Deux poids, deux mesures

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4.

Jeudi 17 mai 10 heures.

Deux filles, âgées de 17 ans toutes les deux, et qui fréquentent le même lycée, disparaissent exactement le même jour : voilà qui est étrange ! Kat restait figée, stupéfaite, devant le tableau des victimes. Elle fixa longuement les deux portraits comme si elle comptait y trouver la clé de son énigme. Soudain, une voix bourrue, celle de son supérieur, la tira de ses réflexions. « Machkof ! hurlait le commissaire – Dans mon bureau et que ça saute ! Les autres, en salle de réunion et faites passer le mot, je vous y retrouve dans dix minutes ». Kat n’avait que quelques pas à faire pour rejoindre le bureau de son patron. Mais rien qu’à entendre son ton accusateur, et vu son air réprobateur, elle traînait un peu les pieds, se demandant bien ce qu’elle avait pu faire pour l’énerver comme ça. Elle était la nouvelle recrue, la « bleue », celle qu’il fallait bizuter et encore plus que les autres car elle était une femme. Ses rapports avec Gagarine depuis son arrivée à la brigade étaient en demie teinte. Ni cordialité excessive, ni animosité profonde.

 Kat était originaire de Kazan, la capitale de la république du Tatarstan. Une recrue jolie à n’en pas douter mais qui avait perturbé ce monde d’hommes imprégné de testostérone. Des collègues que sa présence dérangeait car ils ne savaient guère comment la traiter. Dire qu’elle leur faisait peur était exagéré mais si certains montraient trop d’empressement d’autre la trouvait hautaine. Et pourtant elle avait tout pour les désarmer. De ses origines indéniablement tatares elle avait les pommettes hautes, les yeux en amandes et le teint mat des filles de cette étonnante république au confluent d’un fleuve mythique, la Volga et de deux rivières la Kazanka et le Boulak. A la croisée aussi de deux continents l’européen et l’asiatique et mêlant dans ses édifices les prières de deux religions l’orthodoxe et la musulmane. Une drôle de fille venue d’un drôle de pays. Un peu d’exotisme au sein de la brigade de Podolsk qui déstabilisait. Elle portait avec grâce ses longs cheveux noirs qui avaient une nette tendance à boucler et qu’elle domestiquait en deux longues nattes tressées qui lui donnaient un air enfantin. Un air que démentait l’acuité de son regard quand elle fixait son interlocuteur. Tantôt sévère et tantôt souriant ne laissant apparaître que les deux fentes lumineuses de ses yeux effilés, elle savait en jouer à merveille.

 Elle avait supporté sans broncher, les premiers jours, les blagues un peu trop machistes, les sous-entendus salaces et les regards appuyés. Ayant grandi petite dernière d’une grande famille qui ne comptait, hormis elle, que des garçons, elle avait été à rude école question moqueries. Rude mais affectueuse puisque ses frères la défendaient souvent et lui avaient aussi appris à se défendre. Un apprentissage qui, vu l’environnement professionnel qu’elle s’était choisi, n’allait pas être de trop.

Le commissaire referma la porte de son bureau juste derrière elle.

« Machkof, c’est quoi cette histoire ? Vous étiez au courant pour la seconde disparition et vous ne m’en avez rien dit. J’ai eu l’air de quoi moi !? D‘un con Machkof. D’un con tout simplement. » L’affirmation n’appelait en soi pas de réponse. Le commissaire se contentait d’énoncer un fait difficilement discutable. La tension était palpable. Kat sentait que cette foisci son sourire ravageur ne lui suffirait pas pour se sortir de cette impasse. Et devant le silence lourd qui se prolongeait elle prit les devant.

