Ruslan Sloutchevski

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5.

Jeudi 17 mai.

 Confortablement installé derrière son bureau, le commissaire Gagarine savourait le silence retrouvé. Le calme après la tempête. Gregor Iodanov avait un tempérament de feu, c’était certain ! Mais après tout qui ne se serait pas emporté dans une situation pareille ? Quand on craint pour la vie de ses enfants, on perd tous ses moyens. C’est bien naturel ! Il regarda, avec tendresse, les deux cadres posés sur son large bureau. La première photographie représentait sa petite femme Olga. Vingt-cinq années de mariage déjà, et toujours autant d’amour. Oh bien sûr il commettait quelques écarts parfois quand il en avait l’occasion, mais cela ne signifiait rien. Oui elle est petite, et oui elle a quelques kilos en trop et des rides qui apparaissent par ci par là ! Mais bien au-delà de ça, elle est une formidable cuisinière, posséde un excellent sens de l’humour et elle se montre toujours aussi attentionnée qu’aux premiers jours. Elle est sa partenaire, comment pourrait-il s’en passer ? Cela lui semblait tout simplement impossible. Sur la seconde photographie posaient ses trois enfants : Anton, trenteun an, Vadim, vingt-sept ans, et Véra vingt-deux ans, la petite dernière. Seigneur, perdre un membre de sa famille quelle tragédie ! Comme il comprenait Gregor ! Il espérait sincèrement que les deux filles soient retrouvées en vie. Pour un parent perdre un enfant c’est contre nature, ce n’est pas dans l’ordre des choses ! Aucun parent ne devrait avoir à enterrer son propre enfant.

 Il éprouvait de la sympathie pour ce criminel qu’il avait connu dès ses débuts dans la mafia, et même un peu d’admiration, quand on sait qu’il a démarré sa carrière sans un sou. Sa réussite était quand même un bel exploit. C’était un homme affable en temps normal, corrompu et vénal certes, mais aussi très élégant et rusé. Par ailleurs, il s’était toujours montré très généreux à son égard. Voiture neuve, une villa au bord de la mer à Sotchi, des filles de joie : il ne lui refusait rien. Toutes ses attentes avaient été amplement comblées grâce à lui. Et ce n’était sûrement pas avec sa paye de fonctionnaire qu’il aurait pu s’offrir un tel train de vie ! Oh, bien sûr ce n’était pas gratuit ! Son intégrité, ça fait longtemps qu’il l’avait rangé tout au fond de sa poche, avec un mouchoir par-dessus. Il y avait été un peu forcé, d’une certaine manière : préserver son honnêteté, ça ne vous rapportait que des ennuis à Podolsk.

 Il repensa à la suggestion, disons plutôt la directive, de Gregor : trouver Ruslan Sloutchevski. Ce lascar était un criminel de la pire espèce : une brute épaisse ! Depuis des années, il essayait d’asseoir son autorité sur la ville mais dans un registre différent de celui de Gregor : celui de la violence. Une violence sans bornes. Les gens détestaient Gregor, mais c’est parce qu’ils ne connaissaient pas Ruslan ! Entre la peste et le choléra, ils choisissaient le Choléra juste parce que son nom était le moins connu des deux. Dans l’opinion populaire, tous les crimes commis à Podolsk étaient le fait des Iodanovs tout puissants. Mais c’était faux, car le vrai fléau pour la ville en réalité, c’était Ruslan. Il n’avait aucune limite. Il avait conquis quelques quartiers au moyen de carnages terribles, mais il n’avait pas réussi à s’imposer vraiment. Et par ailleurs, ses victoires étaient toujours synonymes de bains de sang.

 Pour la police, Ruslan était l’homme à abattre, l’ennemi public numéro un. Car il menaçait l’harmonie déjà chancelante, instaurée par Gregor entre criminels et forces de l’ordre. C’était un équilibre fragile, certes, mais qui assurait une paix certaine. Moyennant des pots-de-vin alléchants versés à qui de droit, le clan des Iodanov pouvait racketter tous les commerçants qu’il souhaitait, dans la limite du raisonnable bien évidemment, il pouvait blanchir son argent comme il l’entendait et faire tourner autant de bordels qu’il le souhaitait du moment que les « hôtesses » n’étaient pas violentées ni malmenées. Ainsi, les habitants de Podolsk étaient préservés de la barbarie et Gregor, en homme d’affaires qui se respecte, continuait à prospérer en investissant dans des alliances de choix.

