"Deux anges"

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2.

Jeudi 17 mai 8 heures.

 Nathalia Koulenchkova patientait, seule. Voilà deux heures déjà qu’elle était arrivée au poste de police. Dès six heures du matin. Svetlana n’était pas revenue bien sûr. Elle s’était fait un sang d’encre depuis qu’elle avait appelé la police, mais cet imbécile de lieutenant qui lui avait répondu n’avait rien voulu savoir. Que pouvait-il bien connaître de sa fille ? Si elle avait eu un petit ami elle lui en aurait parlé. Et même si c’était le cas elle n’aurait pas découché sans la prévenir. Nathalia n’avait pas pu fermer l’œil de la nuit et n’en pouvait plus de rester à la maison, cloîtrée à se morfondre dans l’attente d’un hypothétique coup de téléphone. Ça la rendait folle. Il fallait qu'elle sorte. Il fallait qu’elle parle à quelqu’un, qu’elle sache ce qu’il se passaitexactement et ce que la police allait pouvoir faire, concrètement, pour retrouver sa fille. Alors, dès les premières lueurs de l’aube, elle s’était rendue au commissariat central et avait demandé le service du commissaire Gagarine suivant les conseils de son interlocuteur nocturne.

 Elle avait eu tout le temps, entre sanglots et angoisse, pendant cette interminable nuit, de chercher une photo récente de sa fille, comme on le lui avait demandé. Et à présent elle attendait dans ce hall froid où la lumière des néons répandait une lueur blafarde sur les murs verts. Personne ne s’intéressait à elle et pourtant il y avait un grand remue-ménage. Agents en uniforme ou en civil allaient et venaient mais sans se préoccuper d’elle.

 Cette petite femme blonde, menue, sans maquillage ni aucun artifice était là, assise toute seule sur un banc, à suivre du regard tous ceux qui passaient devant elle sans la voir, et à attendre qu’on veuille bien lui prêter un peu d’attention. Elle avait bien essayé de se rebeller, en haussant le ton, pour attirer l’attention d’un officier de police qui traînait par là. Elle avait bien essayé d’expliquer qu’elle avait eu en ligne cette nuit le lieutenant Sidorov, dont elle avait noté le nom pour s’en souvenir. Elle avait tenté de dire qu’il lui avait conseillé de venir ce matin. En vain. A chaque tentative, elle s’était faite rabrouer sèchement, sans état d’âme ni aucune compassion. Comme si des choses bien plus importantes étaient en cours.

 Nathalia pensait à sa fille. Obstinément. Elle était morte d’angoisse. Les rires de Svetlana lui manquaient déjà énormément, et ses discussions interminables sur la politique aussi. Elle qui faisait tout le temps des grandes théories sur la nécessité pour le peuple russe de se rebeller contre la corruption et l’oppression Poutinienne. Elle parlait bien, elle réfléchissait bien. Nathalia songea qu'elle avait de quoi être vraiment très fière de sa fille. Même sa façon de râler et de bouder pendant des heures quand elle n’obtenait pas ce qu’elle voulait lui manquait. Devenir mère, c'était la meilleure chose qui lui soit jamais arrivée. Nathalia n’avait jamais couru après la célébrité ou la renommée. Elle n’était pas armée pour cela. Quant à l’argent, aujourd’hui, la quarantaine passée, après la mort de son époux, on ne pouvait pas dire qu’elle en possédait beaucoup. Mais elle était une mère. Elle songea que c’était le plus beau rôle qu’une femme puisse jouer dans une vie. A présent sa chair, son sang, avait disparu et elle était littéralement dévorée par le chagrin. L’esprit occupé par ces pensées sombres, elle sentait la peur et le découragement l’envahir par grandes vagues douloureuses, dans une indifférence la plus totale. Elle se leva pour chasser les fourmillements qu’elle avait dans les jambes après être restée assise si longtemps, prostrée sur son banc. Du fonds de sa détresse elle vit une jeune femme s’approcher d’elle alors qu’elle faisait les cents pas.