« Je viens de la découvrir aussi il y a quelques minutes Mr le commissaire. Et je comptais bien vous en aviser mais vous avez reçu Mr Iodanov avant que je puisse vous en parler. D’autant qu’il y a eu clairement un problème de communication. En fait personne, étant donné l’urgence du moment n’a consulté la main courante de cette nuit et le lieutenant Sidorov, qui est rentré prendre quelques heures de repos, a omis de nous relater un appel reçu vers 22 heure hier soir. Je pense que le choc de la disparition de Mlle Iodanov dont il a été avisé cette nuit l’a perturbé et qu’il ne pensait plus à la seconde victime éventuelle, la jeune Svetlana. Ce n’est moi-même que par hasard, en allant attendre Mr Iodanov dans le hall d’accueil que j’ai rencontré la mère de la jeune fille venue nous amener une photo d’elle et confirmer sa disparition. Comme vous voyez Mr le Commissaire il ne s’agit que d’un malheureux concours de circonstance. »

Kat pensa que c’était le moment opportun de placer son plus beau sourire en ajoutant : « Il n’y aura pas eu vraiment de temps perdu vous savez Mr le Commissaire et cette double disparition nous ouvrira peut-être plus d’horizons pour nos investigations. »

« On verra ça, Machkof, on verra ça. C’est votre théorie mais pour le moment elle ne se fonde sur rien. D’ailleurs nous n’avons pas encore le début d’une piste, a part peut être… »

 Le commissaire Gagarine ne termina pas sa phrase et sortant de son bureau alla rejoindre le reste de ses hommes dans la salle de réunion. Ses dernières paroles laissaient Kat perplexe. « Machkof ! reprit-il, avec une voix autoritaire – Encore en train de rêvasser ? Dépêchez-vous de nous rejoindre, en apportant le café de préférence ! Et puis tiens, vous allez monter sur la table pour nous faire une petite danse tant que vous y êtes ! » Kat. prit une profonde inspiration. Étant donné qu’elle venait d’arriver, il lui fallait faire ses preuves et montrer qu’elle n’était pas une petite fille impressionnable. Elle entra donc en salle de réunion, d’un pas décidé, et posa bruyamment au milieu de la table une cafetière pleine avec quelques tasses autour. Puis sans un mot, elle s’en servit une bien remplie et attrapa une chaise au fond de la pièce.

 Pendant toute la réunion on parla seulement de la disparition d’Anastassia Iodanov, la fille du richissime Gregor Iodanov. Le commissaire allait clôturer la réunion quand Kat, sortie de ses gonds, se hasarda : « Mais enfin, Monsieur le commissaire, attendez s’il vous plaît ! Et….pour l’autre fille alors? Qu’est ce qu’on fait ? »

Le commissaire Gagarine se retourna. Grand, gros, la démarche lente, il caressa sa moustache blanche et cligna ses petits yeux :

«Comment ça Mashkof ? »

« Il y a l’autre fille qui a aussi disparu, vous… n’en avez pas du tout parlé… »

« Ah oui ! L’autre fille, c’est vrai où avais-je la tête ? - dit-il en faisant mine de l’avoir oubliée avec un air imbécile- Vous croyez que cela m’a échappé peut-être? Vous pensez que je ne me soucie guère de son sort ? »

« Euh… non, ce n’est pas ce que je voulais dire Commissaire. »

« Bon, alors le sujet est clos ! Écoutez, je sais que vous venez d’arriver en ville Machkof mais enfin, il faut faire vos devoirs ! Renseignez-vous un peu. L’enquête est exclusivement dirigée sur la disparition de Anastassia Iodanov tout simplement parce que son père est l’homme le plus fortuné de tout Podolsk. L’autre petite est sans histoire, elle n’a aucun parent riche ou notable. Elle se sera trouvée là au mauvais endroit au mauvais moment voilà tout, elle aura assisté à l’enlèvement de sa camarade et les ravisseurs ont voulu la faire taire. Ça tombe sous le sens ! Malheureusement, son sort est déjà scellé il me semble ! Mon petit, c’est une bien triste affaire, mais tenez-vous en au plan et trouvez-moi tout ce qu’il y a à savoir sur la jeune Iodanov ! Et puis de toute façon quand on retrouvera l’une, quel que soit son état, on retrouvera l’autre. Alors ! »

 « Ça tombe sous le sens ! », Kat n’était pas du tout convaincue. Il lui semblait plutôt que sur les disparitions de deux jeunes filles, celle de la fille qui portait le nom du riche Iodanov était la priorité. C’était totalement injuste ! Et de voir ainsi le poste de police déployer tous ses moyens pour aider le mafieux le plus influent de la ville à retrouver sa fille, ça ne manquait pas d’ironie. La corruption à Podolsk, dans toute sa splendeur ! Kat avait fait ses devoirs, elle savait parfaitement qui était Gregor Iodanov. Il était connu des services de police pour de multiples agressions à mains armées, braquages, meurtres suspectés et faits de corruption sur des personnes dépositaires de l‘autorité publique. Il avait fait plusieurs années de prison dans sa jeunesse et puis il avait cessé de se faire prendre, ou plutôt, en réalité, il était devenu intouchable depuis qu’il s’était lancé, avec succès, dans la corruption de hauts fonctionnaires. C’est un homme malin, et il s’était hissé tout en haut de l’échelle et avait fini par succéder à Vladimir Pavlov en devenant le parrain de la Podolskaia, il y a une dizaine d’années.

