Anastassia et ses suivantes.

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7.

Jeudi 17 mai.

 Kat pressait le pas, tout en sachant très bien qu’elle n’arriverait pas à semer ce lourdaud de Kalgarov qui était déjà en train de hurler son nom pour qu’elle l‘attende. Elle aurait voulu faire cavalier seul, au moins pour l’interrogatoire du professeur Ivanenko en tout cas, pour pouvoir le questionner à son aise sur Svetlana Koulenchkova. Le commissaire Gagarine avait été on ne peut plus clair : il fallait se focaliser sur la disparition d’Anstassia Iodanov. Elle avait proposé à son coéquipier de se diviser pour se répartir les différents interrogatoires individuellement, elle avait bien insisté sur le fait que ça leur ferait gagner un temps précieux. Mais il n’y avait rien à faire, il faudrait faire avec. Inflexible, Kalgarov avait répondu que ce n’était pas les ordres reçus, et que de toute façon il fallait obligatoirement être deux pour interroger les témoins. Ce serait le moment pour Kat de jauger son partenaire : était-il, en plus d’être un balourd, un horrible lèche-botte ? Ou bien allait-il la laisser enquêter comme elle l’entendait sur les disparitions des deux filles? Ils avaient passé en revue tout le personnel de la cantine, comme demandé par le lieutenant Kouznetsov, mais ça n’avait rien donné d’intéressant. A peu près le même discours était ressorti de toutes les bouches. Les cantinières s’étaient livrées sans vergogne à une critique acerbe d’Anastassia Iodanov. Vider ainsi son sac sur le dos d’une pauvre gamine qui est portée disparue ! Kat était outrée. Quand bien même il s’agissait de la fille du parrain local elle restait une adolescente. En résumé pourtant, de l’avis général, Anastassia était une sale gosse, mal élevée, exécrable, irrespectueuse envers le personnel et se moquant cruellement de ses camarades. Elle passait pour une peste invétérée tandis que Svetlana, quant à elle, était un ange.

 A présent, par ordre de disponibilité c’était au tour du professeur Leltsine de se faire interroger, puis viendraient les professeurs Ivanenko et enfin Azarov.Après avoir traversé une grande cour de récréation goudronnée, peuplée de quelques arbres ombrageux, et un dédale d’escaliers et de couloirs, Kat et Kalgarov arrivèrent à la salle de cours du professeur Youlia Leltsine. Poireautant depuis une bonne trentaine de minutes, les officiers commençaient à s’impatienter.

« Oser nous demander d’attendre la fin de son foutu cours, non mais tu te rends comptes ?! - pestait Kalgarov – Depuis quand fait-on attendre des policiers ? Ces professeurs pour riches se croient vraiment au-dessus de tout le monde ! Au-dessus de la police même ! »

« Je te trouves bien peu respectueux Kalgarov – dit Kat qui ressentait un besoin irrépressible de railler son coéquipier, ne manquant pas une occasion de le tourner en dérision, elle voulait tester ses limites - Tu considères donc que l’éducation n’est pas une chose… primordiale ? »

« Euh… non – répondit-il un peu penaud – ce n’est pas ce que j’ai dit, mais…. »

« Je plaisante allons, détends-toi ! Je partage ton point de vue évidemment ! Non mais tu les as vus ? Ils sont dans leur monde à eux je crois. Enfin quoi, nous sommes au commencement d’une enquête pour le kidnapping de deux jeunes filles, tout le monde sait bien que le temps est compté dans ce genre d’affaires, et cette « Professeur Leltsine » - Kat avait prononcé son nom avec un ton cérémonieux comme s’il s’agissait d’un membre de l’illustre famille Romanov – fait passer sa leçon d’anglais avant tout le reste ! A peine croyable ! Il faudrait qu’elle revoie l’ordre de ses priorités ! »