 Katerina Machkof venait aux nouvelles auprès du planton de garde à l’entrée. Son supérieur le commissaire Gagarine l’avait envoyée voir si Gregor Iodanov était arrivé. Katerina comme tous ses collègues était « sur le pont » depuis déjà plusieurs heures. Le commissaire les avait brièvement informés de la raison de cette réunion matinale : la disparition de la fille Iodanov. Elle était nouvelle venue dans la brigade de Podolsk. Sa première mutation après avoir obtenu son concours d’entrée dans la police à l’issue d’études juridiques rondement et brillamment menées. Elle n’était en poste que depuis quelques semaines mais elle avait déjà pu se familiariser avec la délinquance locale. Et le nom de Iodanov ne lui était pas inconnu. Il était le maître absolu et sans partage de la Podolskaia, la mafia de la ville. Il n’y avait pas trace de lui à l’accueil mais son attention fut attirée par une femme visiblement très perturbée. Celle-ci avait les traits tirés et les yeux rougis où perlaient quelques larmes difficilement contenues.

 Katerina, « kat » pour ses collègues et ses amis, avait bon cœur. Elle développait naturellement une empathie pour la détresse des autres. Elle avait le syndrome du « bon samaritain » disait d’ailleurs son père, pope de son état. Élevée au sein d’une grande famille par le saint homme elle avait pris de lui ce souci d’aller vers les autres, d’aider, de soutenir. C’est sans hésiter qu’elle aborda Nathalia. A l’approche de cette jeune femme aux yeux noirs souriants, dont le visage aux pommettes relevées trahissait l’origine eurasienne, Nathalia sentit un peu d’espoir lui revenir. Elle avait le sentiment d’avoir cessé tout à coup d’être transparente.

« Dobroïe outro.Vous m’avez l’air un peu perdue madame. Puis je vous aider ? - Le ton était engageant et cordial, à l’image du sourire qui l’accompagnait - Vous aviez besoin de rencontrer quelqu’un en particulier peut être ? Dites-moi donc ce qui vous amène ? Et asseyez-vous, vous n’avez pas l’air très bien. Un verre d’eau peut être ? Et vous me direz ce qui vous amène chez nous. »

Nathalia fit non de la tête. Un pâle sourire éclairait son visage et elle se lança tout de go dans le récit de ses angoisses suite à la disparition de sa fille. Son discours était haché, un peu confus et Kat dut lui demander de reprendre calmement.

« Je vous disais que ma fille Svetlana a disparu. Je suis rentrée du travail cette nuit et elle n’était pas là. J’ai contacté vos services. On m’a dit de passer aujourd’hui si elle n’avait pas réapparu et c’est le cas. »

Elle tendait à Kat d’une main un peu tremblante une photo. La photo d’une jeune fille souriante, à l’air un peu rebelle, du défi dans les yeux. Plutôt jolie et clairement intelligente. Une gamine de 17 ou 18 ans à première vue. Kat était abasourdie : une seconde disparition de jeune fille, la même nuit et personne ne semblait être au courant ! La coïncidence semblait à exclure. Elle prit la photo et la considéra en silence quelques instants : Svetlana devait avoir le même âge que la fille de Iodanov. Une coïncidence encore sans doute. Elle n’y croyait pas un instant.

« Qui vous a répondu cette nuit Madame... ? »

« Je suis Mme Koulenchkova, Nathalia Koulenchkova. Regardez au dos de la photo j’ai écris son nom. Le lieutenant Sidorov je crois.»

Kat retourna le cliché. Il s’agissait bien de son collègue Sidorov, de permanence téléphonique cette nuit. Elle l’avait à peine croisé quelques instants en arrivant vers six heures. Il rentrait prendre un peu de repos et devait revenir en début d’après-midi puisque tous les effectifs étaient mobilisés pour retrouver la fille Iodanov. Et il n’avait pas soufflé mot de cette seconde disparition. Il est vrai que Svetlana Koulenchkova n’était qu’une inconnue alors qu’Anastassia Iodanov…