 La police locale mettait des bâtons dans les roues de Ruslan, aidée par la juge Zenia Doudko qui n’hésitait pas à sanctionner sévèrement tous ses acolytes. C’est pourquoi, il y a quelques temps maintenant, il avait ordonné un assaut sur un poste stratégique, situé en plein cœur de la ville, heureusement ce n’était pas le poste du commissaire Gagarine. Il y eut des affrontements féroces à ciel ouvert entre les forces de l’ordre et les hommes de main de Ruslan. Les balles de ses Kalachnikovs pleuvaient sur tout à chacun : policier, malfrat, ou simple badaud qui passait malencontreusement par là. Ruslan mitraillait tout ce qui bougeait, dans un excès de folie meurtrière, sans aucun discernement. A l’inverse de Gregor Iodanov, il se fichait totalement que des civils soient blessés au cours des heurts. Mais, ce jour là, il ne gagna pas, car son rival avait anticipé le coup. Ce qu’il ignorait alors, c’est que de son côté Gregor, avait lourdement armé la police. Il avait généreusement offert à la ville des caisses remplies de munitions et engins de guerre, par l’intermédiaire d’une donation totalement opaque, versée dans les caisses de la mairie. C’était un coup de maître ! Gregor avait bien calculé son coup : les commissaires de police étaient tous mouillés jusqu’au cou ! Tellement corrompus qu’ils étaient, ils avaient accepté beaucoup trop de cadeaux ! Ils n’oseraient jamais plus s’attaquer aux Iodanovs à présent, au risque de se perdre eux-mêmes. La police ne constituant désormais plus une menace pour lui, Gregor avait décidé d’en faire un atout. Il y eut beaucoup de morts certes, mais des deux côtés au moins. Ruslan ne pardonna jamais cette offense. Le parrain de la Podolskaia avait bien raison sur un point : Ruslan voulait sa peau et le criait sur tous les toits.

 Pour le moment, il était parvenu à enrôler une poignée d’hommes, mais plus par la peur qu’il provoquait que par autre chose. La peur est évidemment un moteur puissant mais elle ne vaudra jamais le respect et même l’admiration inspirés par Gregor à ses hommes qui sont de loin les appuis les plus solides. Sa haine envers Gregor était tenace. Pour autant, Gagarine avait du mal à s’imaginer que cet énergumène soit derrière le rapt de deux adolescentes. Non pas que capturer deux gamines sans défense pourrait lui causer quelques remords, ça non, il n’avait aucun scrupule. Mais il fallait un peu de jugeote, de la suite dans les idées et de la patience pour mettre en place un coup pareil. Une prise d’otages n’est pas une chose facile, il faut savoir conserver sa monnaie d’échange et prendre soin de ses captives si on veut parvenir à ses fins. Le commissaire Gagarine ne voyait vraiment pas Ruslan capable d’une telle maîtrise de soi ni d’un tel raisonnement. Non, son flair lui disait que Ruslan n’était pas derrière cet enlèvement. Il enverrait tout de même une équipe l’interroger, car il savait que Gregor lui demanderait des comptes et il lui fallait préserver leurs relations de bonne entente.

 Qui allait-il envoyer chez Ruslan ? Quelques personnes de confiance et suffisamment courageuses pour ne pas se laisser intimider par l’agressivité de ce barbare, deux policiers devraient suffire. Voir débarquer toute une équipe, composée de cinq ou six personnes, pourrait le mettre sur la défensive. Il enverrait le lieutenant Sidorov bien sûr. Mais qui d’autre ? Qui pour l’accompagner ? Soudain, le commissaire eut un déclic : ce serait l’officier Katerina Machkof bien sûr! Visiblement, cette petite n’avait pas froid aux yeux. Gagarine se doutait pertinemment que suite à la réunion de ce matin elle n’allait pas s’en tenir aux ordres, c’était évident après le coup d’éclat qu’elle avait fait ! Elle n’avait pas hésité à remettre en cause les directives de son supérieur, et devant les collègues qui plus est ! Il savait très bien qu’elle continuerait à enquêter de son côté également sur la disparition de Svetlana, discrètement, officieusement. C’était couru d’avance. Et c’était une bonne chose, il la laisserait faire. Car enfin cette gamine avait elle aussi le droit à être retrouvée. Elle méritait, tout autant qu’Anastassia Iodanov, qu’on se veuille se battre pour elle. Oui, il laisserait l’officier Machkof faire son œuvre, et il croiserait les doigts pour qu’elle réussisse à retrouver cette enfant de Podolsk.

