Une vielle connaissance

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3.

Jeudi 17 mai 9 heures.

 Encore une qui ne voulait pas lui serrer la main ! Une de plus, une de moins, cela lui était parfaitement égal en fin de compte, Gregor s’y était habitué depuis le temps. On ne devient pas parrain de la mafia sans brusquer quelques susceptibilités. En général, les petites gens ne l’appréciaient guère car ils lui attribuaient les intentions les plus mauvaises. C’était un peu exagéré, en réalité ses intentions n’étaient pas toutes mauvaises ! Mais il fallait bien reconnaître que sa morale s’était un peu éloignée des normes de la société. Gregor se fichait totalement de l’opinion populaire, il vivait d’abord pour lui et pour sa famille. Il n’était pas un de ces mafieux qui participe aux bonnes œuvres pour se racheter une conscience. Tout ce qui l’intéressait c’était sa famille, et l’empire qu’il avait bâti pour lui assurer une vie prospère. Il avait ses propres valeurs, ses propres règles de vie : ne jamais se montrer faible, acheter de bons amis et les garder, et toujours faire passer sa famille avant tout.

 Il repensa à cette petite femme, à peine polie, qui avait tourné les talons quand elle le vit, comme si elle venait de rencontrer le diable en personne. Il se demandait de quelle manière il avait pu l’offenser. « Koulenchkova »…. ce nom ne lui évoquait rien a priori mais ça ne voulait strictement rien dire. Quand on débute sa carrière de mafieux à quatorze ans, on ne peut matériellement pas se souvenir de chacun de ses forfaits, tant la liste est longue ! Aujourd’hui, il avait failli à son devoir de père. Le pouvoir l’avait ramolli, après toutes ces années il était devenu trop confiant alors qu’arrivé au summum de sa puissance il aurait dû au contraire se montrer encore plus méfiant. En réalité, il n’aurait jamais pu imaginer que quelqu’un ose s’en prendre à un membre de sa famille, jusqu’alors personne n’avait jamais osé l’affronter directement. Personne… hormis cette raclure de Ruslan Sloutchevski ! Cette vermine ferait n’importe quoi pour l’atteindre, c’était certain ! Le père d’Anastassia avait suivi le commissaire jusqu’à son bureau et ce dernier referma la porte derrière eux.

 Le commissaire Gagarine était un « vieux de la vieille », un flic à l’ancienne mode, qui avait vu passer tous les régimes, connu tous les bouleversements du pays. Ses premières armes il les avaient faites au KGB de l’URSS et maintenant il était commissaire de la fédération de Russie. Mais, en fin de compte, avec Poutine au pouvoir depuis maintenant si longtemps,les choses avaient changé sans vraiment changer. Il partageait avec le maître du Kremlin ses premières années au KGB. Il n’avait que trop d’expérience pour remettre les choses en cause. On aurait presque pu le qualifier de « flic honnête ». Il essayait de sauvegarder une sorte de statut quo à Podolsk, évitant les grosses vagues, se contentant d’endiguer l’écume pour que le citoyen moyen se sente à peu près en sécurité. La corruption, après tout ne tuait que les corrupteurs et les corrompus, alors il essayait d’éviter simplement qu’il y ait trop de balles perdues dans les rues. Et entretenait de bonnes relations avec les anciens malfrats d’hier, qui parvenus au sommet, préféraient aujourd’hui le crime en col blanc. Les opérations immobilières servaient bien sûr encore d’écran aux activités traditionnelles – drogue, prostitution, jeux – mais offraient une sorte de respectabilité. La période Eltsine avec sa dérégulation à tout va avait favorisé ce grand virage. Et les vieux policiers comme lui n’avaient pas manqué d’en récupérer de substantiels avantages. Fermer les yeux de temps en temps ça ne pouvait pas faire de mal. C’est donc en vieille connaissance qu’il accueillit Gregor Iodanov et rentra dans le vif du sujet sans tergiverser en de creuses formules de politesse, inutiles entre eux.

« Alors Gregor ? Que s’est-il passé ? » demanda-t-il, avec une mine grave. Gregor avait sa tête des grands jours, pas rasé, l’air défait, agressif mais laissant percer dans sa voix une anxiété certaine. Et il en fallait, vu ses exploits passés, pour que ce bonhomme-là soit si ébranlé.