« Vous avez très bien fait d’apporter une photo. Je ne vous cacherai pas que personne n’a encore eu le temps de consulter la main courante des appels de cette nuit car il se trouve que votre fille n’est pas la seule à avoir disparu. Une autre adolescente semble elle aussi s’être évanouie dans la nature. La fille d’un gros bonnet de Podolsk. Cette double disparition apportera peut-être un éclairage différent à cette affaire qui met sens dessus dessous tout le service. Suivez-moi je vais prendre votre déposition et j’en parlerai sous peu au commissaire Gagarine avec qui l’ensemble de la brigade doit faire un premier point et arrêter une marche à suivre pour l’enquête. Croyez-moi, les deux affaires seront sûrement traitées conjointement. »

 Kat entraina avec elle la mère de Svetlana dans une enfilade de couloirs éclairés de la seule lueur des néons jusqu’à une grande salle de réunion où trônait un grand tableau. C'était le fameux « tableau des indices » que l’on aperçoit tout le temps dans les séries policières à la télévision, où sont généralement épinglés les noms des suspects et celui...de la victime. Pour le moment, il n’y était apposé qu’une seule photo. Celle de l’autre jeune fille disparue. Kat prit rapidement quelques notes après que Nathalia se soit assise devant son bureau : état civil de la mère et de la fille, adresse, résumé succinct des circonstances de la disparition de Svetlana, emploi de la maman, établissement scolaire de la jeune fille. Juste de quoi ouvrir le dossier. L’histoire ne faisait que commencer et l’enquête n’en était qu’à ses balbutiements. Tandis que Kat finissait de prendre ces renseignements un grand brouhaha se fit dans le couloir et un homme assez agité, grand et nerveux, le visage fermé, entrait dans la salle de réunion et se dirigeait vers le bureau du commissaire Gagarine. Gregor Iodanov venait de faire son entrée. Kat et Nathalia le croisèrent en allant épingler sur le grand tableau presque vide la photocopie du portrait de Svetlana. Pendant que la jeune inspectrice rédigeait le nom de Svetlana, Nathalia qui retrouvait un peu sons sang-froid déchiffra le nom de l’autre victime : ANASTASSIA IODANOV.

 La seule évocation de ce nom lui fit perdre pied et la ramena quinze ans en arrière. A cette guerre de gangs qui s’était déclarée dans le quartier où elle habitait alors. C’était leur quartier, à Stan et à elle, celui où ils avaient acheté leur première maison ensemble. Deux chambres, un sol en parquet authentique, des volets en bois aux fenêtres, peints en bleu : un vrai petit nid d’amour ! Pour beaucoup, cette petite maison ne payait pas de mine, mais pour elle c’était un palace, et elle y avait vécu deux années de pur bonheur. C’est là qu’elle avait emménagé pour la première fois avec son Stan et vu grandir sa fille. Entre les premiers mois de son mariage, les premiers moments de vie à deux, et les premiers pas de sa fille, cette maison resterait gravée dans sa mémoire pour toujours. Et puis un jour, il y avait eu ce conflit qui avait éclaté entre deux gangs rivaux, et tout avait basculé. Le quartier tout entier s’était embrasé. Subitement. Une balle perdue avait emporté son cher Stan. Elle revivait à nouveau cette scène horrible. Elle se tenait debout à la fenêtre de sa cuisine, affairée à préparer quelques biberons pour sa petite fille chérie, et puis elle le vit, Stanislas, traversant la rue, alors elle lui adressa un sourire. Il lui en fit un à son tour, quoiqu’un peu crispé. L’instant d’après, il s’effondrait sur le bitume. Une tache rouge pointait entre ses deux yeux. Sa mort fût instantanée. Il était si beau, si jeune, un regard plein de tendresse et de la fierté d’être père. C’est ainsi qu’elle se souviendrait de lui, à jamais, son cher amour, son seul amour ! Et dire que les gens du quartier n’avaient pas pu s’empêcher de salir sa mémoire après sa mort, ces gens n’avaient donc aucune dignité ! Parmi les tireurs se trouvait Gregor Iodanov. Il avait été inculpé comme beaucoup d’autres, mais peu de temps après, assez mystérieusement, il avait été relâché. Le meurtrier de Stanislas Koulenchkova n’avait jamais été appréhendé.