 Kalgarov rigolait à gorge déployée devant les mimiques prises par sa collègue qui tentait de détendre un peu l’atmosphère avec ses pitreries. Elle déambulait à présent dans le couloir avec une démarche pompeuse, essayant d’imiter quelque aristocrate. Elle marchait sur la pointe des pieds et par petits pas comme si elle avait un balai coincé là où il ne faut pas. C’est à cet instant qu’une porte s’ouvrit brusquement. Kat s’arrêta tout net quand elle vit la tête hirsute du professeur Youlia Leltsine qui sortait par l’entrebâillement de la porte, tel un diable qui sort de sa boîte. « Ce n’est pas bientôt fini ce cirque ?! On ne s’entend même plus parler dans ma classe ! » dit-elle avec un air courroucé. Et puis la sonnerie du lycée retentit enfin. Ce ne fut alors pas un, ni deux, mais deux dizaines d’adolescents qui se bousculèrent comme une horde de chevaux sauvages pour sortir en trombe de la classe et ne pas perdre une seule minute de leurs temps de récréation et de la pause déjeuner, appréciables après une matinée studieuse. La frêle professeure d’anglais se retrouva clouée contre la porte le temps du passage de ce troupeau d’élèves. Une fois libre à nouveau de ses mouvements, elle invita les deux policiers à entrer dans la salle de classe en poussant un soupir bruyant.

 « Tu nous l’as un peu énervée je crois ! » glissa maladroitement Kalgarov à sa partenaire avant d’entrer dans une pièce à l’allure un peu vieillotte mais confortable. Un sol en parquet usé, des radiateurs qui devaient dater des années 1930 au moins, sur les murs l’Union Jack était placardée à côté des effigies de la reine d’Angleterre Elisabeth II et du premier ministre anglais Boris Johnson. Sur le tableau était marqué en grands caractères le titre du film « Good morning England ». Kat fût surprise, elle adorait ce film, mais elle était étonnée qu’il soit un sujet d’études, surtout dans un lycée aussi sophistiqué ! Il s’agissait en quelque sorte d’une apologie de la liberté sexuelle, et de la consommation de drogues et alcools à outrance. Un chef d’œuvre du septième art pour la policière, mais certainement pas un film à promouvoir auprès des adolescents. Le professeur Leltsine remarqua immédiatement l’air stupéfait de Kat. «Vous vous attendiez à quoi ? Stalingrad ? - dit-elle d’un ton revêche – Je laisse mes élèves libres de choisir le thème sur lequel ils feront un exposé : la liberté des médias me semble être un bon choix, vous ne trouvez pas ? Un peu moins de censure dans ce pays ne ferait pas de mal ! Mais je vous dis cela à vous, policiers, qu’est-ce que vous pouvez bien connaître de la liberté ! »

 Quelle impertinence ! Cette femme ne manquait pas de culot ! Grande, plutôt maigre, entre deux âges, des cheveux courts bruns coupés à la garçonne, elle marchait les jambes arque boutées, tel un cowboy qui vient de descendre de son cheval. Cet interrogatoire fût un calvaire pour Kat qui trouvait cette femme antipathique au possible. Et puis, les informations transmises par l’enseignante n’apportaient rien de nouveau. Elle ne leur apprit rien qu’ils ne savaient déjà sur les caractères des deux gamines. Sauf qu’à l’inverse du personnel de cuisine, le professeur Leltsine semblait préférer, de loin, la peste d’Anastassia à la douce et angélique Svetlana. Cela n’avait rien d’étonnant en soi quand on voyait le personnage. L’enseignante avait sa théorie bien à elle sur ce qui avait pu se produire, du moins concernant Anastassia. « Je connais assez mal Svetlana, je dois l’avouer – expliquait elle – car c’est une élève très effacée. Je discutais en revanche beaucoup avec Anastassia, rien à voir avec sa camarade, une personnalité hors du commun, exubérante certes, mais extraordinaire ! Et elle a beaucoup de potentiel en anglais si vous voulez mon avis ! Je sais bien ce que les gens peuvent dire à son propos, mais la vérité c’est qu’Anastassia est une personne franche à 100 %! Et les gens, avec leur morale désuète, n’aiment pas beaucoup la franchise voyez-vous. Je n’ai aucune idée de ce qui a pu arriver à Svetlana. Mais pour ce qui est d’Anastassia, cette petite avait des envies d’ailleurs c’est certain ! Des envies de voyages, et une soif de liberté ! Je ne serais pas étonnée qu’elle se soit tout simplement trouvé un galant pour tailler la route vers de nouvelles aventures ».

 Les deux enquêteurs prirent congé de la professeure d’anglais pour rejoindre la salle où enseignait le professeur Ivanenko, selon les renseignements qu’on leur avait fournis à l’accueil. Ce dernier n’était pas comme sa collègue. Il interrompit son cours, qui de toute façon tirait à sa fin, ce qui mit les élèves comme les policiers en joie.

