Portées disparues

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1.

Podolsk, Mercredi 16 mai 22 heures.

 La nuit s'écoulait paisiblement au standard de la police, aussi appelé le « département Régional du Ministère des Affaires Intérieures de Russie ». Paisible mais interminable songeait le lieutenant Sidorov de permanence. Avec l’arrivée du printemps il aurait à coup sûr préféré être ailleurs.Cela faisait des heures qu’il était là, à patienter, inconfortablement calé dans un vieux fauteuil de bois, sans doute rescapé de Stalingrad. Les lieux n’étaient pas ce qui s’appelle « joyeux ». La peinture jaune avait bien été refaite mais le téléphone en bakélite noire dont il espérait au moins un appel, histoire de s’occuper, restait désespérément silencieux autant que déprimant. A vrai dire les permanences de semaine sont mortellement ennuyeuses : les grosses beuveries, les rodéos pétaradants dans les boulevards, les bagarres de rues sont réservées aux samedis soir. Là c’est sur on ne voit pas le temps passer. Il en était là dans ses divagations nocturnes quand, fort à propos, sur le coup de vingt-deux heures, ladite bakélite se mit à vibrer.

« Allo, Lieutenant Sidorov. J'écoute. »

C’était le commissariat N° 3, rue Kirova, à quelques pâtés de maisons.

« Lieutenant j’ai une femme en ligne, Mme Koulenchkova ; elle affirme que sa fille a disparu. Qu’est-ce que j’en fais ? »

Enfin un peu d’occupation.

« Passez la moi . »

A l’autre bout du fil, quelques grésillements puis une voix très énervée et un peu chevrotante, Mme Koulenchkova était au bord des larmes.

« Lieutenant Sidorov à l'appareil. Calmez-vous Madame et expliquez-moi ce qui se passe. »

Malgré son angoisse perceptible, son interlocutrice parvint à lui préciser les faits, dans un récit entrecoupé de sanglots difficilement contenus : en rentrant du boulot ce soir, (elle travaillait dans un restaurant), elle avait constaté avec frayeur que sa fille n’était pas à la maison.

« Quel âge a votre fille Mme Koulenchkova ? »

Autant commencer par le commencement.

« 17 ans Mr le commissaire. »

« Pas commissaire Madame, Lieutenant seulement. Rassurez-vous, à 17 ans on peut avoir un tas de raisons de ne pas rentrer le soir, à commencer par un petit copain un peu pressant. Vous savez les fugues en général ça se règle vite et tout seul. »

« Ce n’est vraiment pas son genre vous savez. »

« Oh ! Croyez-moi, je parle par expérience : ce sont souvent les parents qui connaissent le moins bien leur progéniture. Écoutez voilà ce que je vous propose : si demain matin elle n’est pas de retour, vous passez ici, au siège régional, vous connaissez l’adresse ? C’est sur le boulevard de la Révolution, au 84 et vous demandez le service du commissaire Gagarine. Nous enregistrerons votre déposition. Et surtout si vous avez une photo récente de …Comment s’appelle-t-elle au fait ? »

« Svetlana. »

« Bien. Une photo aussi récente que possible, donc, de Svetlana . Ça nous aidera. En attendant essayez de vous reposer un peu Madame Koulenchkova et je suis certain qu’on ne vous verra pas dans nos locaux demain matin. »

