Chapitre 17

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Le mois de septembre passa, laissant place à octobre. Les feuilles tombaient délicatement des arbres, se détachant des branches pour voleter dans les airs, jusqu’à se poser sans bruit sur le sol de la forêt. Un tapis de couleurs chaudes recouvrait les sentiers, accompagnant les promenades d’une mélodie de bruissements apaisants. Les flancs des montagnes s’étaient teintés d’une palette de couleurs automnales, offrant un paysage doux et réconfortant à qui prenait le temps de le regarder. Désormais, la lumière du soleil couchant donnait une teinte dorée aux feuilles, transformant la forêt en décor de conte de fées. Mais loin de ce royaume enchanté, enfermée dans le château de la solitude, Avril ne prêtait plus attention au temps qui passait.

La jeune fille ne se rendait plus à l’église, ni dans la forêt, se réfugiant dans un isolement inquiétant. Elle ne sortait plus que pour faire les courses ou pour accompagner Ronan à l’école et retourner le chercher le soir. Ce dernier mettait Avril à rude épreuve : il passait son temps à réclamer sa mère, et quand ce n’était pas le cas, il demandait à retourner à la maison aux lanternes ou auprès du père Mathieu, qu’Avril n’avait pas revu depuis leur discussion houleuse sur les bancs de l’église. « Je veux ma Maman ». « Je veux Bidouille ». « Je veux mes amis ».

« Je veux retourner dans la forêt ». « Je veux aller à l’église ». Cela se terminait toujours par une crise de colère, obligeant Avril à le punir avant d’aller s’enfermer dans sa chambre pour pleurer.

La nuit, des cauchemars la hantaient, l’empêchant de trouver le repos. Elle se retrouvait dans un endroit obscur, poursuivie par une silhouette. La peur la gagnait et elle dégainait une arme à feu, tirant sur l’inconnu. Elle se réveillait en sursaut lorsqu’elle découvrait le corps de sa mère, écroulé sur le sol.

Épuisée, Avril déambulait dans la maison, accomplissant les tâches autrefois effectuées par Isabelle. Ses traits s’étaient creusés, son teint avait pâlit. Le matin, lorsqu’elle se regardait dans le miroir, c’était sa mère qu’elle voyait. La lueur dans ses yeux avait également disparue, elle devenait à son tour un automate dépourvu de volonté.

Son beau-père buvait pour oublier Son chagrin face à la perte d’Isabelle, pour si peu qu’Il l’ait aimée. Cet alcool coulait en permanence dans Ses veines, Le rendant plus violent. Depuis quelques semaines, Il ramenait parfois d’autres femmes à la maison et passait la soirée enfermé dans Sa chambre. Avril préparait alors des sandwichs qu’elle mangeait dans le placard avec Ronan, les écouteurs dans leurs oreilles afin d’étouffer les sons de la chambre voisine.

Mais le reste du temps, Il la violait n’importe où dans la maison, n’importe quand. Dans la chambre d’Avril, sur le sol de la cuisine, sur le canapé, devant le frigidaire, pendant qu’elle faisait la lessive, dans la salle de bain, sur la commode du salon, sous la table, derrière la porte d’entrée, avant de partir à l’école. Dans la chambre parentale.

Comme chaque soir, Avril mettait la table pour le dîner, entendant d’une oreille les insultes qu’Il lui lançait depuis le canapé, comme un bruit de fond qui atteignait son cerveau sans qu’elle en distingue le sens. Elle Le voyait porter de temps à autre Son verre de rhum à la bouche, priant pour qu’Il avale de travers, qu’Il s’étouffe. Priant pour qu’Il crève.

— Bonne à rien, t’es même pas foutue de nous faire à manger à l’heure, ta mère était meilleure que toi. Cette conne était bien plus douée, je parle pas que de la maison. Une vraie chaudasse, tu lui arrives pas à la cheville. Sa bouche, ses seins, son cul, tout me faisait ban…

— Ta gueule ! cria Avril.

Elle posa les assiettes si brutalement sur la table qu’elles se cassèrent. Le silence suivi le bruit de vaisselle brisée. Avril écarquilla les yeux, sidérée par ce qu’elle venait de faire. Les mots étaient sortis tout seul, elle n’avait pu les retenir, comme une bouteille de champagne sous pression qui fait sauter le bouchon. Elle ne bougea pas, priant pour qu’Il n’ait pas entendu, qu’Il n’ait pas comprit, qu’Il ait déjà oublié, abruti par l’alcool. Elle ignore combien de temps ils sont restés ainsi, immobiles à quelques mètres l’un de l’autre.

Il se leva d’un coup, sautant sur Ses pieds avec une agilité déconcertante pour les litres de rhum qu’Il avait bu depuis le début de la soirée. Depuis le début de la journée.