 A l’autre bout de Podolsk, tranquillement allongé dans son lit, Alexandre Glazkov – dit « Sacha les bons mots » – savourait un dernier café en lisant « son » journal, comme chaque matin avant d’aller au bureau. Il surlignait parfois les tournures de phrases qu’il n’aimait pas pour sermonner comme il se doit leurs auteurs. Il voulait que son journal soit absolument parfait, jusque dans les moins détails car c’était son journal. A bientôt soixantedix printemps, Sacha était le rédacteur en chef du Lisitsa Gazeta depuis vingt-cinq ans maintenant : un quart de siècle ! Il y avait fait ses débuts à seulement dix-huit ans en qualité de pigiste. Et puis son style élégant et son incroyable capacité à débusquer toujours plus de nouveaux tuyaux l’avaient propulsé très vite au rang de journaliste et enfin à celui de rédacteur. Après tant d’années, sa ferveur ne s’était pas essoufflée, il faisait son métier avec toujours autant de passion et continuait encore à bichonner ses sources. Les bichonner et surtout les protéger : ça avait été sa règle d’or dès le début et ça le resterai jusqu’à la fin. Sa femme Jelena, déjà réveillée depuis plusieurs heures, était entrée entra avec le téléphone à la main : « Mr Iodanov au téléphone pour toi », puis elle était ressortie en emportant avec elle le plateau du petit déjeuner de son mari qu’elle lui avait préparé comme elle le faisait chaque jour depuis leurs premières années de mariage.

 En parlant de sources, Gregor en était une et pas des moindres ! Que pouvait-il vouloir pour l’appeler si tôt ? Il l’avait connu alors qu’il n’était encore qu’un jeune loup, à l’âge de vingt-quatre ans. Et voilà qu’aujourd’hui, même s’ils avaient presque vingt ans d’écart, ils étaient tous deux devenus des hommes d’âges…mûrs. Dieu, que le temps passe vite ! C’est précisément l’année où il le rencontra qu’il devint rédacteur en chef et Gregor n’y était pas pour rien car dès le jour de leur rencontre il lui servit sur un plateau la pépite en or qui lui aura valu cette promotion inattendue. Inattendue et inespérée même tant son prédécesseur semblait indéboulonnable ! Jamais il ne lui aurait cédé sa place, il serait resté à la tête du journal probablement jusqu’à sa mort, et ça Sacha le savait bien, il le comprenait même, mais ça ne l’empêchait pas de la convoiter ardemment. Et voilà qu’un jour, Gregor lui avait donné sa chance alors il l’avait saisie. C’est par un moyen tout à fait odieux qu’il avait obtenu sa place de rédacteur en chef, mais qui peut faire une omelette sans casser des œufs ? Et puis son patron n’avait qu’à pas se laisser berner par un piège vieux comme le monde ! La Russie est un grand pays qui regorge de jolies filles, alors Gregor en profita. Il avait tendu un traquenard « à la russe » au directeur du Lisista Gazeta. Il s’était débrouillé pour obtenir une vidéo de lui en vilaine posture avec une femme qui n’était pas la sienne. Le coup classique ! Mais ça avait marché. Gregor avait proposé la vidéo à Sacha, sans aucune contrepartie financière. Ce dernier l’avait accepté pour faire chanter le directeur du journal, le forçant ainsi à lui céder sa place. Ça avait fonctionné à merveille ! L’époux volage n’avait pas pris le risque de voir sa petite affaire faire la Une de la presse à scandale, et il était bien placé pour savoir ce dont étaient capables les journalistes ! En échange de la vidéo sulfureuse, Gregor ne demandait qu’une seule chose : sa protection. Sacha devait s’abstenir de toute publication pouvant nuire à sa réputation ou bien à celle de l’organisme qu’il représentait, c’est-à-dire la Podolskaia. C’était comme conclure un marché avec le diable en personne mais Sacha l’avait fait et il ne l’avait jamais regretté après ça. D’autant plus que par la suite Gregor lui apporta plusieurs sujets croustillants, certes tous ses « scoops » concernaient des opposants à lui qu’il voulait voir tomber ou bien remplacer par des successeurs plus malléables, mais Sacha se gardait bien de juger ou de prendre parti dans le projet d’ascension de Gregor. Il l’avait toujours protégé depuis ce jour, il avait tenu parole.

