Chapitre 36

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— Viens, je veux te montrer quelque chose, dit Tim en reposant doucement Avril sur le sol.

Il se dirigea vers la porte d’entrée et attrapa sa veste avant de sortir, laissant Avril seule au milieu de la pièce. Elle ne bougea pas, gardant les yeux rivés sur la porte toujours ouverte. Elle avait bien trop peur pour sortir, mais voulait également le rejoindre, savoir où il souhaitait l’emmener. Elle s’approcha de la porte et aperçu Tim qui l’attendait à la lisière de la forêt.

— Viens. Je ne te quitterais pas. Promis.

Entendant du bruit derrière elle, Avril se retourna et vit Bidouille s’approcher lentement. Il s’assit à côté d’elle et leva la tête pour la regarder. Ils restèrent un long moment ainsi, à se dévisager.

— D’accord, déclara Avril en s’adressant au chien, si c’est ce que tu veux.

Elle mit ses chaussures et attrapa un manteau au hasard parmi ceux suspendus dans l’entrée. Elle sortit après avoir récupéré un trousseau et éteint les lumières, Bidouille sur les talons. Elle ferma la porte à clef et rejoignit Tim. Ils s’enfoncèrent dans la forêt, main dans la main, le gros chien trottinant derrière eux.

Tim semblait savoir où il allait malgré l’obscurité qui les entourait. Avril se contenta de suivre la cadence sans poser de question. Elle sursautait à chaque petit bruit, bien qu’elle sache que son beau-père était désormais derrière les barreaux. La forêt était devenue une zone de deuil, le cocon s’était brisé. Chaque fois qu’elle se retournait, Tim lui caressait le dos de la main avec son pouce, la rassurant. Sans ce contact, elle aurait pris ses jambes à son cou depuis bien longtemps.

Après quelques minutes de marches qui semblèrent une éternité pour la jeune fille, des lueurs apparurent au loin, comme des petites lucioles qui dansaient à travers les arbres. Plus ils approchaient, plus elles grossissaient. Ils émergèrent des bois pour arriver dans une clairière où le village entier semblait s’être réuni. Tous tenaient une lanterne de papier à la main. Malgré le monde qui se trouvait là, aucun bruit ne brisait le calme de la nuit.

Tim entraîna Avril vers un petit groupe de personnes qu’elle reconnut à la lueur des bougies comme étant Raphaëlle, Etienne et Hippolyte. Posées sur le sol à leurs côtés se trouvaient deux autres lanternes, éteintes. Tim les ramassa et en tendit une à Avril, qu’elle tint de ses deux mains. Etienne fit craquer deux allumettes et alluma les mèches. Puis, ils restèrent immobiles, regardant Avril comme s’ils attendaient quelque chose, un signal. Même Bidouille ne bougeait plus, sagement assis à ses côtés.

— Je ne comprends pas, murmura-t-elle.

— C’est le père Mathieu qui a eu l’idée, répondit Raphaëlle en souriant. Il nous a simplement dit qu’il avait trouvé comment faire danser les étoiles. Il a dit que tu comprendrais.

Avril regarda autour d’elle. La boulangère se tenait aux côtés de son mari, à quelques pas du pharmacien, en compagnie du boucher. La fleuriste avait accroché quelques fleurs sur sa lanterne. Les gendarmes, dont le capitaine Moreau, formaient un petit groupe. Émile, le SDF, tenait son chien dans ses bras, ainsi qu’une lanterne fabriquée à partir de matériaux dégotés dans les poubelles du magasin de bricolage. La vendeuse de vêtements surveillait ses enfants du coin de l’œil, tenant la main de sa femme. Avril aperçut le père Mathieu un peu plus loin, seul, les yeux rivés sur sa lanterne.

Elle se tourna alors vers la sienne et observa longuement la flamme de la bougie dont les reflets dansaient sur les parois de papier. Ses mains ne voulaient pas lâcher cette lumière qui avait brillée pendant cinq courtes années dans sa vie. Mais elle savait qu’elle devait le faire, lâcher prise. Aucun retour en arrière n’était possible, rien de ce qui était arrivé ne pouvait être changé.

Avril leva les yeux vers le ciel étoilé. La nuit était fraîche et calme. Les arbres restaient silencieux, aucune brise ne faisait bouger les branches. Le ciel était dégagé mais la lune demeurait absente du paysage. Ils étaient entrés dans un autre espace-temps, celui des adieux.

Avril aurait voulu dire tellement de choses. Elle voulait serrer son frère dans ses bras, sentir son odeur de pomme et de pin, plonger son regard dans ses yeux de givre. Elle voulait le prendre par la main et l’emmener voir les kangourous, les forêts tropicales, les aurores boréales et la mer. Ils auraient fait le tour du monde et la lune aurait été le dernier de leur voyage.

Mais l’odeur de pomme et de pin s’était éteinte, les yeux de givre s’étaient fermés et il n’y avait plus de petite main à prendre pour faire le tour du monde. Il était parti tout seul, sans personne pour le rassurer. Si Avril avait dit au père Mathieu qu’elle ne croyait pas en la vie après la mort, il lui semblait maintenant impossible qu’une âme aussi vivante que celle de Ronan se soit simplement éteinte. Elle respira un grand coup, ravalant les larmes qui lui brûlaient la gorge et le cœur.

— Pardon, murmura-t-elle.

Et elle lâcha lentement la lanterne de papier, la regardant s’élever doucement dans les airs. Elle observa cette petite lumière s’envoler, espérant qu’elle le rassurerait, où qu’il soit. D’autres lumières s’envolèrent. Une, puis deux, puis cinq, puis treize, et tant et tant qu’elle ne pouvait plus les compter. Les étoiles s’étaient lancées dans un ballet somptueux.

— L’univers a été fait pour être vu de tes yeux, Avril Loiseau, ne l’oublie pas.

Tim adressa un clin d’œil à Avril lorsqu’elle le regarda, avant de se tourner vers le ciel. Elle repensa à ce qu’il lui avait dit quelques minutes plus tôt et son cœur se réchauffa. Elle aussi l’aimait. Oui, elle en était désormais sûre, elle aimait Tim. Elle ignorait combien de temps cela prendrait, mais elle le lui dirait un jour. Elle approcha sa main de celle du jeune homme et y entrelaça ses doigts. Il la regarda de nouveau, surpris.

Les yeux de Tim, bien qu’aucune larme ne coulât, étaient humides. Mais il souriait. Avril savait que cela aussi prendrait du temps. Sourire. Être heureuse. Mais elle finirait par y arriver. Elle l’espérait, le voulait. Pour cela, elle devait cependant faire ce qu’elle avait promis à Ronan. Elle serra un peu plus la main de Tim à l’idée des mots qui allaient franchir ses lèvres, ceux qu’elle avait retenu pendant si longtemps.

— Je veux partir.

Tim la fixa sans réagir avant de hocher doucement la tête. Ils se tournèrent de nouveau vers le ciel, observant les lumières s’envoler toujours plus haut. Pendant que le village contemplait les petits bouts d’amour qu’ils avaient envoyés à cet enfant qui leur avait tant souri, Avril plongea dans ses souvenirs. Le premier qui lui vint à l’esprit fut celui d’un petit garçon, en t-shirt et caleçon dans le ruisseau, l’eau coulant sur ses petits pieds. Un large sourire illuminait son visage, comme s’il venait de trouver le plus beau galet du monde.

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