« A sit-sit-sit-tu-tu-tuation exce-ce-ceptionne-ne-nelle, me-me-mesures exce-ce-ceptionne-nenelles ! » bégaya-t-il en les accueillant.

« Ah d’accord ! Je comprends maintenant pourquoi le lieutenant Kouznetsov se payait nos têtes tout à l’heure ! Ça ne va pas être simple... » grogna Kalgarov.

 Kat se demandait par quel miracle cet homme parvenait à enseigner avec un handicap pareil. Et pourtant, le professeur Ivanenko jouissait d’une renommée au moins nationale, si ce n’est internationale, de professeur émérite ! Elle avait eu le temps de se renseigner un peu sur lui, tandis qu’elle patientait pour pouvoir interroger la chouette Leltsine. En pianotant sur son smartphone elle avait découvert que ce dernier était l’auteur d’une thèse jugée innovante et très engagée par le monde littéraire intitulée : « L’illustration flagrante par les œuvres cinématographiques russes contemporaines qui ne peuvent se détacher des œuvres du passé soviétique de l’oppression toujours subie par le peuple russe de nos jours». Un nom à rallonge et un peu pompeux certes, mais très pertinent par rapport au contenu de la thèse. En quelques mots, le professeur Dimitri Ivanenko, au terme d’une analyse pointue, dénonçait le manque de courage des cinéastes russes contemporains qui se contentaient de marcher dans les pas de leurs « pères » soviétiques et qui se refusaient à révéler les tares persistantes de la société actuelle que sont la tyrannie et la corruption. En effet, en dépit d’une volonté affirmée dans les années 1980 par l’ancien président Mikhail Gorbatchev d’aboutir à davantage de démocratie et de transparence pour la Russie par la Perestroika , ce sont justement ces mêmes travers qui liaient encore et toujours les mains des cinéastes aujourd’hui. Ainsi, ces vieux démons de l’empire soviétique laissaient une empreinte ostensible dans la culture russe de façon générale et plus particulièrement dans le cinéma.

 En plus de cette thèse très appréciée par ses pairs, il avait également publié plusieurs romans plébiscités par le public, dont le dernier avait été traduit en plusieurs langues. Jamais elle ne l’aurait imaginé si jeune ! Il ne devait pas avoir plus de la trentaine. Kat se disait qu’il n’avait vraiment pas dû chômer ! Comme si le bégaiement ne suffisait pas, il était affublé de larges lunettes rondes qui couvraient une bonne partie de son visage. Quel dommage. Sans cela il aurait pu être très beau. Assez grand, une silhouette équilibrée, ni trop maigre, ni bodybuildé non plus, élégante. Il avait de très beaux cheveux châtains mi-longs, qui lui donnaient un air romantique. Ses yeux oscillaient entre deux couleurs, la noisette et le vert d’eau, et il avait les traits fins.

« Je suis be-be-begue mais pas pas pas sourd off-ff-fficier ! Nous nous nous pou-poupouvons procé-cé-céder co-co-comme avec les les les les élèves si vous vous vou-vou-voulez -dit-il en leurs tendant une feuille vierge et un crayon à papier- No-no-notez donc tou-toutoutes vos que-que-questions ».

 Et bien au moins, ce professeur là ne devait pas être ennuyé par le bruit pendant ses cours pensait Kat. Installés comme deux élèves, sur des tables côte-àcôte, les deux policiers planchaient sur leur copie. Kat remarqua que le professeur Ivanenko la regardait discrètement, par des coups d’œil furtifs. Quand il croisa son regard, il détourna les yeux. Cette policière ne lui déplaisait apparemment pas. Avec ses yeux noirs qui brillaient d’intelligence, légèrement bridés et ses traits de métisse eurasienne, elle ressemblait assez à cette actrice soviétique : Anastassia Verinskaia. Kat souriait. Kalgarov la regarda en fronçant ses sourcils : « est-ce qu’on peut s’y mettre quand tu auras fini de flirter ? ». D’un geste autoritaire elle attrapa la feuille et se mit à écrire toute une série de questions. Pour chacune de ses phrases elle prit le soin d’écrire « Elles » ou bien « les filles » ou encore « Anastassia ET Svetlana ». Kalgarov ne l’avait même pas relevé, elle avait eu tort après tout de s’inquiéter au sujet de son collègue. Puis elle transmit la feuille au professeur qui s’appliqua, pendant une bonne demi-heure à y rédiger ses réponses. Il s’était montré très inspiré : il y avait plus de trois pages recto-verso de réponses ! C’était l’heure de son prochain cours, mais les élèves étrangement disciplinés, attendaient patiemment qu’il leur fasse signe d’entrer. Les deux policiers prirent le temps de relire rapidement ses réponses afin de vérifier qu’il n’avait rien omis. Il faudrait les relire encore une fois à tête reposée pour en tirer des conclusions mais il s’en dégageait déjà quelques éléments.

