Chapitre 33

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Après un détour par l’hôpital pour panser ses pieds et soigner son entorse, Avril passa la nuit au commissariat, à raconter jusque dans les moindres détails les derniers évènements, encore et encore. Elle répondit à des questions, signa des papiers, le tout de manière automatique, sans réfléchir, comme si elle n’était pas là. La plainte déposée quelques jours plus tôt joua en sa faveur, lui permettant de sortir à condition de ne pas quitter le village le temps de l’enquête. Retrouvée seule sur les lieux, elle était la principale suspecte. Le saccage de sa maison n’arrangeait pas les choses.

Tim passa la nuit dans le couloir, bouillant de colère et de regrets. Il aurait dû insister, les laisser seuls était une erreur. Il rumina dans son coin, attendant de pouvoir serrer Avril dans ses bras. Lorsqu’ils purent enfin rentrer, le soleil brillait dans le ciel et la vie avait repris son cours. Mais les habitants semblaient moins enthousiastes, les commerçants moins souriants et les rues moins peuplées. Les nouvelles circulaient vite dans un petit village comme celui-ci et la mort d’un petit garçon était rapidement passée d’une oreille à l’autre.

Les décorations de Noël étaient accrochées aux façades, attendant la période des fêtes pour s’illuminer. Ronan ne les verra jamais. Il ne fêtera pas Noël cette année. Ni le Nouvel An. Ni Pâques. Ni l’anniversaire de sa sœur. Ni le sien. Plus jamais.

Avril ferma les yeux pour mettre fin à ses pensées, mais le craquement sinistre qui avait retentit dans la forêt résonna derrière ses paupières. Elle les rouvrit et découvrit l’église, fermée. Ronan n’ira plus sonner la cloche, ramasser les tomates, allumer les cierges. Avril ne savait plus où regarder. Tout lui rappelait son frère. Tout, même rien.

Tim gara le camion devant la maison aux lanternes. Leurs amis les attendaient dans le salon, l’air hagard et les yeux rouges. Avril ne leur prêta pas attention et monta directement dans sa chambre. Elle se glissa sous les couvertures et, à défaut de pouvoir serrer son petit frère dans ses bras ou son doudou désormais conservé comme preuve par les gendarmes, elle colla le galet coloré contre son cœur et observa les branches des arbres.

Elle aurait préféré revivre encore et encore son enfance avec Lui. Elle aurait préféré l’éternité avec Lui, la frappant jusqu’au sang et la violant brutalement. Elle aurait préféré les insultes blessantes, les coups de poings, les pieds de chaise dans le dos, les brûlures de cigarettes, Son sexe dans son vagin. Elle aurait tout préféré, tout plutôt que cette douleur meurtrière, cette blessure invisible, cette cicatrice indélébile. Tout plutôt que ce trou dans le cœur, cette impression qu’on lui avait ouvert le ventre, vidé les tripes et laissée inerte, disséquée et sanguinolente. Tout plutôt que d’entendre ce craquement dans sa tête, encore, encore, encore et toujours. Tout plutôt que de voir son petit visage constellé de discrètes taches de rousseur heurter le sol parsemé de cailloux, encore, encore, encore
et toujours. Tout plutôt que de voir ses yeux de givre s’éteindre. Tout plutôt que de sentir son odeur de pomme et de pin disparaître. Tout, tout, tout plutôt que de savoir son petit frère mort.

***

Dans les jours qui suivirent, les gendarmes leur rendirent fréquemment visite, pour leur poser des questions, les informer de l’avancée des recherches ou simplement s’assurer qu’Il ne rôdait pas aux alentours. Ils firent également le tour du village afin d'entendre le plus de témoignages possible et perquisitionnèrent la maison aux lanternes ainsi que celle d'Avril.

Cette dernière ne quitta que peu de fois son lit, uniquement quand elle y était obligée ou que la douleur l’envahissait comme une vague, rendant toute immobilité impossible. Elle se levait alors, marchait en rond, se frappait la poitrine et criait jusqu’à ce que quelqu’un l’arrête, l’enlaçant jusqu’à ce que la crise passe avant de la raccompagner dans son lit.

Ses joues s’étaient creusées, des cernes avaient pris place sous ses yeux, la blancheur de sa peau s’était accentuée et son corps était devenu squelettique. Quand elle se regardait dans la glace, elle voyait de nouveau sa mère. La douleur de l’échec lui serrait alors un peu plus le cœur et elle se rallongeait sous les draps, le regard rivé sur l’extérieur, incapable de fermer les yeux au risque de revoir cette petite tête d’enfant heurter ce sol parsemé de galets meurtriers.

La nuit, lorsqu’elle parvenait à s’endormir, elle refaisait le même cauchemar. Perdue dans un espace obscur, elle levait le bras en apercevant une silhouette au loin et utilisait l’arme à feu qu’elle tenait à la main. Si elle avait été glacée d’effroi en découvrant son propre corps ou celui de sa mère dans ses précédents rêves, c’était désormais Ronan qu’elle tuait. Elle se mettait alors à hurler, réveillant toute la maison, jusqu’à ce que Tim parvienne à la calmer.

Ce dernier ne la quittait plus, gravitant autour d’elle, prêt à la rattraper à la moindre chute. Il dormait à ses côtés, ne la laissait jamais seule et la serrait dans ses bras pour absorber autant que possible sa détresse.

Bidouille couchait désormais dans la chambre d’Avril et la suivait partout, partageant sa douleur. Raphaëlle avait perdu l’appétit, Hippolyte pleurait sans cesse et Etienne débordait de culpabilité. Ses amis avaient beau lui répéter qu’il n’y était pour rien, il savait très bien que rien de tout cela ne serait arrivé s’il ne L’avait pas appelé, s’il ne L’avait pas guidé jusqu’ici.

