizaine de personnes qui sortirent du café en crachant leurs poumons. A la vitesse de l’éclair, le détective prit ses clichés, tête par tête, puis s’en alla sans demander son reste. Ce n’est qu’une fois bien à l’abri dans l’hôtel où il avait pris une chambre et dont il avait fait son quartier général qu’il examina à tête reposée ces hommes qu’il venait de photographier. I n’y avait aucun doute : l’un d’entre eux n’était nul autre que Ruslan Sloutchevski. Masha Iodanov avait raison, il y avait bien quelque chose qui se tramait contre son ex-mari car a priori son homme de main favori et son principal ennemi n’avaient rien à faire ensemble. Nikita se sentait surexcité : espionnage, mafia, cette enquête était de loin la plus palpitante de toute sa carrière !

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