 Gregor l’avait appelé très tôt ce matin. Pour lui demander de publier un papier. Sa fille unique Anastassia avait disparu depuis hier, en soirée. Il craignait un enlèvement, une vengeance, une tentative de chantage ou une demande de rançon. Autant d’hypothèses que sa situation rendait pour le moins plausibles. Il voulait que Sacha publie un message : il y donnait un numéro de téléphone sur lequel il serait désormais joignable à tout moment et informait la population de Podolsk que toute personne détenant des informations au sujet de la disparition de sa fille était priée de le contacter sans attendre, et que cette personne serait bien entendu gratifiée pour ses informations par une récompense à la hauteur du service rendu. D’ordinaire plutôt bavard, il n’avait pas été très loquace et n’avait même pas laissé le temps à Sacha de s’inquiéter de son moral avant de raccrocher.

 Sacha était resté un moment hébété, stupéfait. Il était paralysé par cette nouvelle. Il ne comprenait pas comment quelqu’un avait pu oser s’en prendre au Grand Iodanov au travers de sa fille. La situation lui semblait totalement irréaliste. Il connaissait très bien la petite Anastassia car il avait sympathisé avec les Iodanov, et s’était même rendu plusieurs fois avec sa femme à leur domicile pour des dîners, avant que Gregor ne divorce. C’était il y a un moment déjà. Masha Iodanov était une femme délicieuse et drôle, Gregor un homme impressionnant, ambitieux et intelligent et Anastassia un parfait mélange des deux : à la fois drôle et intelligente. Mais même s’il appréciait Gregor, la vérité c’est qu il avait fait des choses terribles. Il était connu comme le loup blanc, carnassier féroce dont il avait le même appétit et les mêmes crocs acérés. Alors oui, il allait publier ce papier, mais il doutait fort que la population de Podolsk réponde à son appel au secours.

 Des ennemis, Gregor en avait beaucoup. Il se rappelait de ce gamin qui était passé à la rédaction il y a quelques années, avec son porte-documents sous le bras. Il était à peine plus âgé que lui lorsqu’il avait commencé au journal. Il était sacrément remonté et avait demandé à obtenir une entrevue avec le rédacteur en chef en personne. A force d’acharnement, et de revenir tous les jours à la rédaction en faisant chaque matin un scandale, il avait fini par le rencontrer. Ce gamin voulait que le journal dénonce l’assassinat de sa tante, perpétré par la Podolskaia, mais cela signifiait trahir Gregor. Alors il avait refusé, même si son article à propos de la corruption à Podolsk était très étayé, et il avait fait en sorte que jamais ce papier ne sorte dans aucun journal influent. Il avait joué de ses relations et ça avait fonctionné. Mais il n’avait jamais dénoncé le gosse à Gregor, il estimait qu’il avait fait son devoir qui était d’empêcher toute publication gênante pour son « protecteur », mais en revanche il n’allait pas envoyer ce gamin à une mort certaine. Certaines lignes restent infranchissables. Il ne savait pas ce que ce jeune homme était devenu par la suite, comment s’appelait-il déjà ?

Voyant son mari prostré sur son lit, qui ne bougeait pas, Jelena s’inquiéta : « Sacha ! Tout va bien ? »

« Oui – répondit celui-ci une fois ses esprits retrouvés- mais je dois me rendre tout de suite au journal ! »

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