11. Accepter l'inacceptable

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Le docteur Émilie Joval, responsable de la cellule d’urgence médico-psychologique de Montréal, arrive à l’aéroport. Il y a une heure, la compagnie aérienne l’a réquisitionnée en hâte pour venir en aide aux familles des victimes. C’est la première fois qu’elle doit intervenir sur un tel événement. Vêtue d’une jolie robe à fleurs cachée sous sa blouse blanche, elle marque un arrêt devant la porte. Dernier moment d’innocence. Elle sait que dès qu’elle franchira la porte de l’amphithéâtre, elle se retrouvera confrontée à l’horreur, à la détresse, à la panique. Bien sûr qu’elle a appris à réagir au pire, à gérer l’attente et les crises d’angoisse. Mais elle reste humaine. Une telle catastrophe la touche forcément.

Elle respire un bon coup, attrape ses longs cheveux roux pour les relever en chignon et abaisse la poignée. À l’intérieur règne une ambiance étrange. Un mélange de sanglots et de silence glaçant, de sidération et d’espoir. Plusieurs de ses collègues sont déjà là, discutant doucement avec ces gens qui vivent le pire moment de leur vie. Elle voudrait faire demi-tour, mais elle est là pour les aider. Ils ont besoin d’elle. Enfin, peut-être pas directement... Si on leur demandait, voilà ce qu’ils affirmeraient sûrement « Je n’ai pas besoin d’un psy à la noix ! J’ai besoin de mon fils/ma fille/ma femme/... ». Comment leur en vouloir ? Si elle était à leur place, comment elle réagirait, hein ? Exactement pareil...!

Elle a parfois l’impression d’être impuissante dans son métier... Que peu importe ce qu’elle dira, rien n’aidera à enlever la douleur... La seule chose qu’elle peut faire, c’est faire prendre conscience de la perte réelle de l’être aimé.

À Paris, le vent s’est levé, la pluie s’est invitée et l’orage gronde désormais. Jérémy tourne et retourne dans son lit, incapable de s’endormir. Toujours pas de nouvelles de Lou. Il sait mais ne veut pas se l’avouer. Si elle était encore vivante, elle l’aurait appelé. Si elle était à l’hôpital, ce serait les médecins qui l’auraient fait. Il le sait. Il le sent. Mais c’est trop dur à affronter. Il ne peut effacer le visage de sa femme de son esprit. Leur première rencontre alors qu’ils n’avaient que seize ans pendant un voyage en Irlande, leur mariage trois ans plus tôt, la naissance de leur fille Lucie il y a cinq mois, leurs fou-rires jours après jours... Il n’avait jamais cru aux histoires d’amour tel un conte de fées, pourtant s’en était bien un qu’il vivait là, avec Lou.

Dehors la pluie redouble et les éclairs se succèdent. Le tonnerre gronde aussi fort que son cœur pleure. Tout à coup, une sonnerie résonne. Jérémy sursaute, bondit de son lit et attrape son téléphone.

Ce n’est pas Lou. C’est un numéro qu’il ne connaît pas. Le temps s’arrête. Il est en sueur et frissonne en même temps. Son doigt glisse sur le petit bouton vert pour prendre l’appel. « Faites que ce soit un faux numéro, une publicité, n’importe quoi... ». Son cœur s’emballe, sa bouche s’assèche, son corps tout entier tremble sans qu’il ne puisse le contrôler.

« Bonjour, vous êtes bien Jérémy Gallois, le mari de Lou Gallois ? Mathieu Duteil à l’appareil, responsable de la compagnie de votre femme. Est-ce que pourriez nous rejoindre dans nos locaux à l’aéroport Roissy-Charles de Gaulle le plus rapidement possible s’il-vous-plaît ? ». La voix au téléphone chevrote légèrement. Jérémy ne sait que répondre. Aucun mot ne sort de sa bouche. Soudain, une pensée : Lucie. Son bébé qui dort tranquillement dans la pièce juste à côté. Impossible de la laisser, encore moins de l’emmener. Mécaniquement, il compose le numéro de sa mère. Il est peut-être 3h du matin, mais elle aussi, elle sait. Elle aussi a vu les reportages sur sa télévision. Elle aussi a essayé d’appeler Lou, en vain. Alors quand elle voit le numéro de Jérémy s’afficher sur son téléphone, elle enfile son manteau, récupère son sac à main et se précipite dans sa voiture. Elle connaît déjà sa mission : prendre soin de Lucie pendant que son père affronte le pire.

En arrivant, elle a à peine le temps de serrer son fils dans ses bras que celui-ci s’élance, hésitant et tremblotant, vers l’inacceptable vérité.

De l’autre côté de la ville, dans une adorable maison toute en pierre éclairée par les éclairs qui illuminent le ciel, une clé tourne dans la serrure. L’homme qui entre à l’intérieur est trempé, le visage fermé. Ses vêtements sont encore tâchés de sang mais il n’a presque rien, juste quelques plaies ici et là. Il enlève ses chaussures et se dirige dans le salon.

« Maman ? Maman tu es là ? ». Une femme tressaillit sur son fauteuil. Elle c’est Maria. Et lui c’est Sandro.

« Maman ? Ça va ? ». Elle le regarde. Il se précipite vers elle et la sert dans ses bras. Mais Maria ne peut oublier ce qu’elle a vu un peu plus tôt sur son petit écran. Ces images qui la hantent depuis plusieurs heures... Son fils se détournant et abandonnant sa propre sœur. Sa fille. Elle le repousse, l’observe à nouveau et lui demande :

« Roxane ? ». Sandro est surprit par l’intonation de la voix de sa mère. Elle est stoïque, froide, presque sans émotion. Ses yeux le scrutent intensément avec une expression qu’il n’arrive pas à définir.