« C’est à moi que tu demandes ça ?…. Mais c’est pas moi le foutu flic ! Et puis d’abord tu as vu, il y a une autre jeune fille qui a disparu cette nuit. Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? » Le commissaire Gagarine faillit s’étrangler : une autre fille disparue ? Il ne manquait plus que ça comme si une seule ne suffisait pas. Et le pire dans tout ça c’est qu’il n’était pas au courant. « Comment ça une autre fille ? »

« Vas voir ta salle de réunion : il y a bien deux photos affichées : celle de ma fille que j’ai transmis cette nuit et une autre demoiselle : Svetlana Koulench…quelque chose, ou un nom comme ça. Sa mère était là avec une de tes inspectrices quand tu m’as appelé. »

Des inspectrices il n’y en avait pas tant que ça dans son service. A vrai dire il n’y en avait qu’une : Katerina Machkof. Elle allait l’entendre celle-là ! Comme si elle ne pouvait pas l’avertir immédiatement. Il avait l’air de quoi à présent ?

« Écoutes Grégor je vais tirer ça au clair dès que tu seras parti, mais c’est peut-être un hasard. En tout cas, rassures toi, l’important c’est Anastassia. C’est sur elle que nous avons déjà commencé à porter tous nos efforts et toutes nos recherches. »

« J’espère bien. Moi j’ai bien une idée sur l’identité de son ravisseur, mais vous ? Vous avez quelles pistes pour le moment ? »

« Le plus gros de mon équipe est déjà en train d’éplucher les comptes bancaires de tes hommes. Tu nous as transmis avant de venir la liste de tes équipes qui étaient de garde hier soir y compris ton chauffeur privé. On a reçu le mandat nous autorisant à y avoir accès dès huit heures ce matin, de la part de notre amie la juge Doudko. »

« Doudko, quelle amie précieuse ! Heureusement qu’on a des amies dans des moments pareils. Rappelle-moi de ne jamais la négliger celle-là...Et alors ? Vous avez trouvé quoi ? »

« Voyons ça ne fait qu’une heure que les gars sont dessus ! Pour le moment rien, mais s’il y a des mouvements de fonds suspects, crois-moi, s’il y a quelque chose de ce côté-là, on trouvera et tu seras le premier informé, évidemment ! »

« Il y a intérêt Nikolai ! Et j’exige que tu mettes tous tes hommes sur cette affaire ! Après tout j’ai moi même beaucoup œuvré pour que tu puisses… disons, profiter de la vie ! Ne l’oublie pas ! Bon, et quoi d’autre ? »

« J’ai programmé une réunion avec toute mon équipe pour mettre en place un plan d’action mais j’ai déjà quelques idées et notamment d’élargir les investigations au lycée de ta fille. On pourrait y glaner des indices quant à son emploi du temps, ses relations, tout ça, et voir si à tout hasard elle connaissait l’autre fille disparue. Tu vois l’idée ? Il faut essayer d’y voir plus clair. »

« Foutaises ! Quelle perte de temps vraiment ! Je connais parfaitement l’emploi du temps de ma fille, je sais qu’elle est bien rentrée à la maison hier soir… »

« Mais elle n’y est plus Gregor ! Calmes toi un peu. C’est avec méthode qu’il faut procéder. Je sais combien cela te semble fastidieux mais la précipitation ne donne jamais rien dans ces cas-là. »

« Me calmer, j’ai pas du tout envie de me calmer Nikolaï. Ne t’avise pas de me le redire ! Tu n’as aucune idée de ce que je suis en train de vivre en ce moment ! C’est Anastassia, tu entends, Anastassia qu’on a enlevée. Qu’on m’a enlevée. Qu’une autre gamine ait disparu aussi je m’en contrefous mais alors à un point que tu n’imagines même pas. Si elle a eu le mauvais goût se barrer au même moment c’est pas mon problème. Je n’ai que faire de ce que font les autres gosses de leur temps libre, qu’ils fuguent ou bien qu’ils fassent le mur ça m’est égal ! Ce que je sais c’est que ma Assia ne serait jamais partie sans rien me dire, jamais tu m’entends ?! Jamais ! »

Gregor frappa violemment du poing le bureau du commissaire. La rage et la fureur remplaçaient peu à peu la détresse.