Au cours d’une énième visite du capitaine Moreau, qui venait presque quotidiennement à la Maison aux lanternes pour prendre des nouvelles et les informer des avancées de l’enquête, il leur expliqua que le corps du petit garçon ne pourrait leur être rendu tant qu’Il n’aura pas été retrouvé.

— Mais dès que nous aurons mis la main sur votre beau-père, vous pourrez organiser l’enterrement, avait expliqué le capitaine Moreau pendant l’une de ses visites.

— Non. Il n’y aura pas de cérémonie, avait répondu Avril, les surprenant tous.

— Avril, il faut bien qu’on rende hommage à ton frère, avait murmuré Raphaëlle.

— Pour que tout le village vienne me dire combien ils sont désolés ? Qu’ils viennent mentir sur son cercueil, s’exclamer qu’ils n’ont rien vu, pleurer un petit garçon qu’ils n’ont jamais osé regarder dans les yeux ? Non. Ronan est mort. Une cérémonie n’y changera rien.

— C’est vrai, tu as raison. Mais tu sais ce qu’on dit, les enterrements sont surtout pour les vivants, pour les aider à faire leur deuil.

— Les vivants méritent de vivre avec cette douleur et cette culpabilité pendant le reste de leur vie. Je ne leur donnerai pas ça. Ni à eux, ni à moi.

Elle les avait laissés sur ces mots, remontant se coucher aux côtés de la mort qui la hantait. Quelques jours plus tard, Tim la rejoignit dans la chambre et s’assit près d’elle. Il regarda le soleil se coucher par la fenêtre, restant un long moment à ne rien dire avant de finalement se tourner vers elle.

— Avril, je viens d’avoir le capitaine Moreau au téléphone. Ils ont retrouvé ton beau-père. En fait, Il s’est rendu. Il ne peut plus te faire de mal.

Avril ne répondit pas, le regard toujours perdu dans le vague.

— Avril, tu comprends ? C’est fini maintenant.

— Pas dans ma tête, murmura-t-elle.

Tim était dépassé par la détresse de son amie. Il ne savait plus quoi faire, quoi dire.

— Ce n’est pas de ta faute tu sais. Tu as passé cinq ans à sauver ton frère, pendant cinq ans tu l’as protégé. C’est ça que tu dois te dire.

Avril se redressa et le regarda dans les yeux d’un air perplexe, comme s’il venait d’énoncer une énorme bêtise.

— Mais tu comprends pas ? C’est lui qui m’a sauvé ! s’exclama-t-elle. C’est lui qui m’empêche de devenir folle, qui m’empêche de me laisser envahir par cette rage. Je la sens en moi, prête à me bouffer. Mais il suffit que je le regarde pour qu’elle s’envole. Juste l’entendre respirer, ça me donne envie de le faire rire, de le rendre heureux. Y a que ça qui compte, le reste on s’en fiche. Y a que lui qui compte. Parce que quand je le regarde, quand je l’entends, je sais que la Terre continue de tourner, que tout est à sa place. Quand je le regarde, je me dis qu’il y a peut-être une chance pour que moi aussi, je trouve ma place et que mon cœur cesse de me faire aussi mal quand il bat. Tu sais, il est persuadé d’avoir trouvé un caillou qui contient l’univers. Je sais que c’est faux. Parce que l’univers, il est contenu dans un petit garçon. Les pétales de fleurs, les gouttes d’eau, les morceaux de bois, les brins d’herbe, les petites poussières, le pollen, le sable, la terre, les cendres, les étoiles, le soleil, la mer, les coccinelles, les feuilles, les oiseaux, l’écume, les galets, les couleurs, la peau, les particules, les bactéries, les cellules et tout ce qui vit, tout ça, c’est en lui. Il est fait de tout ça. C’est mon univers. C’est lui qui m’a sauvé. Sans lui, je serai morte. Tu comprends ? Je serai morte. Mais tu peux pas comprendre. Tu peux pas. Tout ce que tu vois, c’est un petit garçon. Mais moi je vois bien plus que ça. Je le vois pour ce qu’il est vraiment. Et il est tellement plus. Des fois je me dis que c’est une erreur, qu’il ne devrait pas être ici. Il est une chose beaucoup trop belle pour cette Terre. On ne le mérite pas. Je ne le mérite pas.

Avril s’interrompit, réfléchissant à ce qu’elle venait de dire. Les verbes, les conjugaisons, les temps se mélangeaient dans sa tête.

— Je ne le méritais pas, corrigea-t-elle en se rallongeant, le regard rivé sur les arbres. Je suis rien sans lui. Rien. Il suffit qu’il soit loin de moi pour que mon cœur recommence à me faire mal. Et là, j’ai envie de me l’arracher tellement ça fait mal. Cette douleur… J’y arrive pas sans lui. Putain, rendez-moi mon frère. J’ai mal. J’en peux plus. Arrêtez tout. Il faut que la Terre arrête de tourner, que les oiseaux arrêtent de voler, que le soleil arrête de se lever. Le pire c’est la lune, cette connasse qui continue de sourire dans le ciel. Pourquoi tout ça continue ? Ça sert plus à rien maintenant. Il est plus là. Le monde n’a plus besoin de se faire beau. Il faut que mes poumons arrêtent de respirer, que mon cœur arrête de battre. Ça sert plus à rien maintenant. J’y arrive pas sans lui. Putain, rendez-moi mon frère. Rendez-moi mon petit garçon.

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