 Nathalia n’avait pas les moyens de faire rendre justice à son défunt mari, alors elle s’était efforcée d’enterrer cette histoire au plus profond de son être, et de se consacrer entièrement à sa fille. Son existence toute entière était vouée à un seul objectif : offrir une vie meilleure à son enfant. Meilleure que celle qu’elle avait eu. Et pour cela, il fallait beaucoup d’argent pour déménager et refaire leurs vies ailleurs. Elle n’avait pas ménagé ses efforts, elle trimait dur pour cela, tous les jours. Elle ne s’offrait jamais de vacances, ni aucune babiole. Tout ce qu’elle gagnait c’était pour Svetlana. Après tout, sa fille n’avait plus qu’elle sur qui compter ! Il lui semblait, après coup, qu’elle s’était perdue en chemin, qu’elle n’avait pas concrétisé son projet. Et pourtant, sa fille le méritait, elle méritait de pouvoir construire sa vie ailleurs loin des rumeurs et des mauvais souvenirs, sa petite Svetlana, elle qui avait été privée si injustement de son père alors qu’elle n’était encore qu’un tout petit bébé...Et maintenant, qui sait où elle se trouvait, entre les mains de quel prédateur ? Sa petite fille sans défense...Nathalia sentait croître son sentiment de culpabilité : avait-elle vraiment tout fait pour son enfant ? Non, à l’évidence ! Elle n’avait pas su la protéger. Elle avait fait de son mieux pourtant c’est vrai, mais avait-elle bien fait ? Était-ce nécessaire d’avoir deux emplois en même temps ? N’aurait-il pas mieux valu passer plus de temps avec sa fille ? Elle n’avait pas été là pour elle quand elle en avait eu besoin. Elle pensait la connaître, mais la connaissait-elle vraiment ? Les enfants changent à l’adolescence. Si elle avait été plus présente, peut-être aurait-elle remarqué un changement de comportement ? Peut-être auraitelle pu éviter ça ? Mais elle n’était jamais là. Elle n’était pas là quand sa fille partait le matin pour le lycée, ni quand elle rentrait le soir.

 « Monsieur Iodanov, vous voilà enfin ! » La voix stridente du commissaire la fit sursauter. Plongée dans ses réflexions, elle ne s’était même pas rendue compte que le nouveau venu, un homme très grand, mesurant presque deux mètres, d’un âge mûr, les cheveux noirs, était apparu. Il se tenait là, juste à côté d’elle.

« Deux anges n’est-ce pas ? » lui dit-il sans même détourner le regard pour s’adresser à elle. Il fixait le visage de sa propre fille, les yeux brillants. Il poussa un profond soupir et baissa la tête pour essuyer discrètement ses larmes dans le revers de sa manche. Puis il la regarda enfin en lui tendant la main : « Je suis Gregor Iodanov, le père d’Assia ». Elle resta hébétée pendant quelques secondes, sans rien dire. Se pouvait-il que ce soit l’homme qui avait tué son mari ? Ou bien peut-être pas. Peut-être que ce n’était pas lui qui avait tiré sur Stan. Mais en tout cas, c’est bien lui qui avait déclenché la guerre entre les gangs, ça elle en était certaine. La renommée du grand Gregor Iodanov était connue de tous à Podolsk ! Au prix d’un effort surhumain pour rester digne, elle ne put lui serrer la main mais fit simplement sa présentation. Elle ne pouvait pas non plus faire un scandale, là au beau milieu du poste de police, et accabler ce père encore plus qu’il ne l’était déjà.

 Le commissaire la renvoya chez elle sans ménagements. De toute façon, elle ne pouvait pas rester une minute de plus en compagnie de ce criminel, c’était au-dessus de ses forces. Quoiqu’il advienne, elle reviendrait, car il lui fallait des réponses. Encore sous le choc de cette rencontre qui venait non seulement de raviver de très durs souvenirs mais encore de l’inquiéter un peu plus au sujet de la disparition de sa fille elle laissa Kat la raccompagner jusqu'à l’entrée du bâtiment, en lui assurant que tout serait fait pour la retrouver. Pendant ce temps,Gregor Iodanov, quant à lui, était reçu dans le bureau du commissaire Gagarine en personne.

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