5. Un morceau de nuage

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À l’avant de l’appareil, Anna et Julio ont repris leurs activités de PNC[1]. Ils servent de l’eau et une collation aux passagers. Peu d’entre eux ont faim, mais ils insistent. Il faut prendre des forces. De retour au galley[2], Anna tout sourire dit à Julio « Je n'ai jamais été aussi heureuse de faire la distribution des repas. Simple, rapide, efficace. Presque comme d’habitude ! ». Il aime cette manière qu’elle a de tout tourner en positif. Et son sourire qu’elle garde en permanence... Il faut qu’il se rende à l’évidence : il est complètement en train de tomber amoureux d’Anna. À chaque fois qu’il la regarde, il la trouve plus belle que la fois précédente. D’un coup une pensée lui vient... Si ça se trouve, Anna a déjà un copain qui l’attend chez elle... ! Il s’emballe, il s’emballe, mais il ne connaît rien de la vie personnelle de la jeune femme.

Pendant que Julio s’interroge, de nouvelles turbulences démarrent. Mais plus légères cette fois-ci. Ils attachent à la hâte leur chariot et se dépêchent de retrouver leurs sièges. Sans perdre son sourire, Anna annonce aux passagers : « C’est reparti pour un tour de manège, veuillez attacher vos ceintures et relever vos tablettes et dossiers. N’oubliez pas de bien serrer la main de votre voisin ! ». La cabine éclate de rire. Malgré la peur qui se lit sur les visages, Anna a encore une fois réussi à éviter la panique et à détendre les passagers pour quelques secondes.

Julio lui prend la main : « Je réponds à votre ordre mademoiselle l’hôtesse de l’air, je serre bien la main de ma voisine ! ». Anna rigole et lui serre la main de plus belle. Alors Julio lui demande : « Et toi ? C’est qui la première personne que tu serreras dans tes bras en descendant de cette avion ? ». « Mon frère. C’est l’homme de ma vie » répond-elle en souriant. « Et toi ? ». « Ma mère... C’est la femme de ma vie. ».

Tous deux éclatent de rire. Pendant quelques minutes, ils parlent de tout. De leur famille, leurs amis, leur métier, ce qu’ils aiment et ce qu’ils n’aiment pas, leurs passions,... Ils en oublient même l’avion, les terroristes, les turbulences et la mort qui les guette.

Anna aussi le trouve plutôt mignon Julio. Il a de grands yeux bleus-gris et de beaux cheveux noirs, légèrement bouclés. Un visage bien dessiné tout comme son corps qui se dessine sous son uniforme. Un parfait italien. Son léger accent dans la voix la fait chavirer. Elle a toujours eu peur du mythe du steward qui se tape toutes les hôtesses de l’air, mais avec Julio, elle se sent bien. Il la fait rire et la rassure. Elle prie intérieurement pour s’en sortir vivante et pouvoir passer plus de temps avec Julio.

De l’autre côté de la cabine, Mathéo déguste avec joie la glace que vient de lui donner Camille. Il rigole car Colette s’est dessiné une moustache avec la sienne. La vieille dame a épuisé sa réserve d’histoires du Père Castor mais elle est encore pleine d’idées pour faire rire le petit garçon. Elle a été enseignante en maternelle pendant plus de 30 ans. Les enfants, elle aime ça et a toujours pleins d’idées pour les occuper. Justement, elle vient de trouver un petit sachet ; elle dessine des yeux, une bouche, un tout petit nez et hop... La voilà qui enfile le sac autour de sa main et commence à faire parler la marionnette de fortune. Mathéo rit à en avoir les larmes aux yeux. Et son rire est communicatif, les passagers autour prennent plaisir à écouter l’histoire de Colette et se surprennent même à exploser de rire.

Seul Sandro ne quitte pas ses écouteurs. Il en veut à la terre entière. Pourquoi a-t-il fallu que cela tombe sur son vol à lui ?! Il ne comprend pas comment les autres passagers peuvent rire ainsi. La situation ne donne pas envie de rire. Il les trouve cons. Si lui il avait été à l’avant, il aurait su arrêter ces deux malades. Ça c’est sûr.

La petite Nina s’approche de lui. « Tu ne veux pas ta glace ? ». En effet, le jeune homme n’a pas daigné accorder un regard lorsque Camille lui a proposé une glace, elle l’a donc laissée sur sa tablette. Sandro regarde la petite fille. Accrochée à son doudou, avec ses deux nattes elle lui fait penser à sa sœur quand elle était petite... Les cheveux blonds en plus. Ça l’énerve. « Dégage ! ». La petite fille est surprise par cette violente réponse, elle reste d’abord statique puis éclate en sanglot. Camille se précipite vers elle et la prend dans ses bras. Elle la ramène à sa place à côté d’elle non sans jeter un regard mauvais à Sandro. Mais le jeune homme a déjà tourné le regard et reste fixé sur sa musique.