 Elle songeait pourtant à l’autre portée disparue : Svetlana Koulenchkova. Son instinct lui disait qu’elle n’était pas seulement une victime collatérale. Les filles avaient disparu depuis au moins 10 heures maintenant, puisque la première alerte avait été donnée par la mère de Svetlana vers 22 heures la veille. Depuis plus longtemps sûrement même car les deux jeunes filles avaient terminé leurs cours vers 14 heures 30, l’heure normale de sortie des écoles . Il fallait agir au plus vite. Mais il lui fallait également se montrer discrète car les instructions du commissaire étaient claires : concentrer ses efforts sur Anastassia. L’équipe chargée de se rendre au lycée privé dans lequel les deux filles étaient scolarisées, pour interroger tout le personnel, fut rapidement constituée et se mit en route. Derechef Kat s’était portée volontaire. Elle comptait bien poser des questions sur l’une comme sur l’autre des deux disparues. Pendant la route elle étudiait la liste du personnel et un nom attira son attention : Dimitri Ivanenko, professeur de littérature et professeur principal dans la classe de Svetlana, c’est peut-être par là qu’il fallait commencer.

« Chef ! Chef ! - lança-t-elle depuis la banquette arrière du véhicule- Chef !"

« Hmmm ? - le lieutenant Boris Kouznetsov se tourna vers elle en fronçant les sourcils – Mashkof ? »

« J’aimerai interroger les professeurs Azanov, Ivanenko et Leltsine si vous le permettez ? »

« Alors Mashkof, comme ça on veut interroger le séduisant professeur de sport Azanov ? On veut joindre l’utile à l’agréable ? » plaisanta l’officier Kalgarov, un équipier qui lui faisait une cour pressante, et oppressante, depuis son premier jour dans l’unité.

« Non – lui répondit-elle avec un clin d’œil – Vois-tu, moi c’est plutôt Leltsine, la prof d’anglais, qui m’intéresse. »

« Allons les enfants, on se calme ! -dit Kouznetsov– Accordé Mashkof ! De toute façon elle a raison, il faut qu’on commence à se répartir les tâches. Vous interrogerez également le personnel de la cantine avec Kalgarov. Par contre, Mashkof, au sujet de Ivanenko, il faut que je vous dise, ma fille est en première année dans ce lycée et je sais qu’il est… qu’il a un léger handicap. »

« Quel handicap ? »

« Vous verrez bien ! En tout cas je vous souhaite bon courage !», le lieutenant s’esclaffa.

 Arrivée à bon port, la voiture stationna juste devant le bâtiment. Un bien beau lycée privé, hébergé non pas dans ces barres grises de l’époque soviétique, un peu lépreuses, mais dans un sobre et majestueux bâtiment du 19e siècle. Impérial, au propre et au figuré. L’entrée se faisait par un superbe portail encadré de piliers aux pierres blanches rutilantes où se détachaient deux belles couronnes de laurier en bronze. Comme des palmes académiques semblant dire : ici on apprend. Le corps de bâtiment principal encadré de ses deux ailes avait fière allure. Les lycées privés ne représentent guère qu’un petit pour cent de l’enseignement mais sont très prisés par les familles aisées. Ils sont plus « classes » en somme.

« Tu vas faire équipe avec Mashkof, tu dois être content ! » lança le lieutenant à Kalgarov en lui donnant une claque sur l’épaule.

Ce dernier regarda la jeune femme qui marchait déjà devant vers l’entrée principale du lycée, sa silhouette gracieuse, sa démarche féline, ses cheveux longs, noirs de jais. Il répondit : « Oui, un joli brin de fille c’est vrai, mais quel foutu caractère !

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