Son verre tomba par terre, le liquide giclant sur le tapis. Dans la seconde qui suivit, Avril avait déjà traversé le couloir et refermait la porte de la chambre de Ronan, s’appuyant de toutes ses forces dessus. Le petit garçon leva les yeux vers sa sœur et comprit à son regard paniqué et aux coups contre la porte qu’il était l’heure de se cacher. Il pénétra dans le placard et referma la porte derrière lui.

Elle aurait pu se rendre dans sa chambre, rester dans la salle à manger, quelle que soit la pièce, le résultat était le même : une vague de violence l’attendait. Mais ici, elle était sûre qu’Il ne reporterait pas Sa colère sur Ronan. Elle pourrait l’en empêcher, l’intercepter, le protéger. Elle inspira profondément, s’écarta et relâcha sa prise, laissant la porte s’ouvrir violemment pour cogner contre le mur.

Le reste, elle ne s’en souvient pas vraiment, tout est allé trop vite. Une masse sombre s’est jetée sur elle et l’a ruée de coups. Elle est simplement restée recroquevillée par terre. Elle a peut-être pleuré, peut-être crié. Elle ne sait plus. Elle se souvient uniquement de sentir Ses pieds et Ses mains la frapper longtemps, partout. Le thorax, l’abdomen, les genoux, le dos, les hanches, le front, les jambes, les joues, les cuisses. Sa rage se déversait sur ce corps fragile, laissant Son empreinte sur chaque morceau de peau. Puis, Il partit.

Avril pleurait, des sanglots faisaient trembler ses épaules, son corps grelottait. Elle pleurait de douleur, de colère, de tristesse, de tout. Elle pleurait de tout ce qui lui avait donné une bonne raison d’avoir mal au cœur ces treize dernières années, depuis qu’Il était entré dans sa vie en fracassant la porte de l’innocence. Elle pleurait les larmes qu’elle n’avait jamais laissé couler, et toutes celles dont elle aura besoin plus tard.

La porte du placard s’ouvrit tout doucement, glissant sur les rails, poussée par une petite main. Ronan sortit lentement, ne voulant pas rompre le silence qui s’était installé dans la maison après les horribles cris que les écouteurs n’avaient pas réussi à couvrir. Il marcha à quatre pattes sur la moquette et se colla contre sa sœur, se glissant dans ses bras. Ignorant comment calmer celle qui l’avait toujours consolé, il raconta la seule histoire qu’il connaissait.

Il était une fois un petit prince qui habitait une planète à peine plus grande que lui, et qui avait besoin d’un ami…

Avril finit par s’endormir, son petit frère serré dans ses bras comme un enfant serre un doudou contre son cœur pour s’assurer que tout va bien, qu’il y a encore des arcs-en-ciel quelque part sur Terre.

Lorsqu’elle se réveilla, la pièce était plongée dans le noir. Hormis la respiration de Ronan et des ronflements plus éloignés, aucun bruit de résonnait dans la maison. Avril se leva péniblement, grimaçant de douleur. Elle tenta de porter son petit frère dans son lit mais ne parvint pas à le faire bouger d’un millimètre. Elle attrapa finalement l’oreiller qu’elle glissa sous sa petite tête blonde et le recouvrit de sa couverture avant de se rendre dans la salle de bain.

L’eau du robinet coulait en tourbillon rouge dans le siphon, emportant le sang séché. Le gant de toilette perdit de sa blancheur alors qu’elle le passait sous ses vêtements. Avril appliqua de la pommade sur ses bleus en se mordant les lèvres pour ne pas gémir. Levant les yeux, elle se retrouva face à son reflet dans le miroir. Son œil gauche était fermé, entouré d’une peau noire boursouflée. Sa lèvre supérieure était gonflée, déformée. Des entailles marquaient son front et ses pommettes. Les taches de rousseur avaient disparues, remplacées par d’autres marques.

Avril se laissa glisser contre la porte, choquée par la jeune fille qu’elle découvrait dans le miroir. C’était la première fois qu’Il laissait des marques sur son visage. Elle ne pouvait pas les cacher sous ses vêtements pour les oublier.

Face à elle, la baignoire vide l’appelait. Elle pensa qu’elle pourrait s’y glisser et rejoindre sa mère. Il n’y aurait alors plus de sensations de brûlure sur son corps, de déchirure dans son cœur. Ce serait si simple, juste une entaille sur ses poignets, un peu de douleur au contact de la lame. Mais que serait cette douleur comparée à toute celle accumulée dans son être au fil des années. Oui, ce serait si simple.

Avril se leva et sortit de la salle de bain. Elle se glissa aux côtés de son petit frère sur la moquette tachée de sang et posa la main sur la poitrine du petit garçon, sentant son cœur battre sous sa peau. Elle s’endormit au rythme des battements, s’accrochant à cette boule de vie qu’elle serrait contre son corps amoché.

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