« Bien sûr qu’on va se concentrer sur Assia, je l’ai rencontrée assez souvent chez toi pour partager ta peine. Elle est adorable ta fille. Mais si deux filles ont disparu le même jour il y a peut-être, je dis bien peut être, un lien. »

 Le commissaire ne voulait pas trop s’appesantir sur les hypothèses qui germaient dans sa tête. Mieux valait ne pas évoquer devant Gregor, étant donné son état d’esprit, l’enlèvement de deux jeunes et jolies filles par un pervers quelconque. De toute façon contenir la colère du mafieux devenait impossible. Il était tellement habitué à ce que tout plie devant lui. Son désarroi était palpable mais il le transformait en rage. Gregor regardait Gagarine, le souffle coupé, ses yeux sortis de leurs orbites lançaient des éclairs. Trop ! C’en était trop ! C’était bien plus qu’il ne pouvait supporter en tout cas ! Le parrain de la Podolskaia, à fleur de peau, dans tous ses états, faisait les cents pas dans le bureau.

 Il s’arrêta devant la fenêtre, regardant sans vraiment la voir, la scène qui se déroulait alors dans la rue. Deux policiers en uniformes tentaient de traîner un solide gaillard depuis leur voiture jusqu’au poste de police mais malgré ses mains menottées, ce dernier leur donnait du fil à retordre ! Gregor fixait le délinquant : il s’agissait sûrement d’une racaille de bas étage, il ne reconnaissait même pas son visage. Quand on y pense, il n’était sans doute pas si différent de ce type il y a quelques années, ou bien était-ce il y a un siècle ? Il en avait vécu des choses éprouvantes, ça oui, et ça continuait encore aujourd’hui ! Depuis les humiliations sur les bancs de l’école, en passant par les bagarres de rue, jusqu’aux choses qu’il avait dû faire pour se tailler un nom et pour succéder à Pavlov ! De terribles choses ! Certaines de ces choses le tourmentaient toujours. Il se souvenait encore, des décennies plus tard, de son premier meurtre. Oter la vie à un être humain s'avéra plus douloureux que ce à quoi il s'était attendu. Après, ce fut plus facile. Mais ce mort ci continuerait de la hanter jusqu’à la fin de ses jours. C’était un journaliste, il avait passé des jours entiers, et même des semaines à épier les gangs, à prendre des photographies à la sauvette, et à interviewer les gens des quartiers défavorisés. Il voulait révéler au grand jour le côté sombre de Podolsk. Des « chevaliers blancs » comme lui il en avait connu quelques-uns pendant sa carrière, ils n’étaient qu’une poignée, des hommes le plus souvent, des femmes, rarement. En fait, il ne se souvenait que d’une seule femme, assez téméraire pour vouloir s’en prendre à eux.

 Après tant d’épreuves, Gregor pensait qu’il avait surmonté le pire. Il s’était trompé : diriger la Podolskaia est une fonction qui ne laisse aucun répit. Voilà qu’à présent, des loups plus jeunes que lui se tenaient tapis dans l’ombre, prêts à bondir, imaginant d’innombrables pièges pour précipiter sa chute. Il s’était préparé à recevoir des coups, mais la situation actuelle était pire que tout ce qu’il avait déjà connu, c’était un calvaire, c’était comme vivre un cauchemar éveillé ! Il regarda son reflet dans la vitre et constata qu’il avait l’air dévasté. Il demeura le dos tourné au commissaire. Il ne voulait pas lui révéler toute la détresse qui se lisait sur son visage. Les deux hommes se connaissaient depuis longtemps maintenant, ils se respectaient et même ils s’appréciaient mutuellement. Mais, même s’il se trouvait en terrain « ami », Gregor ne pouvait pas se laisser aller, il fallait suivre sa règle n°1 : ne jamais se montrer faible.

 Ayant retrouvé une certaine contenance, avant de s’en aller, il lui dit encore ces quelques mots : « Je vais te laisser maintenant, tu as du travail Nikolaï. Trouve cette raclure de Ruslan Sloutchevski et essaies de lui tirer les vers du nez ! Il s’est montré très hargneux ces derniers temps, je sais qu’il veut ma tête, et qu’il ne reculera devant rien ! »

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