 Et voilà toujours une petite demie heure de passée songeait Sidorov en annotant la main courante. Il n’était pas vraiment persuadé que la chose avait de l’importance. Une jeune fille de 17 ans qui n’était pas chez elle à 10 h du soir ne l’inquiétait pas outre mesure. On était au mois de mai. Ça sentait le printemps et les amoureux se retrouvaient pour un petit flirt autour de la statue un peu kitch de la « première danse de Natachi Rostovoy », illuminée de rose tous les soirs. Le rendez-vous préféré des amours adolescentes de Podosk. Dans quelques heures, la relève de jour s’occuperait de Svetlana Koulenchkova. Si tant est qu’il y ait matière à s’occuper. Il ne lui restait plus qu’à essayer de somnoler jusqu’à 6 heures. Il somnola donc, tout en sirotant un peu de thé, de temps en temps pour ne pas s’endormir complètement. La sonnerie du combiné le rattrapa alors que, plongé dans ses songeries, il taquinait la truite au bord d’un lac paisible. Vivement dimanche. Il regarda l’heure à la grosse pendule qui trônait au-dessus de la porte et dont le bruyant Tic-tac l’énervait passablement. Une heure du mat’ ! A-t-on idée d’appeler la police à une heure du matin ? Deux appels en une nuit. C’est Byzance ! Décidément, songea-t-il, ils sont tous insomniaques ce soir. Cette fois ci pas de poste de police au bout du fil mais une voix d’homme, abrupt et sûr de lui.

« Allo, Je suis Gregor Iodanov. Ma fille Anastassia a disparu. »

Personne n’ignorait à Podolsk que Gregor Iodanov était le « parrain » de la mafia locale, la Podolskaia. Alors quand un tel personnage en venait à signaler la disparition de sa fille aux services de police, il y avait de quoi s’inquiéter là en revanche !

« Je comprends Mr Iodanov - le ton de Sidorov s’était fait beaucoup plus révérencieux - comment vous en êtes-vous rendu compte Monsieur? »

« Quand je suis rentré à la maison, il y a une quinzaine de minutes elle n’était pas dans sa chambre. Quelle que soit l’heure, je ne manque jamais de passer l’embrasser en rentrant. Même si elle dort. Elle n’était pas là vous dis-je. Kidnappée certainement. Je compte sur vous pour avertir sans perdre de temps vos supérieurs et je vous faxe immédiatement une photo récente d’Anastassia. Cela vous fera gagner du temps. Dès la première heure je serai dans vos locaux. Vous avez un Numéro de fax je suppose. »

Sidorov s’empressa de le lui transmettre puis l’assurant de toute sa célérité il raccrocha. Anastassia Iodanov disparue ! C’en était fini du bon temps. Malgré l’heure tardive il fallait immédiatement en informer le commissaire Gargarine. Et ce n’était pas une mince affaire, à une heure pareille il serait sûrement mal accueilli. S’armant de courage il composa le numéro de son supérieur. Et à 5 heures du matin, à peine, ce dernier faisait son apparition dans les locaux. Visiblement de mauvais poil, de très mauvais poil. La tignasse était ébouriffée et les yeux gonflés encore d’une nuit de sommeil trop courte.

« Sidorov – aboya-t-il – ne restez pas là à bâiller aux corneilles ! Bon sang, la fille unique de Gregor Iodanov a disparu alors vous savez ce que ça signifie ! Je veux voir ce poste sur le pont illico presto ! Puisque vous êtes toujours devant votre téléphone faites chauffer les lignes et rameutez-moi tout le monde dans les plus brefs délais. A 6 heures je veux l’équipe au grand complet. Moi je vais prendre un café. »

 A la même heure matinale un autre téléphone se mettait en branle à une quarantaine de kilomètres de là. Au cœur de Moscou. Chez Nikita Rostov. Ledit Nikita qui était déjà réveillé de toute façon. Son ordinateur sur les genoux il paressait un peu en admirant le panorama qui s’offrait à lui. Alors qu’il était étudiant en droit dans la capitale il vivait dans une chambre de bonne sous les toits, en plein centre-ville. Au N° 4 du Raushkaya Naberezhnaya. Un bel immeuble blanc qui déployait sa façade agrémentée de fenêtres moulurées de courbes élégantes et discrètes. Des fenêtres aux tailles décroissantes comme celle des étages : au rez de chaussée des locaux de bureaux, au premier étage des appartements peu nombreux aux considérables hauteurs de plafond, au second, des appartements un peu moins nobles et tout en haut les fenêtres des chambres du personnel de service d’autrefois, du temps des tsars. Un emplacement impérial baignant les pieds de l’artère de la Moskova, tantôt capricieuse, tantôt indolente et tantôt prise par le gel lors des hivers rigoureux. Et de l’autre côté du fleuve : à gauche les tours Beklemichvkaïa et Petrovskaya et à droite les bulbes de la cathédrale du bienheureux Basile. Une aubaine. Il n’aurait changé cette vue pour rien au monde : au travers de la vitre il contemplait les murs rouges du Kremlin et l’espèce d’incroyable friandise multicolore de Saint Basile. Son diplôme en poche il n’avait pas pu se résoudre à quitter les lieux. Son activité professionnelle florissante lui avait donné les moyens de racheter sa chambre ainsi que les chambres adjacentes et tout cet étage de mansarde s’était transformé en appartement luxueux, spacieux et confortable.