 Tout d’abord, le professeur Ivanenko n’avait rien remarqué de louche concernant spécialement Anastassia ou Svetlana. Par contre une rumeur enflait, semble-t-il, parmi les élèves concernant le comportement déplacé d’un professeur envers les filles, d’une manière globale. Celles-ci se plaignaient unanimement du professeur Azarov, et Ivanenko se permettait de le signaler au cas où cela pourrait avoir de l’importance mais personnellement il ne savait pas quelle crédibilité accorder à ces commérages d’adolescentes. Pour ce qu’il en savait, mais c’est vrai qu’il ne le connaissait pas très bien, c’était un collègue respectable. Ensuite, Svetlana était arrivée dans ce lycée depuis cette année seulement. Auparavant elle étudiait dans un lycée public. Chaque année, le lycée offrait sa scolarité à un élève provenant d’un milieu défavorisé grâce à une aide publique fournie par la ville. Svetlana vivait dans un quartier très modeste de Podolsk et, étant donné les maigres revenus de sa mère, elle était éligible à cette aide. Au cours de mois de juin, l’an dernier, elle avait brillé à un concours littéraire organisé par lui-même, dans les quartiers pauvres de la ville aussi avait-il proposé son nom au conseil et sa candidature avait été acceptée. C’était la première fois que la candidature d’une élève littéraire était soumise au conseil, d’ordinaire c’était plutôt des candidats qui présentaient des prédispositions exceptionnelles pour les matières scientifiques. C’est pourquoi, afin de ne pas faire de discrimination entre les filières, cette année, ce fût Svetlana qui fût admise. En troisième lieu, à sa connaissance, Anastassia et Svetlana, n’entretenaient aucune relation amicale, elles ne se fréquentaient pas dans la cour du lycée et n’avaient pas particulièrement l’air d’être amies. Il confirmait bien au contraire que les deux jeunes filles ne se ressemblaient guère et qu’elles n’avaient pas de point commun. Concernant les amitiés des filles, pour Anastassia c’était facile. Elle était très populaire, sûrement grâce à son côté rebelle. Mais elle avait un cercle plus restreint d’amies proches. On ne la voyait presque jamais se séparer de son « bras droit », Maria Jestakova, de son « bras gauche » Militcha Zakharine et de sa « suivante » Zoya Iechevski. Par contre, il ne connaissait pas les amis de Svetlana, il ne lui en voyait aucun. Cette jeune fille pourtant très méritante, mais qui ne venait pas du même milieu que ses camarades avait manifestement beaucoup de mal à s’intégrer.

 Enfin, il signalait que Svetlana vivait dans un quartier très mal famé et qu’elle avait récemment déploré avoir fait plusieurs rencontres malsaines sur le chemin qu’elle devait parcourir entre son arrêt de bus et son domicile. Elle rencontrait des sans domiciles fixes imprégnés de Vodka qui la harcelaient à son passage ou encore une femme totalement déjantée qui ne pouvait pas s’empêcher de la houspiller quand elle la voyait, elle aussi sûrement sous l’emprise de quelque substance psychotrope. Le problème était que depuis que Svetlana avait changé de lycée, elle devait prendre un autre bus que celui qu’elle prenait d’habitude et arrivait à des horaires différents à son arrêt, par conséquent elle se retrouvait toute seule à parcourir ce chemin alors qu’auparavant elle le faisait avec deux ou trois amies. Elle se sentait en danger sur ce trajet qu’elle devait faire tous les jours.

 Les deux policiers remercièrent le professeur. Kalgarov sortit en premier. Avant de lui emboîter le pas, Kat sortit sa carte professionnelle et elle y nota son adresse mail personnelle afin de faciliter les échanges, pour la donner à l’enseignant : « Il semble que Svetlana pouvait se confier à vous. Si quoique soit d’autre vous vient en tête, n’hésitez pas à me contacter, nous avons grand besoin d’informations dans cette affaire ».

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