Il refoule les tremblements de sa voix, se concentre sur sa respiration, efface le visage de sa sœur. « Je sais pas Maman... J’ai pas de nouvelles... ». Le cœur de Maria se brise. Est-ce vraiment son fils qu’elle a en face d’elle ? Celui pour qui elle se bat depuis presque trente ans pour lui offrir la meilleure vie possible ? Celui qu’elle console, qu’elle conseille, qu’elle élève,... qu’elle aime depuis toutes ces années ? Non c’est impossible ! Qu’a-t-elle bien pu manquer pour qu’il en arrive là ? Pour qu’il devienne quelqu’un d’aussi égocentrique, prétentieux et tellement insensible au monde qui l’entoure...

« Je t’ai vu Sandro... J’ai vu les images à la télévision. ». Elle lâche ça comme une bombe sans le quitter des yeux. D’un coup les larmes coulent sur le visage de Maria. L’avoir en face d’elle lui est insupportable. Elle ne peut pas encaisser ça.

« Sors de chez moi... » lui dit-elle en sanglotant. Sandro ne bouge pas d’un iota. Il est abasourdit par la phrase qu’il vient d’entendre. Leurs regards se sondent une dernière fois, mais il ne dit rien. Il regarde sa mère le visage déconfit se retourner, puis disparaître dans l’escalier au fond de la pièce. Il ne vient quand même pas d’être viré de chez lui ? Par sa propre mère en plus ? Après plusieurs minutes de stupéfaction, il recule vers la porte et la claque derrière lui. Une dernière fois, il fera tourner ses clés dans la serrure pour enclencher le verrou, puis il disparaîtra. Seul, dans la tempête de la nuit.

À l’aéroport de Montréal, alors qu’Émilie, la psychologue, écoute depuis déjà vingt minutes une mère en larmes, un groupe de personne font bruyamment leur entrée dans la salle. Tous en costards, elle les reconnaît tout de suite. Ce sont les représentants de la compagnie aérienne. Ils se placent sur l’estrade, sortent une petite feuille et l’un d’eux, le visage fermé, s’avance.

On entendrait une mouche voler dans la salle. Tous retiennent leur souffle.

« Mesdames et messieurs. Nous venons à l’instant d’obtenir des informations depuis Paris et nous tenions à vous en faire part. Les opérations de sauvetage sont maintenant sur le point de se terminer. Nous avons eu une première liste de survivants. ». L’assemblée s’agite, des lueurs d’espoirs brillent dans leurs yeux, des sourires animent soudainement les visages. Mais l’homme continue et brise ce bref élan de joie.

« Attention. Cette liste est à prendre avec précaution et ce, pour deux raisons. La première, c’est que ne sont notés dessus que les passagers ou membres d’équipage qui ont été admis à l’hôpital. Cela veut dire que ceux qui ont quitté la place par leurs propres moyens n’y figurent pas. » Une réaction se fait entendre. C’est un homme qui hurle et laisse exploser sa colère : « S’ils avaient quitté la place par leurs propres moyens comme vous dîtes, ils répondraient à leurs téléphones !!! Arrêtez de nous prendre pour des cons et donnez-nous cette foutue liste !! ». L’homme en costume ne se laisse pas démonter. Il jette un rapide coup d’œil à ses collègues, qui d’un mouvement de tête, l’encouragent à poursuivre. Alors il reprend sa lecture, là où il s’en était arrêté :

« La deuxième raison qui me pousse à mettre en garde les proches des personnes figurants sur la liste, c’est qu’elles ont été enregistrées comme survivantes au crash de l’avion. Mais... Le rapport ne précise pas l’état de gravité de leurs blessures. Rien ne nous assure qu’au moment où je vous parle, tous soient encore en vie. » Un brouhaha se lève.

Il lève la main pour réclamer le silence et saisit la liste. Toute la salle est suspendue à ses lèvres, priant pour entendre un nom familier. « J’appelle les proches de : Marc Grellier... Anna Delcourt... Julie Rotaw... Margaux Tessault... Nina Cholet, ... ». Des larmes et des cris de joie explose parmi les familles qui reconnaissent le nom de leur enfant, de leur parent ou de leur ami. Trop vite, l’homme achève la liste. Il n’a prononcé que 18 noms... Sur les 112 passagers et membres d’équipage présents à bord, seuls dix-huit ont été admis à l’hôpital...

Les familles des rescapés sont rapidement emmenées dans une autre salle. Pour celles qui restent, c’est la fin de l’espoir qui les maintenait debout. La mère du jeune Mathéo est la première à craquer. Elle hurle à s’en briser les cordes vocales. Émilie accourt vers elle et la prend dans ses bras. Son véritable travail débute maintenant. Elle n’a plus peur, elle sait exactement ce qu’elle doit faire.

Faire accepter l’inacceptable. C’est la définition de son métier.

À l’hôpital de Paris, au service des soins intensifs, un steward tente de dialoguer depuis de longues minutes avec une jeune hôtesse de l’air, alitée. Avec son léger sourire, elle ne le quitte pas des yeux. Mais elle n’a pas prononcé un seul mot depuis son réveil.

« Anna. Anna je sais que tu peux parler. Je sais que tu en es capable. Je sais que tu me comprends. Anna je t’en supplie, dis-moi quelque chose, n’importe quoi ! » ...

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