 Et la vue était toujours là, le comblant de bonheur à chaque réveil. Une vue toujours changeante selon les mois et l’humeur du temps. C’est à la froide saison sous l’éclairage rougeoyant des pâles soleils hivernaux qu’il la trouvait la plus belle. C’était son havre de paix, le lieu où il aimait à réfléchir à ses affaires, et même se détendre puisqu’à la même adresse, encadrant la porte cochère, vestige de l’époque des calèches et des phaétons, par où l’on accédait aux étages, on trouvait un restaurant et une discothèque. Ici, il alliait le travail et le plaisir. Que demander de plus pour être un homme heureux ? D’ordinaire Nikita dormait déjà peu mais là, une question l’avait taraudé toute la nuit, si bien que pendant son sommeil, et un peu avant cinq heures du matin, il s’était rué sur son ordinateur portable pour la régler. Il venait à peine de se lancer dans sa recherche quand son téléphone sonna. A l‘autre bout de la ligne, une femme en pleurs, totalement paniquée et en état de choc, tentait de s’exprimer. Dans sa branche d’activité, il en avait l’habitude, il comprenait maintenant ce langage étrange et était devenu expert dans l’art d’extraire les mots qui se cachaient entre les sanglots. Il s’agissait d’une certaine Madame Iodanov.

« Mme Iodanov – dit-il – Calmez-vous, je dois comprendre ce qu’il est arrivé à votre fille, que s’est-il passé ? »

« Vous ….vous…. êtes bien détective ? »

« Affirmatif Madame, détective Nikita Rostov pour vous servir, maintenant racontez moi ce qu’il vous arrive ? »

« Mon mari…Enfin mon ex-mari viens de m’appeler pour…pour m’apprendre que notre fille….a disparu ! »

« Depuis combien de temps a-t-elle disparu ? »

« Elle était chez… son père hier… nous sommes en garde partagée… elle est bien rentrée de l’école à quinze heures comme d’habitude mais quand mon ex-mari est rentré à la maison vers minuit, elle n’était pas là ! »

« Quelqu’un a-t-il aperçu votre fille au domicile entre quinze heures de l’après-midi et minuit ? »

« Non…. Mon ex-mari n’a pas été là de l’après-midi et sa nouvelle… femme n’a pas fait attention… »

« Bon – dit Nikita, qui notait déjà sur son calepin qu’une jeune fille avait disparu depuis au minimum six heures, et au maximum quinze heures – je pense que la police est déjà informée de cette disparition, alors que puis-je faire pour vous Madame ? »

« Je n’ai aucune confiance dans la police de Podolsk – rétorqua vivement Masha Iodanov – c’est que mon ex-mari est quelqu’un de …. Connu soit, mais pas vraiment dans le bon sens du terme malheureusement… »

« Je vois » répondit le détective, qui même sans habiter Podolsk connaissait déjà de nom le fameux Gregor Iodanov, un mafieux notable qui jouissait d’une influence certaine sur plusieurs hauts fonctionnaires, très hauts même à en croire les rumeurs.