Olivier, le passager en fauteuil roulant, lui tend la sienne. La petite Nina s’empare de la glace et retrouve son beau sourire. Quelques minutes plus tard, elle grimpera sur ses genoux et lui demandera de lui chanter une chanson, puis s’endormira, blottie contre lui.

Anna est toujours en pleine conversation avec Julio quand un petit garçon vient la voir : « On peut rechanter une chanson ? ». Elle sourit « J’ai une meilleure idée, est-ce que ça te dirait d’avoir un petit morceau de nuage ? ». L’enfant ouvre des yeux ronds et sourit à pleine dents. Anna se lève. Elle va dans le galley, prend un morceau de carboglace (utilisée pour garder certains contenants au froid), le positionne dans un gobelet et verse de l’eau par-dessus. Elle a vu ça dans un livre, elle est heureuse de pouvoir enfin l’utiliser. Quand elle revient vers le petit garçon, elle lui tend le gobelet d’où s’échappe une fumée magnifique... Comme un échantillon de nuage ! Le petit garçon n’en revient pas, il ne peut détacher son regard de la fumée qui sort du verre. Comment a-t-elle fait ?

Elle lance un regard espiègle envers Julio qui ne peut s’empêcher le laisser échapper un « tu es magique ! ». Il n’en finit pas d’être impressionné par sa collègue. Alors pour profiter de ce moment de légèreté, il continue sur la voie d’Anna et entonne la mythique chanson d’Aladin. Il fait la voix de l’homme, Anna le suit et chante la partie féminine. C’est un vrai spectacle : les deux PNC dansent, chantent, incarnent leur personnage. Les passagers applaudissent à tout rompre. Même certains passagers à l’arrière passent la tête à travers le rideau pour regarder le show. Anna et Julio enchaînent sur les autres classiques de Disney ou d’autres dessins animés : la Petite Sirène, Pocahontas, Raiponce, les Aristochats, Hamtaro, le Livre de la jungle, la Belle et la Bête,... Tout y passe ! Anna a la tête qui tourne tellement Julio la fait danser et tourner. Mais elle ne veut surtout pas que cela s’arrête. Jamais. Elle veut graver cet instant, cette fraction de vie. Peut-être l’un des plus beaux moments de sa vie.

Sûrement l’un des plus beaux moments de sa vie.

Le plus beau moment de sa vie.

« Chers amis. Nous arrivons à destination. Enfin. Vous pouvez voir en bas la région parisienne. Il est temps pour moi de vous annoncer le but de notre voyage. J’ai été missionné pour envoyer cet avion sur l’un des plus beaux monuments de Paris... La Tour Eiffel. Je ne sais pas si nous arriverons à nous poser dessus, mais nous réussirons certainement à la détruire. N’ayez crainte, nous sommes guidés. C’est le plus beau jour de ma vie et je suis si heureux de le passer avec vous tous. On se revoit très vite. ».

Le silence se fait d’un coup dans la cabine. Tous s’arrêtent de chanter, Anna et Julio s’arrêtent de danser. Ils regardent par le hublot. Ils prennent conscience que l’avion est vraiment bas et que Paris se rapproche à grande vitesse. Le retour à la réalité est brutal.

Mais immédiatement, Anna et Julio tout comme Camille à l’arrière réagissent. Cette dernière s’empare du Public Address et annonce : « Que tout le monde se rassoit, attache sa ceinture bien serrée et se mette en position de sécurité. Les pieds et genoux serrés ou écartés comme vous le préférez mais croisez vos bras sur vos genoux et appuyez votre tête sur les avant-bras. Vérifiez la position des enfants qui se trouvent à vos côtés et surtout, SURTOUT, ne bougez plus de cette position jusqu’à ce qu’on vous le dise. Ça va allez, vous allez très bien vous en sortir. Tout le monde en position ! ».

L’avion tremble et secoue les passagers dans tous les sens. Anna prend la main de Julio. C’est pour bientôt. Elle imaginait que comme dans les films, elle aurait une vision générale de sa vie, mais rien. Elle n’arrive pas à penser. Elle tourne la tête vers le hublot et aperçoit la Tour Eiffel. Ça y est, maintenant tous les gens au sol doivent être au courant que cet avion a un réel problème. Elle pense aux piétons qui doivent se trouver en bas. Toutes ces femmes, ces hommes et ces enfants. Un avion qui s’écrase sur la Tour Eiffel fera des centaines de victimes et pas seulement les 112 passagers et membres d’équipage qui se trouvent à son bord. L’avion tremble toujours plus, elle entend les trains d’atterrissage qui viennent de sortir.

Elle ferme les yeux.

BOUM.

[1] PNC : Personnel Navigant Commercial (hôtesses de l’air et stewards).

[2] Galley : Office où les PNC préparent les repas, les boissons, etc.

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