« Je sens que quelque chose se trame contre lui mais je ne sais pas du tout qui peut être derrière ça ! Vous savez il est constamment sur ses gardes et sa fille, enfin notre fille, dispose d’un chauffeur pour ses déplacements. Il connaît les risques liés à sa situation et est très rigoureux quant à l’emploi du temps d’Anastassia. J’ai besoin de votre aide, pour découvrir ce qu’il se passe et retrouver ma fille ! Je ne fais pas confiance à la police. Mon ex mari a beaucoup d’ennemis, certains seraient peut-être trop contents de le voir tomber. J’ai conscience que je vous prends au dépourvu, mais j’ai besoin de vous ! Votre prix sera le mien ! »

« C’est d’accord, je prendrai le prochain train pour Podolsk » répondit Nikita.

 Il travaillait déjà sur une affaire de meurtre non résolu mais les enlèvements sont des affaires qui ne peuvent pas attendre, dans lesquelles le temps est compté, il accepta donc de mettre sa présente enquête en suspens pendant quelques jours pour se consacrer au cas des Iodanov. Cela faisait bientôt huit ans qu’il était devenu détective privé et son affaire tournait à plein régime ! Il s’était lancé dans cette aventure alors qu’il était encore un jeune avocat fraîchement diplômé. Il venait de perdre sa toute première affaire, ce fut sa seule affaire. Une femme, une prostituée, avait fait appel à ses services car elle s’était faite violentée par deux officiers de police lors d’un interrogatoire. Il avait perdu alors que tout jouait en sa faveur : les images de vidéosurveillance montrant la jeune femme sortir du poste, désorientée et ses vêtements déchirés, le fait très suspect que l’enregistrement vidéo de son interrogatoire avait été perdu, le témoignage d’une psychologue attestant que la victime présentait les symptômes d’une personne ayant subi ce type de traumatisme. Mais il avait pourtant perdu, après s’être investi corps et âme dans cette première affaire. La vérité, affligeante, c’est que le juge avait voulu protéger ces deux officiers de police, et une prostituée en face, n’avait pas fait le poids dans la balance de la justice. Quelle parodie de justice ! Quelle pièce ils avaient tous joué ! Cette défaite l’avait dégoûté de la profession. Il comprit alors que, contrairement à ce que lui avaient enseigné ses professeurs, l’issue d’un procès ne dépendait aucunement de lui, et il refusait de faire de la figuration.

 Il avait tout quitté pour démarrer son activité de détective, et ne l’avait jamais regretté depuis. Les cas de disparition d’enfant de notable sont une aubaine. C’est précisément ce genre d’affaire qui avait lancé sa carrière et étoffé son carnet de clients. Il se souvint de la disparition de ce fils de ministre il y a quelques temps. Ce jeune homme n’étant pas mineur, la police, malgré la pression exercée par le ministre, avait abandonné sa recherche après deux mois de recherches infructueuses. Fou de chagrin et désespéré, le ministre s’était alors tourné vers Nikita. Il mit plusieurs semaines certes, mais il finit par retrouver le jeune homme disparu qui avait fugué vers l’Italie, avec son amant, parce qu’il n’avait pas osé révéler son homosexualité à son père. Cette affaire s’était soldée par un dénouement heureux puisque le père se fichait totalement de l’orientation sexuelle de son fils pourvu qu’ils puissent se retrouver. On peut dire que grâce à son intervention, Nikita avait réuni une famille. Une fin doublement heureuse puisque ce client prestigieux, pour montrer toute sa gratitude au détective, avait largement plébiscité ses services auprès de ses relations.

 Nikita se leva en trombe pour préparer ses affaires. Il n’avait pas une minute à perdre. Le premier des nombreux trains reliant Moscou à Podolsk partait de la station Kurskaya à 6 heures 59. La gare se trouvait à moins de trois kilomètres de chez lui. Étant donnée l’heure matinale un taxi l’y déposerait à temps. Il serait à Podolsk avant 8 heures.

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